Étude du Docteur Faust de Christopher Marlowe

Charles Le Blanc
Une étude érudite et approfondie de la célèbre pièce de Marlowe, dont l'auteur nous offre également une traduction française.

«Première partie: Établissement du texte

Le texte de La Tragique Histoire du Docteur Faust fut victime du succès phénoménal de la pièce. Étant souvent redemandée, elle fut à plusieurs reprises corrigée, censurée, remaniée, et subit généralement différentes offenses littéraires typiques de la période élisabéthaine. Le critique et, a fortiori, le traducteur du Faust de Marlowe, ont donc comme première tâche d'établir la version de la pièce qu'ils veulent examiner ou traduire. Pour ce faire, une courte enquête historique est nécessaire, afin de cerner les conditions qui présidèrent à l'élaboration des différentes versions du texte qui nous sont parvenues.

À l'époque élisabéthaine, très peu de pièces étaient publiées. Les écrits dramatiques étaient considérés comme des oeuvres éphémères, écrites pour les compagnies théâtrales, afin d'obtenir un succès rapide dans les playhouses. Il n'y a guère que John Lyly qui, avant Shakespeare, bénéficia d'éditions constantes et ce, parce que son théâtre s'adressait surtout à la cour. Il pouvait advenir toutefois qu'une compagnie eût un tel succès avec une nouvelle pièce, qu'apparaissaient des versions pirates, dont les compagnies rivales faisaient leur miel, le plus souvent au détriment des droits de l'auteur. Il importe aussi de souligner que, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, les auteurs avaient peu de contrôle sur leurs oeuvres, comme en témoignent, par exemple, les efforts d'un Voltaire pour faire reconnaître ses droits. Différentes copies d'une même oeuvre pouvaient ainsi librement circuler, et s'éloigner parfois considérablement du texte original. L’œuvre littéraire, et particulièrement les pièces de théâtre, se distinguaient par leur malléabilité, leur capacité à se transformer et, à la limite, à s'adapter au goût du spectateur. En ce sens, ces oeuvres témoignaient d'une ouverture qui est la même que la critique artistique contemporaine veut retrouver dans certaines oeuvres d'art du vingtième siècle (nous pensons ici au désormais classique Opera Aperta d'Umberto Eco). Par conséquent, le problème principal que doit affronter celui qui désire étudier de près le théâtre élisabéthain, est de parvenir à déterminer l'autorité réelle du texte qui l'intéresse, c'est-à-dire d'établir une version qui se rapproche le plus possible de l’œuvre littéraire telle que conçue originellement par l'auteur.

Entre les années 1576 et 1642, au moins deux mille pièces différentes furent exécutées dans les quatre ou cinq grands playhouses de Londres. Pour la période qui nous touche plus particulièrement, celle qui s'étend de la première de Tamburlaine, en 1587, à l'impression du second in-quarto du Docteur Faust, en 1616, près de 225 pièces furent représentées. Le théâtre, on le voit, était à Londres une véritable passion, si bien que sur les 160,000 habitants que comptait la City vers 1605, plus de 21,000 personnes assistaient au moins à une représentation par semaine. L'abondance des spectacles est donc le premier obstacle que doit affronter le chercheur pour établir le texte qu'il veut étudier, car le grand nombre de pièces implique aussi celui des représentations et des variations que pouvait subir une pièce selon le public présent. L'élément principal de consultation afin de s'assurer de la date de composition d'une pièce, et de son auteur, est le Stationers' Register, registre dans lequel, pour un coût minime, une compagnie pouvait inscrire l'une des oeuvres qu'elle jouait, ce qui assurait une certaine protection contre les versions pirates. Les données du registre nous permettent d'évaluer le temps écoulé entre l'inscription de la pièce et son impression, temps durant lequel des changements au texte pouvaient être apportés. Pour le Docteur Faust, le titre apparaît la première fois dans le Stationers' Register le 7 janvier 1601, huit ans après la mort de Marlowe, et la première édition date de 1604. On voit donc que pendant la période de 11 ans qui suivit la mort du dramaturge, il existait un canevas du Docteur Faust que jouait régulièrement la troupe Lord Admiral's men, pour qui Marlowe écrivait. Cette version n'était pas définitive, et le texte était à la merci de la mémoire des acteurs. Le rôle de Faust apparaît avoir été toujours tenu par Edward Alleyn, première vedette du théâtre anglais, et il n'est pas interdit de croire que ce dernier plia le personnage selon son propre caractère.

