La servilité des journalistes étrangers en Union Soviétique

Andreï Amalrik
Voici quelle était la situation des journalistes étrangers dans cette Union Soviétique où la désinformation était pratiquée ouvertement. Certes la colonie d'étrangers vivant entre eux évoquée dans ce texte est un cas limite, mais ce cas limite aide à comprendre que la menace d'expulsion des journalistes étrangers est une arme puissante entre les mains de tout pays qui veut manipuler l'information. En Chine en ce moment, même des organisations aussi puissantes que Google, Yahoo et Microsoft estiment devoir se plier aux règles de la désinformation pratiquée systématiquement par le régime communiste.
« Presque tous les journalistes occidentaux vivent dans le ghetto de la colonie occidentale : isolés, surveillés, ils craignent pour leur sécurité aussi bien que pour la sécurité de leurs informateurs russes, s'ils ont réussi à se lier d'amitié avec des citoyens soviétiques. Ils sont fré­quemment et ostensiblement suivis, la police souhaitant leur donner à entendre que la surveillance est constante. Le journaliste étranger sait, sans le moindre doute, que son téléphone est branché sur une table d'écoute ; que son appartement et son bureau sont équipés de microphones et d'appareils d'enregistrement. Aucun fonctionnaire russe ne peut être interviewé, sur aucun sujet, sans autorisation 'du département de la presse étrangère ; d'autre part, toute conversation non prévue et autorisée, même avec un Russe qui ne travaille pas dans l'administration, présente des dangers pour les deux interlocuteurs, si la discussion porte sur un sujet quelque peu délicat.
En plus des restrictions rigoureuses prescrites par les autorités soviétiques, de nombreux journalistes s'imposent eux-mêmes des restrictions personnelles. Ceux qui ne parlent pas couramment le russe -ils sont relativement nombreux n'ont aucun espoir de sortir de leur isolement, même l'espace d'un après-midi. Quant à ceux qui savent le russe, la majorité d'entre eux ont peur d'engager la conversation avec des citoyens soviétiques, même au cinéma ou sur les gradins d'un stade de football, et n'envisageront jamais d'inviter une jeune fille ou un couple russe à une réunion amicale. D'ailleurs, ils n'aiment guère les films ni les matches de football russes; ils préfèrent les soirées organisées à l'intérieur de la colonie occidentale et les films projetés dans les ambassades étrangères. Après un séjour de plusieurs mois à Moscou, le nouveau venu abandonne ses belles résolutions et tombe dans un état dépressif; impatient de se soulager de ses griefs, de trouver un peu de sympathie, il recherche désespérément la compagnie des autres journalistes étrangers; et tous compatissent, tous se plaignent de la difficulté d'écrire un article de véritable information, tous ensemble tentent d'échapper aux contraintes rigides, épuisantes, d'un milieu hostile.
Situation regrettable, mais très compréhensible, la plupart des journalistes passent quelque quatre-vingt-quinze pour cent de leur temps parmi les membres de la colonie étrangère ou avec leurs interprètes officiels et autres « assistants » locaux, qui bien sûr rédigent des rap­ports à l'intention des autorités. Les journalistes occidentaux ont perdu jusqu'à l'habitude de flâner dans les ruelles de Moscou ; plutôt que d'acheter un bocal de concombres dans une modeste boutique, ils préfèrent aller dans les grands magasins où l'on paie en monnaie étrangère, et dans les cantines des ambassades. Alors que le régime soviétique les condamne à un certain isolement, ils ont tendance à s'enfermer eux-mêmes dans un isolement encore plus étroit. D'autre part, il existe une poignée de correspondants occidentaux qui vivent ici depuis dix ou vingt ans, qui connaissent bien la Russie et de nombreux Russes. Parfaitement renseignés, ils pourraient écrire d'ex­cellents articles d'information critique. Mais les membres de ce petit groupe sont encore plus prudents que leurs confrères envoyés à Moscou pour deux ou trois ans. Les journalistes bien renseignés doivent particulièrement veiller à ne pas mettre en danger les amis russes avec qui ils entretiennent des rapports de confiance réciproque ; en outre, ils redoutent l'imprudence qui mettrait terme à leur séjour ( «installés » à Moscou, ils mènent une existence très confortable). Ils ne se sentent jamais libérés de la peur d'être expulsés-les expulsions sont fréquentes. Cette peur se manifeste clairement dans le contraste entre ce qu'ils disent au cours des •conversations privées et ce qu'ils écrivent pour leurs journaux. Le chantage à l'expulsion est implicite dans l'ensemble des conditions de vie d'un étranger. Parfois, le chantage se fait explicite : les articles du journaliste sont minutieusement examinés, puis celui-ci est convoqué au ministère des Affaires étrangères, où on lui apprend en autant de mots que la durée de son séjour dépend directement de ce qu'il écrit sur la Russie.
Ainsi donc, les hommes le mieux renseignés sur la Russie ne peuvent exposer ouvertement leurs connaissances, car ces connaissances sont une menace.

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