Le moine noir

Jean Sgard

Prévost, tour à tour jésuite puis bénédictin, que la nature avait doué d'un appétit de vivre sans frein (qui l'amena à s'exiler à plusieurs reprises de la France pour éviter des poursuites juridiques), s'accommoda très mal de la vie religieuse. Voici ce que dit de lui Dom Pierre François Boudier: «Il fit donc profession, mais il ne tarda pas à se montrer tel qu'il était, ennemi de toute gêne, sans foi, sans goût pour son état ni pour les études les plus propres à lui en faire prendre l'esprit».

Citons ici une dernière notice biographique, relativement précise, puisqu'elle vient d'un bénédictin qui a connu Prévost à Jumièges. Dom Pierre François Boudier a composé, entre 1772 et 1787, un Recueil d'hommes illustres « contenant les auteurs célèbres qui ont vécu dans l'état ecclésiastique et religieux, avec un abrégé de leur vie ». Ce recueil, apparemment achevé, mais que la Révolution empêcha de paraître contient une notice sur Prévost, dont je citerai la première partie en entier:

« Antoine-François Prévost d'Exiles naquit à Hesdin, petite ville du pays d'Artois en 1697. Son père fort honnête homme y remplissait avec honneur la charge de procureur du Roy. Dieu lui avait donné plusieurs enfants qu'il éleva avec soin, mais tous n'en profitèrent pas également, quoiqu'ils eussent reçu de la nature d'heureuses dispositions. Un embrassa la vie religieuse dans l'ordre de prémontré, et sut par ses intrigues se ménager l'abbaye de Blanchelande diocèse de Coutances où il est mort en 1767. Un autre se fit jésuite et quitta au bout de quelques années la Société, y ayant été forcé pour bonnes raisons. Celui-ci avait aussi d'abord pris le même parti, mais son peu de piété et de religion obligèrent ensuite les Supérieurs de le renvoyer. Au lieu de retourner auprès de son père, il s'engagea et servit quelque temps en qualité de simple soldat. Dégoûté du service, il rentra dans la Société, d'où il se fit encore chasser comme un sujet dangereux; réduit ainsi à ne pas savoir où donner de la tête, il se rengagea et donna beaucoup de chagrin à son père devant lequel il n'osa plus se présenter. Sa ressource alors fut de se retirer dans la congrégation de Saint Maur où il fut admis et envoyé à l'abbaye de Jumièges en Normandie pour y faire son noviciat. C'est où je l'ai connu. La conduite qu'il tint lui mérita l'estime avec les suffrages de la communauté. Il fit donc profession, mais il ne tarda pas à se montrer tel qu'il était, ennemi de toute gêne, sans foi, sans goût pour son état ni pour les études les plus propres à lui en faire prendre l'esprit. En vain l'appliqua-t-on à la théologie, il fallut l'en retirer, sa passion pour la lecture des auteurs profanes et des romans se fortifia de plus en plus, de sorte qu'il s'y livra entièrement. Des dispositions si peu chrétiennes l'ont conduit peu à peu à une honteuse apostasie. »

La notice de Dom Boudier se fait remarquer par sa relative exactitude, son honnêteté, sa bonne foi. Est-ce pourtant la discrétion qui l'empêche de dire en quoi Prévost fut jugé dangereux par les jésuites, et pourquoi il donna tant de chagrins à son père? Sur le point qui nous occupe, il ne dit rien. Les autres biographes se taisent, ou s'en tiennent à la version de Prévost dans Le Pour et Contre en 1734:

« La malheureuse fin d'un engagement trop tendre me conduisit enfin au Tombeau; c'est le nom que je donne à l'Ordre respectable où j'allai m'ensevelir, & où je demeurai quelque tems si bien mort, que mes parents & mes amis ignorèrent ce que j'étois devenu.

Cependant le sentiment me revint, & je reconnus que ce coeur si vif étoit encore brûlant sous la cendre. La perte de ma liberté m'affligea jusqu'aux larmes. Il étoit trop tard. »

La beauté de la phrase n'empêche pas que l'on puisse se poser des questions. Le motif invoqué est l'amour, « qui est toujours un motif noble, dira Montesquieu, quoique la conduite soit basse ». Mais que fut ici sa conduite? p. 52, 53.

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