Le lecteur peut ainsi ici mesurer toute la difficulté d'évaluer ce qui, dans le Docteur Faust, est vraiment de Marlowe, et ce qui revient à des collaborateurs dirigés par lui, à des écrivains payés par le directeur du théâtre afin d'apporter des «améliorations» posthumes à la pièce, ou à des adaptations pour le public et les acteurs.

Il existe un document essentiel pour l'étude du théâtre élisabéthain de la fin du seizième siècle qui peut nous aider à y voir plus clair. Ce document est le registre tenu par l'imprésario Philip Henslowe, qui dirigeait le Rose Theatre de Londres où, justement, le Docteur Faust fut monté. En date du 22 novembre 1602, on peut y lire que William Birde et Samuel Rowley furent payés quatre livres pour leurs additions au Docteur Faust (for their adicyones in doctor fostes). Ces additions devaient être considérables, puisque Henslowe donnait six livres pour la rédaction d'une pièce entière. Elles pourraient expliquer pourquoi l'édition de 1616 est plus longue que celle de 1604 (2121 lignes contre 1517). En ce sens, la version du Docteur Faust datant de 1604 apparaîtrait comme celle qui est la plus conforme au texte original de Marlowe. Toutefois, les investigations les plus poussées de Fredson Bowers dans l'édition des oeuvres complètes de Marlowe (Doctor Faustus, edited by Fredson Bowers in The Complete Works of Christopher Marlowe, volume 2, Cambridge University Press, Cambridge, 1973) concluent que le texte de 1616 inclut les ajouts de 1602, et n'attribuent aux additions que 958 lignes du total de 2121 que compte la dernière version. Du reste, en soustrayant des 2121 lignes du texte de 1616 les 958 lignes attribuées au travail de Birde et Rowley, on obtient 1163 lignes soit 354 lignes de moins que le texte de 1604. Il apparaît donc certain que l'in-quarto de 1604 ne saurait représenter le texte original de Marlowe, et comporte des ajouts qui, précisément, se retrouvent dans l'in-quarto de 1616 (ajouts d'au moins 354 lignes). Aucune des deux versions que nous possédons ne peut, par conséquent, revendiquer une authenticité indiscutable, puisqu'il serait ridicule de soutenir que le texte le plus court est forcément le plus près de l'original.
En ce qui concerne l'identification des ajouts attribuables à Birde et Rowley, la vaste majorité des chercheurs considère qu'on leur doit les scènes comiques de la pièce, tandis que les scènes qui dérivent de la traduction anglaise de Faust Buch (comme, par exemple, la punition de Benvolio ou celle du Maquignon trompé) sont généralement attribuées à la main de Marlowe ou de ses collaborateurs.

Sur quel argument peut-on trancher en faveur d'une version ou l'autre du Docteur Faust, et quel texte doit servir de base au traducteur de Marlowe?

Durant de nombreuses années, le texte de 1604, aussi appelé l'in-quarto de 1604 ou Texte-A, fut considéré celui qui était le plus digne d'autorité. C'est celui que reproduit, par exemple, F.C. Danchin dans sa traduction du Docteur Faust, faite en 1935 pour «Les Belles Lettres». Toutefois, l'opinion en faveur du texte de 1604 s'est modifiée, lorsqu'il fut démontré que dans une pièce anonyme de 1594, intitulée «The Taming of A Shrew» (à ne pas confondre avec la comédie de Shakespeare), plusieurs passages faisaient échos au Docteur Faust. Or, justement, ces passages se retrouvent dans le texte de 1616 (ou in-quarto de 1616, ou Texte-B) plutôt que dans celui de 1604. C'est pourquoi on considère à présent que le texte de 1616 est davantage digne de foi que celui de 1604. Plusieurs spécialistes et critiques suggèrent que le texte de 1604 est peut-être une reconstruction faite de mémoire par différents acteurs ayant joué la pièce, ou encore qu'il s'agit d'une version réduite pour les tournées en province, ou bien pour les troupes aux moyens limités. Le texte de 1604 présente, en effet, une version moins spectaculaire de la pièce.

