Lucas avant Star Wars - Lettre ouverte à un grand artiste ruiné par la fortune
Cher Monsieur Lucas,
Deux clans, hélas, ont coutume de se disputer la Critique cinématographique : les courtisans et les régicides. Les premiers flattent le Roi pour s’attirer ses bonnes grâces, les seconds le poignardent pour lui succéder sur le Trône ou bien, pour le plaisir dérisoire de lui faire payer ses privilèges. J’ai l’honneur de n’appartenir à aucun de ces cercles infernaux. Les sombres raisons du Pouvoir m’écoeurent. Seules importent à mes yeux les lumières de la Passion artistique. C’est précisément au nom de ces chauds rayons de la Sensibilité que je m’adresse à vous. Loin des outrages et des flagorneries d’usage, j’aimerais vous dire une vérité qui, à mon sens, vous fait cruellement défaut. Bien des barrières nous séparent mais j’ose croire, envers et contre toutes les nécessités de la Vie, que ma sincérité de pur amateur me permettra de les surmonter.
Pour le commun des spectateurs, votre œuvre se résume à la Guerre des étoiles. Ce sentiment est légitime, en dépit du fait qu’il soit infondé : la trilogie Star Wars, que vous avez dirigée de main de maître de 1977 à 1983[1], a fait votre fortune et a marqué la mémoire collective au-delà des frontières et du Temps. Qui n’a jamais rêvé de détenir la Force du Jedi et de mouvoir les objets au gré de son esprit ? Qui n’a pas été émerveillé à la vue des deux soleils de Tatooïne, de la lune forestière des Ewoks, des glaces immaculées de Hoth ou encore, de la cité céleste sur laquelle règne le bouillant Lando Carlrissian[2] ? Qui n’a désiré vivre dans cet univers infini, où les exoplanètes ne sont plus une abstraction éthérée mais une réalité tangible ? Comment ne pas envier ces peuplades innombrables qui, non contentes de voyager à la vitesse de la lumière, traitent d’égales à égales au mépris absolu du racisme ordinaire ? Vous étiez alors au sommet de votre art. Vous saviez mieux que quiconque élaborer des intrigues simples et efficaces, où le Bien et le Mal s’affrontaient dans des batailles homériques. Vous aviez l’intelligence de ne pas succomber au manichéisme, vous qui prêtiez à vos héros les plus intègres la tentation permanente de l’obscur. Par-dessus tout, vous n’aviez pas votre pareil pour enfanter des personnages attachants. Luke, le preux, Solo, le ruffian au grand cœur, Leïa, la princesse volcanique, Yoda, le sage facétieux, Obiwan, le chevalier Shakespearien, C3-PO et R2-D2, les androïdes plus humains que nature et Vador, le Seigneur des Ténèbres hanté par l’Ange de la Bonté, ont ainsi intégré le monde de nos songes[3]. Rétrospectivement, ces êtres d’exception vous ont donné le satisfecit le plus gratifiant qu’un créateur puisse espérer : avoir accompli le prodige de rendre l’Imaginaire crédible.
La guerre des étoiles (Star Wars) épisode IV - Un nouvel espoir (A New Hope)
Vous étiez fort jeune à cette glorieuse époque et pourtant, vous n’étiez plus un novice. Vous aviez déjà officié – que dis-je ? – vous aviez déjà excellé à deux reprises. THX 1138 fut votre premier long-métrage[4]. Votre ami Francis Ford Coppola produisit cette œuvre singulière, aux confins de la Science-Fiction et de la Contre-Utopie. En tant que débutant, vous auriez pu choisir un sujet conventionnel et dénué de risques. Vous n’en avez rien fait. Vous avez courageusement choisi de défier les valeurs dominantes de votre pays, en proposant une vision dantesque de la Société de consommation. Vous avez saisi le caractère potentiellement infernal de ce système avec une maestria confondante. Votre film n’est pas l’un de ces vains brûlots, destinés à s’éteindre dès la fin de la projection. C’est une métaphore aussi noire que puissante du Fordisme et du Taylorisme triomphants, c’est une fable pénétrante sur les limites de l’American Way of Life.
