Le Faust et le Don Juan de Lenau

Amédée Lemoine
Il y a, comme le remarque Taine, dans chaque période de la littérature européenne, un personnage régnant, un homme qui occupe la scène et auquel les spectateurs accordent le plus d'intérêt et de sympathie. Après la Révolution au commencement du XIXe siècle, ce rôle est tenu par Werther, René, Manfred, « le cœur inassouvi, vaguement inquiet et incurablement malheureux ». Le poète s'efforce de donner dans la peinture de son héros l'expression d'un état des mœurs et des esprits dans la société où il vit. Les figures créées par son génie, il en trouve les traits et en lui-même et dans la foule de ses contemporains. Il peut aussi exploiter et féconder une antique légende pour lui imprimer une plus large et plus haute signification, et, en altérant sa simplicité. naïve, la mettre au niveau des intelligences plus raffinées de son époque; mais le but reste toujours d'approprier la tradition populaire à de nouveaux besoins d'esprit plus complexes.

Faust est, lui aussi, un personnage régnant. Mais, chose curieuse et un peu surprenante, don Juan même peut revendiquer sa place parmi les héros du siècle, dans la littérature philosophique et triste qui s'est développée en même temps en France, en Angleterre et en Allemagne.

Ce sont ces deux caractères dans Lenau, le premier poète lyrique de l'Autriche, que nous voudrions essayer d'étudier. Si nous les réunissons ici dans le même titre, c'est parce qu'ils se correspondent et s'opposent l'un l'autre, non comme des antithèses vivantes, mais comme deux branches d'une seule et même plante. Marquons d'abord ces rapports.

B. Auerbach, traitant du pessimisme et en particulier du pessimisme de Lenau, les formule ainsi dans un langage assez obscur : « Correspondant à sa triple essence, il y a surtout trois sujets que le pessimisme (Weltschmerz, douleur du monde) choisit, dès qu'il se prend à une matière objective, et qu'il varie seulement avec des noms et des couleurs qui diffèrent : Faust est la dissonance métaphysique, Ahasver la dissonance historique (Weltgeschichtliche) et don Juan la dissonance sociale. » Laissons de côté Ahasver qui ne nous intéresse pas ici.

La légende de Faust représente l'homme dans ses rapports avec le supra-sensible, et montre que franchir les bornes imposées par Dieu à l'esprit conduit à la perte. La légende de don Juan représente l'homme dans ses rapports avec le terrestre, et montre que franchir les bornes imposées aux sens par Dieu et la société conduit également à la perte. La première dépeint l'aberration de la pensée, la seconde les excès de la sensation, et ainsi se complètent les deux légendes.

Goethe a réuni dans son héros ces deux tendances, mêlé ces deux natures, mais pour les séparer ensuite et les diriger vers un but supérieur. Faust, amant de Marguerite, est un don Juan plus timide, qui dans la fièvre même de la passion garde la noblesse de son caractère et de ses sentiments. Faust, amant d'Hélène, est un don Juan dégagé des liens de la chair, et, dont l'amour presque immatériel, s'élève à la hauteur d'un symbole et d'un culte tout artistique de la beauté pure.

Grabbe, un dramaturge de l'école romantique, traite dans un seul drame les deux légendes, en mettant aux prises pour la possession d'une belle le vieux docteur et le jeune débauché.

Enfin Lenau, dans deux poèmes qui s'opposent et se répondent, prête à ces deux personnages son âme troublée, et se peint lui-même dans ce que les contradictions de la nature humaine ont de plus poignant et de plus dramatique.

Mais cette dualité ne se montre pas seulement dans deux hommes très différents l'un de l'autre; elle existe dans chacun d'eux en particulier, si bien que, dans Lenau, Faust a des élans de sensualité qui le rapprochent de don Juan, et don Juan des réflexions et des doutes où l'on pourrait reconnaître la pensée de Faust. D'où vient cette antinomie, sinon de ce qu'à tous deux s'impose la solution du même problème qu'ils cherchent d'abord, l'un dans la méditation et la science, l'autre dans le tumulte des passions : Nous vivons, quel est le but de la vie ? Où est le bonheur? Quelle en est la route ? Il serait difficile que dans cette poursuite du but, dans cette recherche du bonheur, ils ne se rencontrassent point en quelque endroit. S'il est plusieurs façons de comprendre et d'expliquer la vie, tout le monde est d'accord pour ne pas la comprendre et ne pas l'expliquer. Très variées sont les formes de l'activité humaine qui aboutissent à la négation de la volonté de vivre, comme dit Schopenhauer; mais le désir de ne plus s'agiter vainement dans le vide est le même. Les cœurs de don Juan et de Faust battent à l'unisson, au moment où ils vont cesser de battre ; leur pessimisme, fruit d'un apprentissage différent de l'existence, est identique.