Les éditions récentes du Docteur Faust se fondent donc sur le texte de 1616, en dépit du problème des additions, et c'est cette voie que avons résolu de suivre. Il y a cependant des passages du texte de 1604 qui sont apparus plus forts que ceux de 1616; aussi, suivant l'exemple de l'édition de J.B. Steane (Christopher Marlowe, The Complete Plays, Edited with an Introduction by J.B. Steane, Penguin Books, Harmondsworth, 1969), nous avons inclu des passages du texte de 1604 dans celui de 1616 lorsqu'il nous apparaissait que le premier était supérieur au second. Nous avons soigneusement noté les endroits où le texte de 1604 substitue celui de 1616. Le lecteur a donc entre les mains un texte mixte, qui est autant le fruit de l'étude philologique et critique du texte à traduire, que d'un choix esthétique de la part du traducteur. Nous avons en effet tenté tout au long de notre traduction du Docteur Faust de ne pas perdre de vue qu'il s'agissait d'une oeuvre dramatique conçue pour être représentée devant public, et que les conditions de réception d'une oeuvre littéraire changent selon que l'on s'adresse à un lecteur solitaire assis dans son salon ou à une foule rassemblée dans un théâtre. Respectant le lecteur, nous lui présentons une édition qui offre un plaisir raisonnable de lecture, avec des notes abondantes pour le soutenir là où son érudition serait malheureusement prise en défaut; respectant le public, nous avons abandonné le projet de rendre en vers de dix pieds le blank verse de Marlowe, ou de donner une traduction littérale ou tatillonne du texte original. Nous sommes de l'avis de Friedrich Schlegel qui disait, avec sans doute un brin d'ironie, que ce qui se perd habituellement dans les bonnes traductions est, justement, ce qu'il y a de meilleur. Nous n'avons donc pas voulu faire un pastiche d'un style étranger, qui est d'ailleurs étranger aux Anglais eux-mêmes, mais plutôt nous accorder à suivre l'intelligence de la langue française. Il nous a toujours semblé ainsi préférable de plier l'anglais au français, au lieu du contraire. Ceux qui lisent l'anglais verront du reste que nous nous sommes souvent attaché à l'esprit plutôt qu'à la lettre. Ainsi, lorsque Méphistophélès dit à Faust: «Farewell. Fools that will laugh on earth, must weep in hell» (Acte V, scène III), il nous est apparu que « Adieu. Les fous qui riront sur terre, pleureront en enfer», résonnait moins bien dans un théâtre que: «Adieu. Souviens-toi des plaisirs qui engendrent la tristesse». La principale qualité de la traduction d'une pièce de théâtre est d'en faciliter la représentation dramatique. En ce sens, la traduction de F.C. Danchin chasse à jamais Marlowe des scènes françaises; il faut donc éviter les recherches linguistiques qui obligeraient le spectateur à venir au théâtre avec son Littré sous le bras, et laisser à l'amphithéâtre cette sèche rigueur de l'universitaire qui donnerait à Christopher Marlowe le lyrisme de Pierre Larousse. Notre traduction devient une adaptation du texte, surtout dans les scènes comiques. Le lecteur trouvera dans les notes les indications et toutes les justifications de ces adaptations. Toujours dans le but d'aider la représentation dramatique, nous avons divisé nouvellement le texte en actes et en scènes, division qui rétablit une certaine mesure entre les différentes parties de la pièce) Les deux in-quarto originaux ne sont divisés ni en actes, ni en scènes. Le texte de 1604 fut divisé par Ward, puis par Breymann et Greg par la suite. Le texte de 1616 fut divisé en cinq actes à partir de 1663 jusqu'à l'édition de Boas. Bowers donne à la fois une division en dix-neuf scènes et en cinq actes. Pour cette traduction, nous suivons généralement l'édition de J.B. Steane qui est lui-même assez fidèle à l'édition Bowers. Notons au passage qu'il n'y a pratiquement aucune édition du Docteur Faust qui donne les mêmes divisions; certaines n'offrent que des scènes (c'est le cas de la traduction de F.C. Danchin), et d'autres des divisions en cinq actes qui varient entre elles par le nombre de scènes. Boas et Greg étaient d'avis qu'aucune division du texte de Marlowe n'était satisfaisante; c'est pourquoi ils considéraient le texte comme un tout continu. assurant, du même souffle, une représentation équilibrée.