Ce mode de vie, tel que vous le représentez, est un théâtre d’ombres. Ses acteurs, robots de chair et de sang dont l’esprit se meurt à petit feu, n’ont pas de noms mais des matricules. Ils n’existent pas, au sens Sartrien du terme, ils produisent et consomment. Ils sont des ouvriers enfermés dans une fourmilière géante, ils sont des esclaves qui ont aliéné leur individualité au profit d’une Collectivité omnipotente. Votre héros, THX[5], a toujours survécu ainsi. Il n’a jamais eu d’autre horizon que son labeur de technicien et sa cellule de moine. Cependant, une étrange sensation d’inconfort le taraude et le différencie dangereusement de ses contemporains élevés au lait empoisonné du conformisme : sa besogne quotidienne lui pèse de plus en plus et sa colocataire, la troublante LUH[6], lui inspire un désir charnel que la Communauté et ses impératifs de productivité condamnent sans réserve.
THX1138
C’est ici, cher George Lucas, que se manifeste une part essentielle de votre génie. A travers la crise morale de votre personnage principal, vous décrivez en effet le malaise de toute une Civilisation. Plus subtilement encore, vous reprenez la pensée de Noam Chomsky et montrez, en quelques séquences formidablement épurées, les leviers qu’actionnent les zélateurs du consumérisme pour obtenir l’assentiment et la docilité du citoyen ordinaire. Ces mécanismes de défense, aussi redoutables que sournois, apparaissent en arrière-plan du sombre itinéraire de THX. Tous portent un nom familier à l’Humanité Post-Moderne : Religion, Antidépresseurs, Media, Police. Tous ont l’aspect faussement amical des traîtres authentiques, qui ourdissent dans l’ombre des complots machiavéliques. Ainsi, le Clergé souligne perfidement dans ses confessionnaux les mérites supposés du travail et de la consommation à outrance. Sous couvert d’apporter le Paradis à domicile, les sédatifs annihilent toute forme d’esprit critique chez ceux qui ont la faiblesse de les ingérer. La Télévision divertit non pas pour être sympathique au Spectateur, mais pour détourner son attention de sa pitoyable condition[7]. Les forces de l’ordre, androïdes inhumains au ton outrageusement cordial, ont enfin pour fonction première de traquer ceux qui n’adhèrent pas au dogme officiel.
Est-ce à dire que selon vous, George Lucas, l’Homme d’aujourd’hui et de demain est voué à une sorte d’incarcération perpétuelle ? En vérité, vous n’avez rien d’un apôtre du fatalisme. Vous prêchez même, dans votre film, pour une révolte immédiate. Fidèle à vos procédés scénaristiques et esthétiques, vous propagez cette idée en privilégiant la simplicité. Vous réduisez les dialogues et les décors au strict minimum, afin de donner la parole aux corps et aux espaces. A l’appui de votre discours éminemment subversif, vous placez ainsi l’intrépide THX dans un endroit totalement vide et blanc. Cette zone spartiate, réservée aux déviants que la Communauté ostracise à la manière de l’Athènes antique, a une signification d’une rare profondeur. Elle incite à penser que la Société de consommation est une prison dont les barreaux sont essentiellement psychologiques. Cette vision merveilleusement dépouillée appelle une seule conclusion : il ne tient qu’à nous de recouvrer notre liberté, en faisant tomber les murs factices que les bénéficiaires du système économique et politique ont érigés autour de nous. THX applique ce mot d’ordre à la lettre. Affranchi des déterminismes physiques et mentaux qui l’enchaînaient, il s’évade sans grande difficulté de sa prison et finit par goûter aux joies inestimables de l’autonomie. En chemin, il apprend que son dieu n’était qu’une chimère au service des puissants et que le puritanisme qui l’avait empêché d’aimer LUH n’était qu’une fiction, destinée à la maintenir dans les fers d’une morale tendancieuse.