« Faust, dit Lenau, est un poème de Goethe, mais Goethe n'a pas eu pour cela le monopole du sujet. » Et il a raison. C'était aussi l'avis de Goethe : « Byron m'a pris mon Faust et l'a fait sien. » Un sujet n'appartient pas plus à celui qui l'invente ou le découvre qu'à celui qui s'en empare après d'autres pour le marquer de son empreinte personnelle.

Le Faust de Lenau contient un mélange de formes lyriques, épiques et dramatiques, que la critique a été presque unanime à blâmer. Mais Lenau répond justement en disant que « dans un tel sujet il ne faut considérer que l'unité psychologique et métaphysique ». Le Faust de Goethe n'embrasse-t-il pas d'ailleurs tous les genres de poésie? - Malgré des banalités et des faiblesses, le Faust de Lenau est l’œuvre d'un vrai poète par la profondeur et la sincérité du sentiment autant que par la richesse et l'éclat de la langue.

Nous indiquons d'abord, sans compter quelques emprunts de détail, les principales ressemblances inévitables entre ce poème et le premier Faust de Goethe. (La scène intitulée : la visite, Faust et son famulus dans une salle d'anatomie, le maître maudissant le sort du chercheur dont toute la science ne suffit pas à apaiser le moindre doute; le disciple heureux de la moindre découverte, qui vante l'existence tranquille et estimable du savant, et vénère la nature jusque dans son silence, interrompus dans leur entretien par l'arrivée de Méphistophélès; - une autre scène : la danse, dans un cabaret de village ; enfin quelques vers du monologue final.) Ces ressemblances n'ont pas échappé à l'auteur, mais elles sont purement extérieures, et proviennent de certaines situations qu'il était presque forcé d'accepter. De quelque façon qu'on traite le sujet, Faust est toujours le docteur vieilli dans son laboratoire, triste et las de ses vaines recherches, qui signe un engagement avec le diable et qui abandonne ses livres et ses cornues pour se mêler avec lui au train varié du monde.

Mais Lenau, en adoptant le point de départ de Goethe, nous présente un Faust nouveau. Son oeuvre est la peinture d'un état d'âme persistant, d'une crise prolongée, d'un conflit entre la nature et la science d'un côté et de l'autre les désirs, les besoins du cœur et de l'intelligence de l'homme. Son Faust, initié par le diable à la vie réelle, mais toujours aussi inquiet, dupé à la fois par les choses qui lui refusent le bonheur et par son compagnon qui ne lui donne pas la vérité, arrive de lui-même à une conclusion philosophique qui rompt son pacte et le délivre de ses tourments : le suicide. - Mais cette théorie n'est pas du goût de Méphistophélès, et il s'empare de l'âme qui lui appartient.

Tout autre est le développement des deux drames de Goethe. Faust, sceptique, désenchanté, ayant maudit l'or, la gloire, l'amour, l'espérance, la foi et la science, s'engage au diable par dégoût de toutes choses, sans rien attendre en échange de son âme qu'il livre, seulement pour exercer son activité, « car il faut à l'homme une activité sans fin ». Il n'est pas question ici pour lui de bonheur : « Je me voue au vertige, aux jouissances les plus âcres, la haine qui aime, le découragement qui relève. Mon sein, guéri de la fièvre du savoir, n'est désormais fermé à aucune douleur; et toute jouissance départie à l'humanité, je veux la ressentir dans le plus intime de mon être, saisir ce qu'il y a de plus sublime et de plus profond en elle, amonceler dans mon sein tout son bien et tout son mal, et de la sorte étendre mon propre mal jusqu'au sien, puis, comme elle, me briser à la fin. » Faust alors, après bien des erreurs et des fautes, se dégage peu à peu des misères des passions, et conçoit enfin la sagesse véritable qui est le libre exercice de l'activité bienfaisante. C'est dans le pressentiment d'une telle félicité sublime qu'il goûte l'heure ineffable et meurt. Il est sauvé, et la parole du Seigneur est réalisée : « S'il me sert aujourd'hui dans le trouble, je veux bientôt le conduire à la lumière. » Toute l'existence de Faust aux côtés de Méphistophélès est une épreuve que Dieu permet pour exciter et pousser à l’œuvre l'activité de l'homme prompte à se ralentir.