Deuxième partie: Introduction

Souviens-toi des plaisirs qui engendrent la tristesse.
Marlowe, Docteur Faust, V, III.

Pour la société médiévale, Dieu et le diable étaient au centre de la vie quotidienne. L'architecture, qui vit le triomphe des cathédrales, l'éducation, qui fit de la Philosophie la servante de la Théologie, le système politique enfin, qui présentait le pape et le roi comme les figures emblématiques du pouvoir terrestre et spirituel, sont autant d'éléments qui parlaient en faveur de cette présence concrète du divin dans le monde des hommes. À l'ombre des clochers, des chaires et des trônes attendait le diable, «comme un serpent qui mord sans faire de bruit» ( Ecclésiaste, X, 11). Physique et métaphysique se confondaient dans l'union consentie par le «premier moteur» d'Aristote, toute chose prenant ainsi une teinte surnaturelle, amicale ou maléfique, selon l'endroit où, comme Janus, la Nature tournait son regard.

La Renaissance ne fit pas exception à cet intérêt pour le surnaturel. On y vit, en effet, cohabiter un Copernic et un Paracelse, et les voûtes peintes des palais florentins furent quelquefois illuminées par la lueur incandescente et fugitive des bûchers. Le diable était assez présent dans les marchés, dans les bourgs, à la croisé des chemins, pour qu'un Rabelais parlât des «diabloteaux de chœur» et que Jean Wier, «démonologue», répertoriât 72 princes des enfers plus un petit peuple de 7 405 926 démons, soit presque l'actuelle population de Paris. Les arts ne firent pas exception à cet intérêt pour le Malin, puisqu'on le retrouve dans de nombreux fabliaux de l'époque, tantôt présence obsédante et obscure de riches vitraux, tantôt figure ridicule des farces de village. Pour la peinture, l'esprit infernal forma tout le génie de toiles comme la Chute des Anges ou la Tentation de Saint Antoine de Bosch, et commanda la richesse d'évocation de l'Enfer, tel qu'entrevu par Joachim Patinir.

Selon la théologie la mieux avisée, Dieu ne serait pas responsable du mal, mais permettrait à Lucifer d'agir malignement et de tenter les âmes à titre d'épreuve. Le sens de la tentation n'est pas la chute de l'homme, mais l'exercice de la liberté humaine à travers la conscience qui choisit le bien ou le mal. Or, si la tentation est l'exercice de la liberté, il est certain que les moyens qu'emploie le diable pour nous tenter varient selon l'espace qu'occupe la liberté dans les mœurs humaines. Moins la liberté est importante, moins les stratégies infernales sont recherchées; au contraire, plus une société concède de libertés, plus l'action diabolique doit gagner en raffinement afin de s'immiscer partout où ces libertés s'exercent. Au Moyen-Âge, le diable se permettait d'apparaître partout et ne brillait pas exactement par sa subtilité. Les nombreuses histoires d'église et de ponts construits par un diable dupé abondent, contribuant à créer l'image d'un démon benêt, simple jusque dans ses méthodes de tentation. Le diable médiéval était surtout présent sous la forme du passio, essentiellement le malheur qu'on éprouve, le destin qu'on subit sans que l'esprit puisse faire quoi que ce soit, sinon adresser une prière au Dieu inconnu et vengeur. La tentation diabolique était un passio, parce que la liberté morale n'était pas encore la liberté de la volonté raisonnable qui n'obéit qu'à elle-même, mais restait plutôt attaché à la religion et à ses dogmes. La liberté ne provenait pas de l'intérieur, mais de l'extérieur, comme imposée par la foi.