American Graffiti
Votre propos, cher George Lucas, n’est pas sans rappeler ceux que tenaient le cinéaste Britannique Lindsay Anderson[8]. Il évoque plus généralement la Contre-Culture Américaine et la vague contestataire qui a déferlé sur les années 1960. Cette capacité à établir une relation entre un récit fictif et un contexte historique est l’une de vos qualités majeures. Elle se retrouve au sein de votre deuxième chef d’œuvre : American Graffiti. Dans ce film à la légèreté trompeuse, vous ne décrivez pas l’Enfer mais deux jardins d’Eden que vous avez eu le privilège de fréquenter simultanément : l’Adolescence et les Sixties. Qu’est-ce qu’avoir dix-sept ans ? A cette question d’apparence anodine, vous apportez des réponses d’une grande finesse, en narrant quelques heures de la vie d’un groupe de lycéens arrivés au terme de leurs études secondaires. Etre un « teenager », dîtes-vous dans cette chronique écrite à l’encre de l’Affection, ce n’est pas traverser en grimaçant un âge ingrat, comme ont coutume de le professer ceux qui, depuis longtemps, ont perdu de vue les rives de la Jeunesse. C’est, au contraire, vivre un âge d’or dont les richesses ne se mesurent pas en argent mais plus sûrement, à l’aune de la splendeur des sentiments. L’Adolescence, nous rappelez-vous dans votre portrait aux tonalités autobiographiques, est ainsi le temps béni de la Camaraderie. Vos héros, Laurie et Curtis Henderson, John Milner, Terry Fields dit « la Grenouille » et Steve Bolander[9] ne font rien qui soit de nature à démentir cette assertion. Unis par les liens particuliers que seule sait nouer une longue scolarité commune, ils sont comme les cinq doigts d’une main que tout être doté d’un cœur aurait envie de serrer.
Ces anges de la Vie ont ceci d’enviable et d’admirable qu’ils entonnent, à l’unisson, un hymne permanent à la Joie. Leur existence paraît se défier de toute forme de pesanteur. Ils ne marchent pas sur les mornes plaines de la Contingence, ils planent au-dessus d’elles. Ils chantent, ils dansent, ils refont le monde à leur guise et n’hésitent pas à se lancer dans des virées nocturnes à faire pâlir de jalousie tous les saints de l’Insomnie. Parce qu’ils ne sont pas encore majeurs, ces grands enfants sont certes soumis à un certain nombre d’entraves et d’interdits. Carol[10], l’encombrante passagère de l’impétueux John Milner, ne cesse ainsi de se plaindre de l’autoritarisme de ses parents. De même, Terry Fields enrage de ne pouvoir acheter la bouteille de whisky dont il rêve, lui qui voit en l’alcool un moyen idéal de démontrer sa virilité à ceux qui raillent son physique disgracieux. Néanmoins, tous ces jeunes démons irrésistiblement sympathiques n’ont que faire des carcans de la Société. Leur attrait immodéré pour la Route est le symbole éclatant de leur liberté. Tels de petits cousins de Jack Kerouac, ils la sillonnent jusqu’au bout de la nuit et savourent sans modération la volupté de n’obéir à personne d’autre qu’à soi-même. John Milner, le prince du volant, est le plus emblématique de ces admirateurs de l’asphalte. Clone de James Dean, ce rebelle sans cause se défie aussi bien des policiers que des chauffards qui veulent lui faire concurrence. A bord de son bolide aux courbes improbables, il est un géant dont la fureur de vivre est la seule et unique loi. Peu lui importent la prison, l’hôpital et la morgue que lui promettent, tour à tour, ses courses folles dans les rues de la ville. Ce qu’il désire, par-dessus tout, c’est goûter à la substantifique mœlle de l’Instant. En cela réside le charme irrésistible de l’Adolescent : il dédaigne Hier et se moque de Demain, pour ne s’intéresser qu’à Aujourd’hui. N’en déplaise aux condescendants, il a les moyens de ses sublimes ambitions. Son âge, étrange intermédiaire entre la puérilité et la mâturité, lui permet de jouir des avantages des adultes en évitant l’essentiel des inconvénients de l’Enfance. Mieux, il peut se comporter en homme tout en échappant aux responsabilités inhérentes à ce statut. Dès lors, il peut passer outre la Raison et s’abandonner à la grâce des Sentiments.