L'ouvrage de Goethe, dont l'intérêt dramatique faiblit jusqu'à devenir nul à mesure que les passions s'apaisent ou s'épurent dans l'âme de Faust, dont l'inspiration sereine est, dans la seconde partie, d'un sage impassible plein de confiance dans l'ordre du monde, est donc, en ce sens, un poème optimiste. - Le Faust de Lenau qui, par la débauche et l'assassinat, aboutit au suicide et à la damnation, nous laisse l'impression d'un poème horriblement pessimiste, le poème d'un homme qui vécut dans la fièvre du doute et dans le désespoir, pour s'éteindre dans une maison de fous.

Voici un très bref résumé de l’œuvre:

Faust, pour échapper à ses angoisses, est sur le point de se précipiter dans un abîme du haut d'un pic; il est retenu et sauvé par la main invisible du diable. Nous le retrouvons dans son laboratoire, où Méphistophélès lui offre de lui donner ce qu'il cherche en échange de son âme. « Ce qui vous chagrine, lui dit-il, c'est que des forces vigoureuses travaillent en vous, sans vous permettre un regard curieux dans l'atelier. Que vous importe d'où viennent ces forces et comment elles vous donnent ce que votre existence réclame? L'esprit doit ressembler à un grand seigneur à qui ses sujets fournissent le nécessaire, mais qui ne désire pas voir comment ils élèvent les troupeaux et cultivent les champs... La science qui se nourrit de cadavres, ne vaut pas la peine que votre nez en soit incommodé. » L'ennemi de Faust, c'est son créateur; il se cache, et se moque des appels désespérés de l'homme. Pour qu'il se montre, il faut faire irruption dans son mystérieux camp retranché, le forcer à rompre son silence obstiné, et conquérir la vérité par le crime.- Un moine qu'il rencontre dans une forêt lui conseille de revenir à l'Église ; mais Faust a résolu de chercher du côté de l'Enfer le mot de délivrance qui ne tombe pas du ciel, et il signe le marché proposé par Méphistophélès. - Un ami de jeunesse tente inutilement de l'arracher à son désespoir, et le supplie d'épouser sa jeune sœur qui l'adore en secret. Mais Faust ne veut des embrassements d'aucune fiancée. « Ma vie, répond-il, est une lutte sauvage; un fils qui me ressemble ne sortira pas de mon sang empoisonné de haine. » Et il s'enfuit avec son compagnon. Le plan de Méphistophélès est, après l'avoir séparé du Christ, de le délivrer de la nature, de mettre à toute réconciliation entre elle et lui l'obstacle du meurtre, jusqu'à ce qu'il reste seul avec lui-même: alors, il sautera dans le cercle, il allumera autour de lui sa flamme, et sa victime, courant çà et là dans le brasier, sera le scorpion de son propre cœur. - Faust, initié d'abord à la débauche de la taverne, séduit une nonne et noie l'enfant qu'il en a eu; il séduit ensuite une noble jeune fille dont il tue le fiancé. Toujours misérable et désolé, après un pieux pèlerinage au tombeau de sa mère, il s'embarque sur l'Océan, espérant que les voyages à travers « ce cimetière éternel où rien ne fleurit et où rien ne se fane » dissiperont ses derniers chagrins. La tempête le jette sur un rivage, où l'un des matelots, pressé par lui de questions, lui expose un athéisme grossier qui ne peut encore apaiser ses doutes. C'est alors que seul, dans la nuit, sur un rocher, au milieu de l'ouragan, il se trouve uni à Dieu et à la nature, et conclut sa profession de foi panthéistique en se plongeant un couteau dans le cœur.

