«La vraie nature de Bernadette» de Gilles Carle

Yves Lever
Il y a quelques années, Gilles Carle disait que le Québec avait besoin d'un cinéma «en largeur» plutôt qu'«en profondeur», un cinéma d'exploration plutôt que d'introspection. Il en donne une brillante démonstration avec La vraie nature de Bernadette, film tout aussi «questionnant» que son titre.


Panoramique sur le pays réel
Par un curieux hasard, où nous avons reconnu un nouveau pôle de sensibilité, la plus grande partie du cinéma québécois se tourne actuellement à la campagne. Bernadette appartient à cette catégorie de films promenant des citadins à la campagne pour violer ou apprivoiser la nature, ou bien chercher dans le fleuve, les lacs et les yeux des gens des miroirs de leur «vraie nature».

Le bag hippie, l'exotisme, l'air pur, la tranquillité, la simplicité, le naturisme attirent Bernadette à la campagne. Comme les fruits (exotiques pour la région) qu'elle accroche aux arbres, Bernadette se promène d'abord dans un doux nuage idéaliste, entre deux airs, deux espaces, deux temps. Elle regarde tout, mais ne voit pas grand chose. Regard de photographe de cartes postales.

La caméra de Gilles Carle n'épouse cependant pas la naïveté de son regard. Dans un plan très amusant, la photographie d'une belle maison campagnarde placée juste devant l'objectif bascule pour laisser voir la maison réelle, abandonnée, décrépite, sale. Le ton est donné pour tout le film. La caméra se situe à ras de terre, du côté des habitants. Regard de propriétaire depuis longtemps acculturé à cet environnement. Regard de travailleur plutôt que de contemplateur, d'évaluateur plus que d'admirateur, de «cultivateur» et non de dilettante, de «permanent» un peu désabusé, non de touriste. Une musique alliant des sonorités nouvelles aux rythmes et modes les plus traditionnels vient souligner ce sentiment de possession, fait chanter ces airs qu'on a oubliés en ville, rétablit avec le spectateur la connivence d'un enracinement commun.

Connivence, oui; complaisance, non. Le panoramique découpe autant le très beau que le moins beau. Il ne suit pas une trajectoire continue pour dégager une cohérence dans un univers qui n'en a plus. La caméra se promène partout, regarde un moment, repart, découvre un nouveau personnage ou un nouvel objet, revient en arrière pour reprendre l'observation, rapporte une image et la juxtapose à une autre, admire ou rejette la juxtaposition, recommence. Elle rassemble des pièces, mais ne cherche pas trop à composer une mosaïque. Elle réunit les morceaux brisés d'un miroir, mais précisément parce que le miroir est brisé, il ne réfléchit plus la pureté des lignes, il n'en donne que des reflets fragmentaires.

De cette «bataille» d'images résultent un humour assez exceptionnel, un naturel bouillonnant de vie, l'exubérance d'une naïveté acceptée, des rencontres heureuses (et parfois malheureuses) de personnes et d'objets: Bernadette et Thomas, la fraîcheur de Bernadette et les «vices» farfelus des vieillards, la soupe et la confiture, le syndicalisme et la fête, les miracles et les fusils, la psychologie et les superstitions, le naturisme et l'insémination artificielle, la mustang-auto et le mustang-cheval sur une même image, les avions et les poules, etc.

Le pays réel est rapaillé, constaté dans ses accords et ses contradictions. Et la constatation se change en contestation.


La vraie nature?
Quand elle met les pieds sur terre, elle découvre que les feuilles multicolores recouvrent souvent une bonne couche de boue, que des effluves de m... traversent souvent l'air pur de la campagne, que la tranquillité n'existe nulle part, que la simplicité des gens n'apparaît qu'occasionnellement et toujours comme une victoire sur la complexité de la vie.

À son tour et un peu malgré elle, Bernadette reprend ce regard.

La quête de la vraie nature se transforme alors en la reconnaissance de plusieurs natures vraies. À travers la découverte du pays réel multiforme, Bernadette découvre la multi-dimensionnalité de sa «vraie nature». Elle est à la fois Bernadette Brown, citadine en rupture nostalgique de mariage, locataire dans son propre pays devenu état américain; Bernadette Bonheur, propriétaire terrien, enracinement d'habitant et de coureur des bois, libre amoureuse de la terre et des gens, mère de famille nombreuse dont les fils ne tournent pas tous bien; Bernadette «Soubirous», révélateur de structures religieuses persistantes, provocatrice de «miracles» par sa simplicité et sa pureté originelles, miroir de l'authenticité et contestation des superstitions. Pour les fermiers des environs, elle devient aussi une Bernadette «Devlin», porte-étendard de la révolution commencée, dépassement de la force par la fragilité, liaison de la passion et de l'intelligence dans la lutte.

L'écrivain Jacques Ferron parle du Québec comme d'un «pays incertain ». Un film comme La vraie nature de Bernadette rapaille des petits bouts de certitudes, mal assurées encore, mais bien vivantes. Si on juxtapose ces petites certitudes à celles des cinéastes Perrault, F. Dansereau et Labrecque, celles des romanciers Hébert, Ferron et Lévy-Beaulieu, des poètes Miron, Vigneault et tous les autres, une mosaïque originale de témoignages prend forme, une grande certitude commence à sourdre: «On est pogné, mais on va s'en sortir» (Y. Deschamps).

Autres articles associés à ce dossier

À lire également du même auteur

«Réjeanne Padovani» ou la conscience dans le béton
Compte rendu du film Réjeanne Padovani de Denys Arcand qui brosse un portrait peu flatteur de la classe politique d'une époque qu'on espère révolue.

«Gina» de Denys Arcand
Critique du film Gina de Denys Arcand parue dans la revue Relations en 1975. On y retrouve également une analyse du contexte de la production cinématographique de l'époque et des défis auxquels les cinéastes sont alors confrontés (censure, pass

La dynamique cinématographique de 1958-1969 - 4e partie
Ce texte est tiré du livre Le cinéma de la Révolution tranquille de Panoramique à Valérie, étude réalisée en 1990-1991 et publiée à 300 exemplaires par l'Institut québécois du cinéma et le cégep Ahuntsic. Le corps de l'ouvrage est const




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?