American Graffiti
Cette dérogation aux principes supérieurs de la Nécessité explique que l’Adolescence soit le temps des grandes passions. Steve Bolander et sa tendre Laurie en témoignent avec force. Malgré les querelles, la tentation de l’infidélité et les chemins divergents d’un Destin qui entend les séparer, ils restent fiancés et se jurent de s’aimer d’un Amour infini. Le cas de Curtis Henderson est toutefois plus édifiant encore. Le jeune amateur de Littérature est en effet capable de remuer ciel et terre pour retrouver la blonde mystérieuse qui, au détour d’une rue, lui a furtivement laissé croire qu’elle avait pour lui les yeux de Chimène. N’écoutant que ses transports amoureux, il explore frénétiquement les artères de la cité jusqu’à ce qu’enfin, il puisse caresser son divin Graal. Curtis pourrait fort bien être pathétique ou ridicule. Il n’est pourtant ni l’un, ni l’autre. En réalité, il a dans son âme juvénile un trésor que les esprits vieillissants ne possèdent plus : le Romantisme.
L’erreur classique des hagiographes et des thuriféraires de toutes natures est de peindre l’objet de leurs apologies d’une seule et même couleur. Vous connaissiez, Monsieur Lucas, ce vice récurrent des artistes médiocres. Vous saviez, en dépit de votre brève expérience de la Création, que la Beauté avait besoin de contraste pour donner sa pleine mesure. Aussi, vous avez habilement consenti à mettre cette touche de noirceur dans votre paradis en Technicolor : l’Adolescence est un âge des contraires où s’opposent, dans une lutte déchirante, la volonté farouche de demeurer soi-même et le désir incoercible de grandir. Cette zone d’ombre, universelle et intemporelle, est la source d’une douloureuse indécision que vous cernez superbement. Curtis Henderson et Steve Bolander sont en effet confrontés à une alternative éminemment symbolique : rester auprès des leurs ou partir à l’Université. Le dilemme est cornélien. Il l’est d’autant plus que l’Adolescent « ne se connaît pas lui-même », pour reprendre une terminologie Socratique. Il a besoin de sonder son esprit, de chercher ses inclinations profondes et de mettre ses sensations à l’épreuve de la Vie. C’est précisément ce que fait Curtis, l’irrésolu chronique. Avant de prendre sa décision, il met à profit la nuit qui précède son départ théorique pour interroger les adultes. Il s’enhardit au contact du Gang des Pharaons et va jusqu’à demander conseil à Wolfman Jack, le disc-jockey le plus apprécié de son époque. Sa quête initiatique est tantôt drôle, tantôt émouvante, tantôt périlleuse. Elle lui impose de rudes épreuves mais au-delà de ses aspects rébarbatifs, elle donne toute sa saveur à sa condition d’être humain en construction.