Le Faust de Lenau est le poème de la révolte contre le catholicisme et de la damnation, écrit par un catholique devenu incrédule malgré lui; et Faust, c'est Lenau lui-même. « Faust, dit A. Grün, le biographe et l'ami de Lenau, qui fut aussi un poète remarquable, est une divine comédie de la conception moderne panthéistique et sceptique du monde. »

Faust a été un fils de l'Église. Mais quel enfant terrible! Et que de chagrin il préparait à sa mère ! Dès l'âge le plus tendre commence à poindre son esprit d'insubordination. Pascal disait : «L'homme veut faire l'ange.» Faust ne se contente pas à si bon marché. Quelle pensée l'occupe, alors qu'à côté du prêtre il sert la messe et balbutie des mots latins qu'il ne comprend pas ? S'agenouiller devant l'image de Dieu offense déjà sa fierté; - c'est une atteinte à sa dignité, à sa valeur; car pourquoi ne serait-il pas Dieu lui-même? Voilà un début qui promet.

L'orgueil est le trait essentiel de son caractère. Cherche-t-il Dieu? Non, ce n'est pas là sa souffrance. S'il pouvait seulement oublier qu'il est créature ! Au milieu de la tempête, sur le vaisseau prêt à s'engloutir, il s'écrie vers les nuages : « Fais ce que tu veux avec la nuit de ton ouragan, ô roi des mondes; je brave ta puissance. Mon corps est ici à deux pas de l'abîme ; mais la tempête réveille en mon esprit la force originelle qui est éternelle, comme toi et du même rang, et je maudis la destinée qui m'a fait créature. »

Mais cet orgueil est facilement vaincu, et ce fier courage a des faiblesses d'enfant. Faust s'attendrit, pleure, se repent, puis a honte de ses larmes, et ainsi se prolonge cette incertitude douloureuse, jusqu'à ce que la lumière tant désirée vienne éclairer son. esprit. C'est précisément cette « superbe diabolique » dont il est possédé et où Méphistophélès l'enfonce encore davantage, qui l'amène enfin au panthéisme libérateur. « Si le Christ est Dieu, et si je marche sur ses pas, je ne suis que le soulier que son pied remplit, fût-ce sur le chemin du ciel. Si la nature est Dieu, je ne suis qu'un canal dont elle se sert pour l'espèce tout entière; je n'ai ni but particulier, ni fixité, ni droit, et je disparais bientôt sans laisser aucune trace.... Je veux affirmer ma personnalité... Suis-je immortel ou non? Si je suis immortel, je veux conquérir et embrasser le monde, lutter pour mon royaume contre. toutes les puissances, jusqu'à ce que je pose sur ma tête la couronne des dieux. Et si je meurs tout entier, eh bien! je ne veux pas agir comme si ma force m'avait abandonné. Non : je me consume moi-même dans mon rayon; je me brûle moi-même comme Sardanapale, avec tous les trésors de mon âme, en goûtant la joie de savoir qu'ils ne seront jamais remplacés.»

Le poème commence avec la crise qui va jeter Faust dans les bras du diable. Seul, sur la montagne, il cueille des plantes qu'il foule aux pieds après un rapide regard ; elles ne révèlent pas leur secret. Il écrase mille insectes, parce qu'ils ne lui trahissent rien de leur création. Il écoute monter de la vallée le tintement des cloches et les chants lointains de l'église. « Oh! dit-il, ces voix qui partent de la vallée me pénètrent comme un cri d'amère angoisse. Là, en bas, des voyageurs vont à travers le désert, les voici qui s'agenouillent sous une tente improvisée, dans une petite église, et les abandonnés pleins d'inquiétude appellent un guide pour qu'il se montre enfin. Leur désespoir en vain prie, maudit, pleure, le guide ne leur apparaît jamais, jamais. » Le dernier fil de la foi se rompt. Dès ce premier morceau : «Promenade du matin », les apostrophes, du poète marquent l'esprit et le sens de l'ouvrage. « Ô jouis de la claire lumière du soleil, regarde avec joie son enfant, la plante silencieuse, l'alouette des Alpes, qui s'élance solitaire sur les montagnes neigeuses qui percent le ciel! Laisse ton cœur frissonner aux souffles de la montagne, et ils emporteront. ton injuste tristesse ; ne laisse pas brûler dans ton cœur le désir enflammé d'arracher son secret à la création! » Nous sommes en présence du Lenau encore croyant et du Lenau incrédule. Dans le conflit que l'on soupçonne, c'est le dernier qui l'emporte, mais non sans efforts, non sans regrets; et si le scepticisme remplace la foi, il n'apportera ni le bonheur ni le calme de l'âme. Il ne faut jamais oublier que Lenau fut élevé dans le catholicisme, que le catholicisme domine et explique l'ouvrage. Ce besoin de pénétrer les mystères de la nature, de résoudre le problème de la destinée humaine est coupable, parce que la solution est ajournée au delà de cette vie. Méphistophélès le sait, si Faust l'oublie, et c'est en vertu de la loi catholique qu'il saisit sa proie. Le désir de connaître le vrai absolu n'est pas étouffé en Faust au moment où il se tue; il a pris seulement une autre forme.