Il en va tout autrement du diable renaissant et de ses tentations. Durant la Renaissance, les recherches portant sur la nature avaient été promptement couronnées de succès, si bien que l'univers avait soudain cessé d'être ce ciel étoilé qui, depuis l'Antiquité, avait inspiré des poètes comme Hésiode. Il s'était imperceptiblement assombri, et avait perdu de son attrait poétique; le ciel n'était désormais que l'univers raisonnable de Tycho Brahe et de Kepler. La foi enseignait que tout avait été créé pour l'homme; or si tout fut créé pour l'homme, tout doit être petit et mesquin. La science, en revanche, élevait l'homme aux dimensions de l'univers; par son esprit, le sage pouvait mesurer la course des étoiles et l'orbite des planètes comme s'il s'était agi d'arpenter sa cour: le jardin d'Épicure s'ouvrait enfin sur le ciel de Ptolémée. Aux humanistes, le monde ne semblait plus rempli des décrets arbitraires de Dieu, mais se présentait comme un tout rationnel, et, par conséquent, à proportion de l'intelligence humaine. La science avait enseigné à l'homme qu'il était, plus qu'une créature, un créateur, et qu'il lui suffirait de déchiffrer le Grand Livre de la Nature, pour pouvoir élever des mondes nouveaux:

Le ciel fut créé pour l'homme; l'homme lui est donc supérieur (Ecclésiaste, II, III).

La liberté humaine crut à mesure que s'agrandit le monde, et si la volonté n'obéissait pas encore à sa propre loi, elle découvrait du moins dans celle de la Nature, des régions nouvelles à parcourir. À la Renaissance, la tentation diabolique ne se manifestait donc plus comme passio, mais comme actio. Le diable éprouvait l'homme qui, enivré de sa puissance, voulait devenir lui-même un dieu:

Sois sur Terre, ce que Zeus est sur l'Olympe: le Seigneur et le Maître de tous les éléments! (Docteur Faust, Acte I, scène I).

Tout ce qui s'agite entre la tranquillité des pôles, sera à mon service: sans doute les empereurs et les rois se font obéir dans leurs diverses provinces, mais ils ne peuvent lever les vents, ni fendre les nues (ibid.).

La Renaissance, par ce désir d'être Dieu, et de connaître rationnellement, hors du champ de la morale, ce qu'est le bien et le mal, marqua un retour au péché originel. Si la Renaissance s'inspira de l'Antiquité, c'est qu'elle y reconnut la même volonté prométhéenne qui l'habitait, la même soif de raison, d'une raison sauvage faite d'intuitions géniales) On pensera ici , par exemple, à l'atomisme de Démocrite..

Le mot «damnation» ne terrifie en rien celui qui confond l'Enfer et l'Élysée: son fantôme fréquentera les philosophes de l'Antiquité! (Docteur Faust, Acte I, scène III).

Cette recherche démesurée, féconde en découvertes et en bouleversements, ne pouvait mener qu'au scepticisme, puisque les intuitions de la Renaissance n'étaient pas encore appuyées par la conscience claire et distincte d'une méthode rigoureuse dans la recherche scientifique. Cette conscience méthodique eût permis de mettre en ordre le savoir nouvellement acquis, et de composer un système rigoureux de la connaissance. Ce défaut de méthode se découvre, par exemple, dans l’œuvre d'un Léonard de Vinci. La tentation du diable propre à cette époque, conduisit la civilisation renaissante au doute:

Qui sait, dit Montaigne en parlant de Ptolémée et de Copernic, qu'une tierce opinion, d'ici mille ans, ne renverse pas les deux précédentes? [...] Le monde n'est que variété et dissemblance (Montaigne, Essais, II, 2).

Marlowe, en véritable esprit renaissant, fut lui aussi en proie aux doutes les plus diffus. Aux réunions du School of Night, il s'instruisit de cynisme et trouva dans l'amour païen une source pour alimenter ses plaisirs. Ovide était son maître, et c'est vers lui sans doute qu'il se tourna lorsqu'il voulut puiser l'éloquence amoureuse de Faust:

Tu es plus belle que l'air du soir quand il rehausse ses gazes endeuillées d'étoiles infinies; Jupiter n'était pas si brillant lorsqu'il apparut à la malheureuse Sémélé. Plus charmante que le monarque des cieux, dans les bras azurés d'Aréthuse volage, nulle autre que toi ne saurait être mon amante (Docteur Faust, Acte V, scène I).