American Graffiti
Cette marche vers le Progrès entre merveilleusement en résonance avec les années 1960, le second paradis que vous, George Lucas, vous avez fait vœu de porter à l’écran. Vous connaissez parfaitement cette période bénie. Etant né en 1944, vous avez eu la chance de la vivre pleinement. Fort de cette expérience, vous rappelez aux générations du SIDA, des guerres et des crises économiques à répétition que les Sixties, épicentre des « Trente glorieuses », furent une ère de beauté, d’insouciance et de gaîté. Ces traits de caractère transparaissent remarquablement dans American Graffiti. Ils ne donnent pas lieu à une description positive, ils se signalent négativement, à travers une ambiance qui ne laisse aucune place aux trois piliers de la vie post-moderne : la précarité, la peur du lendemain et la morosité.
Ce temps de la félicité absolue coïncide avec deux âges d’or qui, par la magie de l’image et du son, deviennent les principaux protagonistes du film. Le premier est celui de l’Automobile. La Voiture, alors, n’était pas considérée comme un vulgaire objet de pollution ou comme un simple moyen de transport. Pontiac, Thunderbirds et autres Cadillac étaient autant de joyaux que chacun exhibait fièrement, pour montrer à tous l’étendue de sa puissance, de son audace et de son indépendance. Une carrosserie était plus qu’un habillage métallique, elle reflétait la personnalité de son propriétaire. John Milner en administre la preuve. En pilotant un bolide à nul autre pareil, il entend marquer sa singularité et son refus catégorique de céder au conformisme.
L’autre apogée que vous évoquez, cher Monsieur Lucas, est étroitement lié au précédent. Qu’écoutent en effet tous les jeunes qui circulent dans la ville enfiévrée ? Du Rock and Roll, c’est-à-dire, la musique qui célèbre l’épanouissement des sentiments individuels et la fin de la dictature des conventions. Wolfman Jack, D.J. insaisissable qui œuvre dans une semi clandestinité, est le porte-parole de ce mouvement à mi-chemin de l’Art et de la Politique. Il ne se contente pas de diffuser, soir après soir, les disques des chanteurs les plus applaudis du moment. Ce grand prêtre des nuits endiablées fait de Buddy Holly, de Fats Domino, de Chuck Berry, de Bill Haley, de Del Shannon, de Buster Brown, des Beach Boys, des Crests, des Regents, des Clovers, des Diamonds ou encore, des Platters, les auteurs d’un cantique extatique à la gloire de la Jeunesse triomphante – cantique dont Johnny Burnette a immortalisé le refrain : You’re sixteen, you’re beautiful and you’re mine.
American Graffiti
Si elles se sont achevées dans le tumulte de la contestation, les années 1960 ne sauraient pourtant se réduire à un foyer de sédition. American Graffiti le démontre à merveille. La décennie enchanteresse qui sert de cadre à son intrigue apparaît ainsi comme une période fondamentalement pacifique, où la vigueur et l’enthousiasme ne se confondent jamais avec la violence meurtrière et la brutalité aveugle. Les délinquants qui traversent le film sont autant d’illustrations de ce phénomène saisissant. Il suffit en effet de les regarder un instant pour constater qu’ils suscitent essentiellement le rire. Le fait que John Milner mette un point d’honneur à ne jamais payer ses contraventions relève par exemple du pied de nez humoristique. De façon similaire, Jo[11], le chef des Pharaons, n’est qu’un jeune imbécile qui croit, le plus sérieusement du monde, que tous les garçons de la ville ont l’ambition secrète d’intégrer son gang de petites frappes. Quant à Bob Falfa[12], la « terreur du bitume » qui s’enorgueillit de son œil bovin, de ses chants douteux et de son pendentif en tête de mort, il nous incite à rendre grâce à Dieu d’avoir fait en sorte que le ridicule ne tue pas…