Dieu ne répond pas aux supplications des fidèles. « La création s'obstine dans son silence, montre et brouille les traces de la vérité, l'infini tient l'homme prisonnier. » La science est un passe-temps de fous, si bien qu'un cadavre éclaterait, s'il pouvait rire, en voyant un anatomiste interroger un mort sur la vie. « Prie, dit la religion, la prière seule est écoutée. » Mais la prière est un découragement insensé. Si Dieu est celui qu'on voit, il est pourtant seul à se voir dans sa maison. - Tu ne peux le trouver que par sa force seule, et tu dois t'unir à l'Église. - Mais la foule, répond Faust, est aussi misérablement impuissante, quand chacun est privé de la vérité. La science qui garde son secret pour moi quand je suis seul, cessera-t-elle d'être muette au milieu d'une multitude? Dieu attend-il, pour se faire entendre, semblable à un chanteur ambulant, que la chambre soit pleine? - Faust a désormais renoncé à Dieu. La nature exercera-t-elle sur son âme une action bienfaisante? Non; Faust est coupable d'un assassinat. La nature, autrefois son amie, lui devient étrangère ; elle s'est détournée et fermée pour lui. La fleur le repousse, car la fleur dit : Tu ne tueras point. Il se sent exilé du printemps. - Mais le meurtre n'est-il pas la vieille loi du monde? Sans meurtrier, la mort est-elle possible?- Pourtant sa conscience lui dit que l'homme seul peut tuer : les arbres, les pierres, tout dans la nature est pur et innocent. - A ce moment, Faust est isolé dans l'univers, aux côtés de son tentateur. L'orgueil reprend le dessus et lui dicte la résolution suprême : « Tout cela n'est-il pas le fantôme d'une imagination troublée? Est-il vrai que je sois seul, séparé des choses? Non, je suis étroitement uni à Dieu et de toute éternité, je suis Dieu lui-même, et Faust n'est pas mon vrai moi. Ce Faust qui se livrait à la science, ce Faust qui s'engageait au diable, sa vie et toute la vie des hommes, les occupations du bon comme du méchant, le diable lui-même auquel le méchant s'est abandonné, tout cela n'est que la conscience obscurcie de Dieu, un cauchemar, l'écume bigarrée et passagère de la mer profonde. Et si un homme, comme Faust, met au monde un enfant, c'est un rêve qui succède à un rêve. Dans chaque enfant, dans chaque aurore rougissante, la fantaisie de Dieu se rafraîchit. Et si un homme, comme Faust, tue son semblable, c'est un rêve qui efface un rêve. - Viens maintenant, esprit de malice, je me ris de toi. Esprit de mensonge, je me moque de notre engagement, qu'un fantôme a conclu avec un fantôme. Entends-tu? Nous sommes séparés dès cette heure. Trop noir et trop misérable pour être réel, je suis un rêve joyeux, coupable et triste, et je me rêve un couteau dans le cœur. »

Si Faust n'a pas de Marguerite, c'est que Lenau n'a voulu montrer dans ce poème qu'un côté de l'humanité. Il nous représente l'autre dans don Juan. D'ailleurs, la première période de la vie de Lenau est un renoncement presque ascétique ; dans la seconde se réveille en lui le besoin d'aimer; ce qui nous explique pourquoi il écrit un Faust dans sa jeunesse et un Don Juan dans son âge mûr. « Don Juan, dit Grün, devait être le complément de Faust. La tendance spiritualiste incarnée là dans le caractère principal devait trouver ici son contraire, la tendance sensualiste. Les deux moitiés séparées de cet être double, Faust-don Juan, devaient précisément, en se trouvant placées l'une devant l'autre, comme les deux hémisphères réunis d'une même planète, gagner réciproquement cohésion, harmonie et plénitude. Il est impossible de méconnaître les rapports réciproques de ces deux oeuvres, et elles trouvent leur explication logique aussi bien dans la matière qu'elles contiennent que dans l'idée particulière et compréhensive (Weitumfassenden) que le poète se fait de la vie. »