Walter Raleigh le fascina par son éclectisme, par son ouverture d'esprit, et c'est à lui et son École que Marlowe présenta des preuves «anontologiques» qui détrônaient Dieu pour couronner l'esprit humain (voir Bradbrook M. C., The School of Night, Cambridge, 1936). C'est peut-être même au contact des idées de Giordano Bruno, dont la fréquentation du School of Night entre 1583 et 1585 est avérée, que Marlowe parvint à la conviction que l'intelligence humaine, et non la foi, était la clé ouvrant les mystères de la nature. C'est du moins la certitude qui anime son Faust, lui qui connaît les oeuvres d'Agrippa (Docteur Faust, Acte I, scène I). La puissance de l'homme renaissant réside dans cette liberté d'agir, de transformer le monde et de se transformer lui-même, en s'appuyant sur la science (voir Garin E., La cultura filosofica del rinascimento italiano, Bompiani, Milan, 1994, pages 159 à 165). Pourquoi alors Faust, s'il est vraiment un esprit de son époque, se tourne-t-il vers la magie et ses pouvoirs surnaturels? La magie n'a de surnaturel, qu'elle dépasse la nature en réalisant la synthèse entre l'astrologie, les sciences logiques, les mathématiques et les sciences de la nature. La magie est cette volonté d'unité et de synthèse des connaissances qui provient d'un doute sacrilège: le doute que Dieu est, précisément, cette synthèse. Le recours à la magie n'est pas un besoin de merveilleux, mais répond à la nécessité d'unir les connaissances nouvellement acquises, en complétant les lacunes laissées par une méthode scientifique insuffisante. La magie n'est pas, comme à l'époque médiévale, une volonté de dépasser la condition humaine, mais représente un moyen d'apaiser l'esprit en quête de certitudes ultimes.

Le Faust de Marlowe n'est donc pas une figure moyenâgeuse. Du reste, il ne subit pas le pouvoir du démon. Au contraire, c’est lui qui l'appelle:

Que le dieu de l'Achéron me soit favorable! Arrière esprit trinitaire de Jéhovah! Esprit du feu, de l'air, de l'eau et de la terre, je vous salue! Lucifer, Prince de l'Orient, Belzébuth, Monarque de l'abîme fuligineux et Toi aussi Démogorgon, soyez-moi propices et faites apparaître ici Méphistophélès! (Docteur Faust, Acte I, scène III).

Faust est parvenu à un doute complet, sauf à celui du mal. Ce doute ne peut conduire qu'au scepticisme, puisque ce qu'il n'a pas complètement abattu n'est pas complètement certitude, à peine est-ce une certitude en sursit; Faust ne doute pas du mal, mais ce mal n'est pas absolu puisque, selon lui, il s'évanouit avec la mort physique. Le doute cartésien, doute hyperbolique, devait mener à une certitude, puisque toute la réalité ayant été abattue, il ne pouvait rester dans l'esprit du philosophe le moindre soupçon, le moindre prétexte à l'incertitude et au scepticisme. Faust est cet esprit étonné de voir que, dans notre monde, la présence du mal semble plus réelle que celle de Dieu; c'est donc vers le mal, unique certitude, que Faust se tourne afin d'éteindre les doutes qui le consument. C'est donc en homme libre qu'il se damne. «Ce que j'ai trouvé seulement est que Dieu a créé l'homme droit et juste, et qu'il s'est lui-même embarrassé dans une infinité de questions» (Ecclésiaste., VII, 30). L'homme est responsable de sa damnation. La tentation permet l'exercice de cette liberté humaine si chère à la Renaissance, si chère aux University Wits, dont faisait partie Christopher Marlowe, liberté qui fit de lui le rebelle que l'histoire littéraire aime à évoquer.

Marlowe justifie le pacte de Faust à partir du doute lui-même, ce doute qui marque la domination de l'esprit sur toute chose et son autonomie absolue à l'égard de tout pouvoir:

Je crois plutôt que l'Enfer est une fable (Docteur Faust, Acte II, scène I).

Si Faust ne doutait pas de l'Enfer, s'il n'était pas fermement convaincu de la force de sa pensée et de son entière liberté face au destin, le pacte serait absurde, car on comprend mal comment sacrifier l'éternité à la fugacité du moment présent. «Je crois plutôt que l'Enfer est une fable» signifie donc: «Je ne crois pas en l'éternité», je ne crois qu'à l'heure qui sonne maintenant, je ne crois qu'au devenir des fleuves qui coulent vers l'abîme et auxquels je m'unis pour vingt-quatre ans. Méphistophélès n'a-t-il pas d'ailleurs convaincu Faust que notre monde est l'Enfer? (ibid., I, III). Quel risque y a-t-il alors pour cet audacieux esprit de la Renaissance qui croit, à l'instar des épicuriens, que notre vie consumée, il n'y a plus de douleur? (ibid., II, I).