D’aucuns, cher George Lucas, tirent argument de ce tableau idyllique pour vous intenter un procès en incohérence. Ils arguent du fait qu’il n’existe pas de lien thématique entre l’Eden d’American Graffiti et l’Enfer de THX 1138. Ils se font fort d’expliquer que ce défaut d’unité manifeste est à l’origine de vos silences artistiques. Il est cependant permis de penser que ces esprits chagrins font fausse route. Souscrire à leur thèse reviendrait en effet à oublier un élément capital : les paradis que vous avez soigneusement reconstitués sont voués à se perdre. Ainsi, vous n’avez pas la naïveté de croire que l’Adolescence est éternelle. Vous la présentez comme un printemps éphémère, qui n’a que l’effacement et la nostalgie pour destinée. Steve Bolander est conscient de cette fragilité fondatrice. Exaspéré par l’indécision chronique de Curtis Henderson, il s’écrie à pleins poumons : « Tu n’auras pas dix-sept ans toute ta vie ! » John Milner pressent également cette fatalité du néant. L’âme en peine, il fait tout son possible pour prolonger sa dolce vita provinciale, au mépris de ses camarades en partance pour les métropoles de l’Est. « J’ai bien l’intention de rester ici et de continuer à rigoler ! » dit-il à qui veut l’entendre. Hélas, il ne peut ignorer qu’il est une idole crépusculaire. Il sait que demain, le Temps le rattrapera et le fera déchoir de son piédestal. Curtis, son ami, arrive à des conclusions analogues à l’issue de ses folles pérégrinations nocturnes. Il comprend que son existence présente n’a plus rien à lui offrir et que l’heure est venue de faire face à l’avenir. Telle est la raison pour laquelle il prend la décision de partir et de laisser, derrière lui, les images de son radieux passé. Ceux qui se refusent à l’imiter, dans l’espoir illusoire de démentir les tristes évidences de la condition humaine, paient cher le prix de leur audace. Steve, l’ancien ambitieux qui préfère finalement sa dulcinée aux études supérieures, devient ainsi un petit agent d’assurances dans la bien nommée Modesto[13]. Quant à John, le dieu des voitures de course, il trouve la mort dans un accident provoqué par un ivrogne.
Le doux rêve s’est évanoui. Avec lui, suprême affliction, c’est la splendide innocence des Sixties qui s’en va. Wolfman Jack et Terry Fields sont les funèbres incarnations de cette décomposition annoncée. Le premier en est réduit à se terrer dans un studio obscur, pour cacher à ses fans qu’il est vieillissant et désenchanté[14]. Le second est appelé à disparaître au Vietnam, dans une guerre dont les nuages noirs, déjà, s’amoncèlent à l’horizon.
American Graffiti
Une scène intimiste entre ombre et lumière ainsi qu’un bref carton final vous suffisent, Monsieur Lucas, à exprimer ces vérités tragiques et complexes. Vous êtes coutumier de ces ingénieux procédés. L’économie de moyens est en effet le sceau majestueux de vos années fastes. Elle a fait votre force, votre génie, votre universalité. Jadis, vous saviez que la restriction budgétaire est à l’Artiste véritable ce que la Dictature est à la Métaphore : une alliée exigeante mais fidèle, qui bannit la facilité et oblige à exploiter toutes les ressources de l’Imagination. En vous souvenant de ce principe aussi paradoxal que fondateur, vous avez déjoué les pièges du grand spectacle pour vous concentrer sur l’essentiel: les personnages. THX 1138 et ses décors réduits à leur plus simple expression constituent le plus beau témoignage de cette aptitude, imprégnée d’intelligence et de lucidité, à hiérarchiser les valeurs narratives. En dépit des apparences, les épisodes IV, V et VI de la Guerre des étoiles obéissent à une logique identique : ces films entrés dans la légende du Septième Art ne cèdent pas au charme vénéneux de la pyrotechnie audiovisuelle, ils relatent une tragédie en trois actes, où les manipulations de l’image servent l’intrigue sans jamais l’occulter.