Lenau n'a pas voulu peindre, après Tirso de Molina et Molière, le grand seigneur de la tradition. Voici en quels termes il définit lui-même son héros. « Mon don Juan n'est pas un homme passionné, éternellement à la poursuite des femmes. Ce qu'il y a en lui, c'est le désir de trouver une femme qui soit pour lui l'incarnation même de la femme, qui le fasse jouir en une seule de toutes les femmes de la terre qu'il ne peut posséder en tant qu'individus. Il passe de l'une à l'autre, il ne trouve pas la femme; c'est pourquoi le dégoût le prend enfin, et le dégoût est le diable qui l'emporte. » Don Juan est encore, comme Faust, Lenau lui-même dans la poitrine duquel habitaient ces deux âmes de Goethe.

La légende rapportait les faits suivants : Don Juan Tenorio, fils d'une noble famille, impie et débauché, tue le vieux comte Gonzalo de Ulloa dont il a enlevé la fille. Le cadavre est enterré dans la chapelle du cloître de San-Francisco, et une statue orne le monument funèbre. La haute naissance du meurtrier le soustrait au bras de la justice. Mais les moines parviennent à l'attirer dans le monastère et vengent par sa mort le meurtre du comte. Ils font alors courir le bruit que la statue, outragée par les propos impies de don Juan, l'avait saisi et précipité dans le feu de l'enfer. - A cette légende s'en ajoute plus tard une seconde. Don Juan de Marana conclut un pacte avec le diable, mais, au moment d'enlever une nonne, il a une vision qui lui montrait ses propres funérailles; il se repent, se fait moine, et ordonne que son corps soit enseveli sous les dalles de la cathédrale, pour y être foulé par les pieds des fidèles. - Le dénouement de la première légende, que don Juan soit égorgé par les moines ou périsse dans les bras brûlants de la statue, fait de ce conte l'histoire vulgaire du libertin puni. Mais une fin fantastique n'est pas une explication, à peine une conclusion. Don Juan, arrêté en pleine carrière par une mort subite, n'est que la moitié du personnage, et non pas la plus intéressante. La deuxième légende marque, il est vrai, un progrès sur la première, en ce sens que le drame y apparaît, par une péripétie unique, la conversion du pécheur. Mais, ici encore, la morale catholique reprend ses droits, et cette vision soudaine, imprévue, n'est qu'une autre forme de l'intervention divine.

Lenau écarte de cet impie toute influence religieuse, toute action extérieure de la Providence ; il nous le montre livré à lui-même, victime de ses passions, ouvrier de sa destinée. C'est bien là en effet un trait de l'art et de l'esprit moderne, que de déplacer la fatalité d'en haut qui résidait dans l'Olympe ou dans le ciel chrétien, pour la faire descendre ici-bas et la mettre au cœur même de l'homme qui devient ainsi son propre justicier.

Le poème dramatique de Lenau n'est pas à proprement parler un drame. Il est écourté, et la composition en est très lâche. Il y a des hors-d’œuvre qu'on pourrait supprimer sans nuire à l'ensemble. (Prospero et Maria; - Le rut; - La scène du cloître.) Mais le Don Juan de Molière n'est-il pas une suite de tableaux à peine reliés entre eux? Cependant, il n'y a aucune interruption de dialogue, aucun récit comme dans Faust. Il y a une exposition (première scène) et une conclusion amenée par tout ce qui précède. On retrouve dans ce poème les qualités du Faust à un degré supérieur : si les expressions sont parfois un peu crues, le style en général est plus serré et plus énergique.

Don Juan rencontrant à la ville son frère Diego, qui, au nom de leur père, vient lui demander comment il emploie sa jeunesse, méprise ses prudents conseils, et lui expose son plan de vie « toujours en avant vers de nouvelles victoires». Accompagné de Marcello et de douze jeunes filles déguisées en pages, il se rend à cheval dans un couvent, y reçoit l'hospitalité, débauche les religieux, et attire ainsi sur eux la vengeance du prieur qui met le feu au monastère. Nous le voyons dans le jardin du comte Prospero, séduisant sa fille Maria par des flatteries hyperboliques, puis au bal, fascinant avec un cynisme étrange une dame masquée. Clara, plus perspicace, lui dit un dernier adieu, pour ne pas attendre son dégoût et don Juan la quitte pour Anna. Puis, c'est Isabelle qu'il possède par surprise à la faveur de la nuit. Don Juan, qui semble vouloir que tout aime autour de lui, sauve un coq de bruyère en amour, au moment où Antonio, époux d'Isabelle, s'apprête à le tirer. Ils se battent, Antonio tombe. Il arrive un soir au cimetière, et raille la statue du gouverneur qu'il a tué. Il revient enfin dans sa maison, mais le plaisir est mort pour lui ; «le joyeux don Juan s'est retiré du monde, le triste don Juan est son héritier». Don Pedro, le fils du gouverneur lui amène ses victimes, des femmes et des enfants, et lui demande raison de ses crimes. Don Juan, comme un prévoyant bourgeois, a écrit son testament, où il assure le sort de celles qu'il a délaissées. Il le confie à don Pedro, et se laisse tuer sans combat. - Telle est la matière sèche du poème.