Aussitôt que Faust vit Méphistophélès, il le pressa de questions sur l'Enfer, puis sur l'univers, les planètes et les astres, preuve que ses connaissances sur le monde n'ont pu éveiller en lui que des doutes auxquels il fallait désormais répondre. En cela le Faust de Marlowe se distingue de celui de Goethe: chez Marlowe, Faust se damne pour apaiser ses doutes, celui de Goethe pactise pour secouer son ennui. Le premier est encore jeune et insatiable de connaissances, le second est blasé et vanné par l'étude, recru de cette fatigue qui vient des grands savoirs. Le Faust de Marlowe veut connaître et jouir, il poursuit la Beauté, celui de Goethe recherche d'abord l'Absolu: tout ce que lui offre Méphistophélès, n'est qu'un dérivatif car, pour le personnage de Goethe, le plaisir lui-même ne saurait être une fin en-soi.
Ces différences fondamentales viennent que, chez Marlowe, Faust est un homme de la Renaissance, tenté comme tel par Lucifer, un homme qui veut être un dieu et qui croit y parvenir en s'affranchissant des doutes:

Pourrais-je faire que les esprits assouvissent mes désirs, me délivrent des doutes et accomplissent pour moi les entreprises les plus inouïes? (ibid., I, I).

De fait, sitôt que le Faust de Marlowe n'a plus de doute ni sur l'existence de l'Enfer, non plus que sur celle de sa damnation, il devient un personnage tragique, car il prend conscience de l'incapacité de l'homme à dominer son destin, et comprend la tristesse qui enveloppe la condition humaine:

Que peut mon âme contre les rets de la mort? (Docteur Faust, V, I).

Chez Goethe, Faust part de cette conscience de la condition humaine, et c'est la raison pour laquelle il recherche l'Absolu. Le mot «streben» décrit à travers l’œuvre de Goethe le monde spirituel de Faust. On verra les vers 697, 767, 1075, 1676, 1742, 7291 et 11 936. Il ne cherche plus à connaître, mais veut savoir si son idéal de connaissance est trop élevé pour le monde ou si, au contraire, c'est ce monde qui est trop élevé pour son idéal. En cela il est un homme moderne. Le Faust de Goethe devient une figure tragique, lorsque le docteur de Wittemberg comprend que ni Gretschen, ni Hélène de Troie, ni le monde, ni l'Enfer ne parviennent à épuiser l'infinité de ses désirs. Lorsque minuit sonne, le Faust de Marlowe éprouve une terreur qui est toute nostalgie pour les moments perdus, et durant lesquels il eût pu se repentir. Il ressent la damnation comme inévitable, et cela augmente sa souffrance tragique. Il comprend que son savoir n'a pas fait de lui un dieu, mais un damné. Le Faust de Goethe, lui, s'abîme dans une nostalgie qui n'est pas faite d'objets perdus ou d'occasions évanouies, mais plutôt dans une nostalgie excitée par l'éternel inaccessible, une nostalgie a priori.