Que n’avez-vous fait de même une quinzaine d’années plus tard, pauvre Monsieur Lucas ? Dans la seconde trilogie Star Wars, les trucages naguère opportuns se sont effacés devant des myriades d’effets spéciaux dont la vocation, effroyable outrage au Cinéma en général et à vos admirateurs en particulier, est de masquer la faiblesse de l’histoire, la médiocrité des personnages et l’indigence des dialogues. Qu’est-il donc advenu de votre sagesse de bon créateur ? Serait-elle soluble dans les flots d’espèces sonnantes et trébuchantes qu’ont fait jaillir vos travaux de producteur ? Je n’ose le croire et pourtant, je me souviens avec amertume qu’à la fin du siècle dernier, vous avez rajouté des scènes inutiles à La guerre des étoiles, à L’Empire contre-attaque et au retour du Jedi, à seule fin de rediffuser des longs-métrages déjà exploités et d’empocher à peu de frais des bénéfices substantiels. Je me rappelle avec consternation que THX, autrefois héros d’un chef d’œuvre, est devenu un simple morceau de la constellation d’entreprises que vous possédez. Vous avez certes produit des films mémorables. Steven Spielberg, heureux père d’Indiana Jones, peut en témoigner. En vivant par et pour le Dollar, vous vous êtes cependant fourvoyé[15]. Au fond, vous êtes à l’image de Curtis Henderson, à la fin d’American Graffiti : l’avion qui devait vous mener à la gloire vous à fait perdre une richesse irremplaçable.
La guerre des étoiles (Star Wars) épisode I - La menace fantome (The Phantom Menace)
Mais je m’égare, moi aussi. Ce qui a été perdu peut toujours être retrouvé. Tout n’est qu’affaire de volonté. Par conséquent, je vous supplie d’abjurer le démon de l’argent et de redevenir, sans délai, le grand cinéaste que vous avez été. Vous objecterez, non sans raison, que je suis bien petit pour donner des leçons à une personnalité de votre envergure. Vous me permettrez donc de donner le dernier mot à Jean-Jacques Rousseau, esprit si puissant qu’il continue à faire autorité par-delà les siècles : « La fortune que l’on possède est une libération, celle que l’on poursuit est une servitude ».
Jean-Philippe Costes
[1] Précisons que George Lucas a réalisé le premier épisode de la série et supervisé la mise en scène des deux suivants, confiés à Irvin Kershner et Richard Marquand.
[2] Alias Billy Dee Williams.
[3] Ces personnages sont interprétés par Mark Hamill, Harrison Ford, Carrie Fisher, Frank Oz, Alec Guinness, Anthony Daniels et Kenny Baker. David Prowse et James Earl Jones ont respectivement donné leur corps herculéen et leur voix de stentor au sulfureux Vador.
[4] Le film fut tourné en 1971 et se solda, en dépit de ses immenses qualités, par un échec commercial.
[5] Robert Duvall.
[6] Maggie McOmie.
[7] C’est le sens même du mot « divertir ». Blaise Pascal l’explique magistralement dans ses Pensées.
[8] Voir notamment If…, long-métrage très subversif tourné en 1968.
[9] Alias Cindy Williams, Richard Dreyfuss, Paul Le Mat, Charles Martin Smith et Ron Howard. Notons que ce dernier, héros de la célèbre série télévisée Happy Days, est devenu l’un des réalisateurs les plus en vue de Hollywood.
[10] MacKenzie Phillips.
[11] Bo Hopkins.
[12] Alias Harrison Ford, qui tenait là son premier rôle au Cinéma.
[13] Théâtre de l’intrigue, cette bourgade Californienne est également la ville natale de George Lucas.
[14] Cette impression de déliquescence est accentuée par le fait que l’animateur est interprété par Wolfman Jack lui-même, une dizaine d’années après l’apogée de sa carrière.
[15] A telle enseigne qu’en 2003, George Lucas s’est vu décerner le Razzie Award du pire scénario pour L’attaque des clones (Attack of the Clones), le deuxième épisode de la seconde trilogie Star Wars.