Le don Juan de Lenau est le libertin débauché de la tradition, doublé d'un philosophe. Les raisonnements de l'un, loin de tempérer les excès de l'autre, vivent avec eux en parfait accord. Dans Molière, où le héros appartient à un pays et à un siècle de foi, l'épicurisme de don Juan, pratiqué avec désinvolture dans ce qu'il offre de plus séduisant aux sens, se tient en dehors de toute métaphysique, et son athéisme sans consistance n'est qu'une manière de jouir de la vie en pleine sécurité. La conscience, le remords, la crainte d'une vie future et d'une justice supérieure sont des obstacles dans la poursuite du plaisir que son esprit frivole supprime en n'y pensant jamais. Son incrédulité ne devient agressive que si on la provoque, elle ne se montre que pour démolir la superstition d'un Sganarelle ignorant; elle ne raille et profane les choses saintes qu'à l'occasion et en passant. De là vient cette belle humeur inaltérable avec laquelle il domine les situations les plus émouvantes. La conscience du don Juan de Lenau est plus sombre et plus tortueuse. S'il rit et s'amuse, ce n'est pas d'une franche gaîté. Tout est compliqué dans cette âme de sophiste. Il justifie sa conduite au nom de principes, et soumet à des règles le dérèglement même et l'instabilité de son cœur. Il a, pour étayer sa doctrine du plaisir, un arsenal d'arguments moraux et métaphysiques. Il est le théoricien et le pontife de l'amour;. il en vit et il en meurt.

Ses instincts sensuels, il les élève à la dignité d'émotions spiritualistes : « J'éprouve parfois d'étranges sentiments, comme si ce qui s'agite dans mes veines était un esprit exilé d'une région supérieure, errant, égaré dans mon sang… Il se sent, cet esprit qui veut tout embrasser, prisonnier et abandonné dans un individu. C'est lui qui me donne cette soif éternelle... » Il irait jusqu'à dire, le bon apôtre :
    Je suis un Dieu tombé qui se souvient des cieux.
S'il est inconstant, c'est parce que « l'infini le tourmente » et qu'il aspire à une félicité sans bornes. « On ne mesure pas l'amour aux. jours, aux années; un instant renferme une éternité, et, pour en conserver le souvenir, il faut en changer l'objet... Je voudrais anéantir l'espace et le temps; la passion est sauvage, sans bornes; c'est parce qu'elle a soif d'éternité que vous la voyez aussi fugitive et passagère. » Qu'une femme a tort de le haïr, parce qu'il l'abandonne! « Rien sur cette terre ne doit subsister. » Qu'on le pousse un peu, il va vous démontrer qu'il est innocent comme l'enfant au berceau, et que sa belle âme est incomprise. S'il délaisse une femme séduite, est-ce manque de cœur? Non pas; c'est par respect pour l'amour, l'amour saint. « Si beau, si riche, si sublime était cet amour, lui dit-il, que je trahirais outrageusement mon bonheur disparu, si je donnais le nom d'amour au sentiment que je conserve encore pour toi. »

A vrai dire, il ne fait pas l'apologie de la trahison ; il la nie, il la supprime. « La passion est toujours neuve, elle ne se porte pas d'une femme à une autre, elle peut seulement mourir ici et renaître là... Chaque beauté est unique au monde, il en est de même de l'amour qu'elle excite. » Où donc est son crime? Outre qu'il ne s'est pas donné à lui-même son amour et qu'il ne sait pas non plus qui le lui a pris, pourquoi accuser cette passion, dont c'est la loi de mourir pour renaître ailleurs? Le mot éternité revient sans cesse aux lèvres de cet homme qui semble faire du moment le but de l'existence. « C'était un doux rêve, et je me gardais de le troubler, quand elle parlait de me revoir au delà de cette vie; car ce qui relève encore les charmes des belles, ce qui les voue à de plus profondes jouissances, c'est ce délire, parfum d'éternité, qui plane sur un cœur de femme. »