Le destin du Faust de Marlowe est la damnation, et ce n'est pas un hasard si, chez Goethe, Faust trouve le Salut. La Renaissance était encore trop imprégnée de la structure sociale du Moyen-Âge pour développer une conscience morale laïque qui, elle, serait parvenue à pardonner le blasphème contre le nom de Dieu. Cette conscience morale laïque n'obéit qu'à sa propre loi, et accomplit le devoir par devoir. Elle est le fruit d'une société dont la conscience est parvenue à l'autonomie et à la liberté face aux dogmes. Elle provient d'une culture éclairée, dont la raison est le principe de toutes les libertés. La conscience morale laïque oublie le sacrilège de Faust, parce que le monde moderne, qui était aussi le monde de Goethe, est éprouvé de façon bien différente par le diable. Le diable était actio à la Renaissance, tentation de tout expliquer, jusqu'à pousser l'homme au péché contre l'Esprit (Lc, VIII, 12) ; à notre époque, il est certitude de nihilisme. En effet, si comme on le prétend aujourd'hui le devenir est sans but, la morale ne se fonde pas sur Dieu, terme de ce devenir, mais sur l'homme. L'homme étant faillible, sa morale ne saurait être absolue. La certitude que tout est relatif, qu'il n'y a pas de faute si grande qu'une condamnation éternelle est inévitable, incite à tout faire et oblige à tout pardonner; or le pardon universel est précisément le nihilisme. En ce sens, le nazisme et les formes les plus abjectes de stalinisme, de «balkanisme» et autres horreurs, sont des formes politiques du nihilisme philosophique. La fin du dix-huitième siècle a vu l'essor de l'idéalisme transcendantal, venu de Kant, et repris par Fichte, dont l'une des tendances fondamentale était de faire de la subjectivité, et des pouvoirs de la raison, le centre «copernicien» de la vérité. Les phénomènes n'étaient plus que de simples représentations et non plus des choses en soi. La liberté du moi devenait ainsi absolue, et la subjectivité se découvrait la véritable loi de l'univers. Le romantisme devait naître de ces pensées aussi facilement que Vénus était née de l'écume de la mer. La séparation de l'idéal et du réel, la soumission de l'univers à la dictature du Moi, entraînèrent la négation et la destruction des valeurs traditionnelles qui devaient annoncer la mort de Dieu. Enfin, la prédominance de l'expérience vécue (Erlebnis), et l'asservissement aux philosophies herméneutiques, pour lesquelles toute vérité n'est qu'interprétation, marquèrent le triomphe moderne du nihilisme.

Le Faust de Goethe obtient son Salut, puisqu'il subit une tentation différente de Satan; celui de Marlowe est précipité aux enfers car la Renaissance n'était pas encore parvenue, comme nous, au nihilisme, à cette froide indifférence qui glace le sourire ou les larmes, qui enlève au pardon sa grandeur et au mal ce poids étrange qui fait dire:

Je bondirais vers Dieu! Qui donc me retient?) Docteur Faust, V, V.

La modernité, disait Baudelaire, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art. Le nihilisme c'est savoir se contenter de cette moitié. C'est aussi oublier volontairement l'éternel et l'immuable qui, pourtant, donneraient un sens à la laideur des jours, et permettrait d'entendre à travers ce grondement perpétuel qui fait l'architecture sonore de notre civilisation, le rire muet du diable.


Bibliographie

L'édition la plus ancienne du Docteur Faust est celle de 1604, rapportée par l'in-quarto du Texte-A, suivi de celle de 1616 (Texte-B) sur laquelle se base la majorité des éditions modernes du texte de Christopher Marlowe. La pièce de Marlowe s'inspire de l'Historia von D. Iohan Fausten, Gedruckt durch Johann Spies, Francfort-sur-le-Mans, 1587. Il est probable que Marlowe n'ait connu que la traduction anglaise de P. F. Gent publiée à Londres vers 1592.


Le Docteur Faust

Christopher Marlowe: The Complete Plays, edited by J.B. Steane, Penguin Books, Harmondsworth, 1969.

Doctor Faustus, edited by John D. Jump, Methuen, Londres, 1962; Manchester University Press, 1976.

Marlowe's Doctor Faustus 1604-1616 Parallel Texts Edited by W.W. Greg, Clarendon Press, Oxford, 1950.

Doctor Faustus, edited by Fredson Bowers in The Complete Works of Christopher Marlowe, 2 tomes, Cambridge University Press, Cambridge, 1973.

The Tragical History of the Life and Death of Doctor Faustus: A Conjectural Reconstruction, edited by W.W.Greg, Oxford, 1950.

The Works of Christopher Marlowe, edited by C.F. Tucker Brooke, Oxford, 1910.


Traductions Françaises

Fichera B., Docteur Faust, Paris, 1992.

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Wraight, A. D. and Virginia F. Stern, In Search of Christopher Marlowe, Macdonald, Londres, 1965.

Pour les étudiants en littérature qui doivent préparer un examen ou approfondir le texte du Docteur Faust pour la dissertation d'anglais, nous conseillons le petit manuel de Christopher Murray, Doctor Faustus, publié chez Longman York Press, Burnt Mill, Harlow, 1995, dans la collection York Notes On -Longman Literature Guides, 82 pages. On y trouve, outre un bon commentaire du texte, des sujets de dissertations avec des exemples de réponses, ainsi qu'un résumé de la pièce où les principales difficultés lexicales sont expliquées.»

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