Sa passion a des raffinements de décadence et veut savourer déjà dans le plaisir d'aujourd'hui le dégoût de demain. C'est un extraordinaire rhéteur que don Juan : « Confie-toi hardiment à l'océan de l'amour, sans serment ni lettre... Les pressentiments du désespoir et les angoisses secrètes sont les auxiliaires de l'amour : plus douce encore est la volupté, quand les lèvres qui s'unissent ont encore le droit de dire : adieu. » Et la belle dame est persuadée. Et pour la consoler de l'abandon, l'effronterie de don Juan s'enveloppe d'idéalisme. « Calme-toi, femme, sois sans regret, il n'y a pas de fidélité sur la terre. Toutes les femmes aiment une image du monde des rêves, et celui qu'elles tiennent dans leurs bras est toujours un autre que celui qu'elles pensent. Telle est la malédiction de nos sens imposteurs : méprise, illusion, piège. Le bonheur même que la loi consacre, le mariage, est pourtant un adultère. » Le dernier trait est un mot de Lenau.

Du reste, rien de systématique dans sa philosophie incertaine. Sa pensée flotte entre un athéisme cru et un vague idéal panthéistique; mais, dans toutes ses maximes, vibre un accent de conviction sérieuse ou une note mélancolique. N'est-ce pas un frère de Faust qui s'exprime ainsi : « Quand je cueille la fleur d’une femme, je suis son souffle, son cœur qui bat. » Ou encore : « L'amour est la chaude haleine d'un Dieu. » Au cimetière, c'est un incrédule qui nie l'immortalité de l'âme : « Ô que cette épitaphe est bavarde ! Elle souhaite au mort un doux sommeil jusqu'au réveil de son enveloppe terrestre ; elle loue sa rare vertu, et, comme conclusion, à la dernière ligne, elle prédit que la colère de Dieu poursuivra le meurtrier. Eh bien ! si mon châtiment est aussi assuré que sa résurrection, - cette inscription ment. » Dans la dernière scène, lorsqu'il sent que la vie est flétrie pour lui, le catholicisme effacé semble revenir : « Peut-être est-ce un éclair des cieux que j'ai méprisés, qui a mortellement atteint ma puissance d'aimer? » Mais, au moment de disparaître, don Juan se relève avec le même orgueil désespéré que Faust. Il veut mourir, mais il ne se tuera pas. « Le coup mortel doit m'atteindre du dehors, maladie ou meurtre, - pourvu que ce soit un adversaire ; je ne changerai pas ma destinée en me. donnant à moi-môme une seule chiquenaude. Comme la vraie volupté ne s'allume que dans le tête-à-tête, ainsi pour mourir vraiment, faut-il être deux. Le plaisir a été ma divinité, et ce serait une impiété envers elle de me débarrasser de la vie. » Dans son duel avec don Pedro, il jette son arme : « Je tiens au bout de mon épée mon ennemi mortel; mais cela aussi m'ennuie, comme la vie tout entière. »

Méphistophélès disait à Faust : « La plus grande joie pour l'homme c'est d'aimer, et, quand il hait, d'enfoncer au sein d'un ennemi détesté le poignard de la vengeance. Procréer dans l'amour, tuer dans la haine, voilà le nord et le sud du cœur de l'homme. » Don Juan mourant donne un démenti à la sagesse du diable.

Faust et Don Juan cherchent vainement le but de la vie. Faust marche plus longtemps, car il commence avec Méphistophélès un nouvel apprentissage. Don Juan tombe bientôt épuisé, pour avoir vécu trop vite. La destinée de l'homme reste incompréhensible. Faust qui s'irritait de n'être pas Dieu, sans pouvoir oublier qu'il n'est que créature, supprime sa personnalité. Don Juan qui s'écriait : « Je ne crois pas qu'il y ait des mondes où la vie soit aussi délicieuse que sur cette terre », s'éteint comme un foyer sans aliment. Anéantissement du moi, anéantissement de la volonté de vivre, panthéisme et schopenhauérisme qui s'affirment par le suicide, voilà le terme commun de leur activité.

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