Mourir sagement ou chrétiennement ? Socrate et le Christ

Richard Lussier

Difficile d’être plus vrai et plus dense sur un sujet si fondamental et si controversé

 

Le christianisme ne m’intéresse que dans la mesure où il me ramène au Christ et à tous ceux et celles qui, comme Paul de Tarse, Thérèse de l’Enfant-Jésus, Pascal et tant d’autres, ont été happés par l’ineffable douceur de sa présence.

Pour qui n’a pas vécu, senti cette présence, le christianisme relève de la mythologie, en fait, est pure folie, ou au mieux un courant d’idées tout juste bon à subir le réductionnisme des intellectuels. 

C’est à l’obstacle que l’homme se mesure. Y a-t-il plus grande épreuve que la mort ? Pour connaître où loge un homme ou de quel bois il se chauffe, il importe d’examiner son comportement face non pas à la mort, mais à sa propre mort. Au cours de l'histoire, on n'a eu de cesse de comparer la mort de Socrate à celle de Jésus-Christ, ne voyant guère de différences entre ces deux hommes. Pourtant, nous aurions avantage à monter la garde contre les similitudes. 

Platon nous raconte, car il s’agit bien d’un conte, que son maître fût un modèle de vertu, un bienfaiteur, un homme juste et pieux. Socrate, clame-t-il, a rendu témoignage, au péril de sa vie, à la vérité et à la justice. Sans doute fut-il un homme intelligent et bienfaisant auprès d’un certain nombre de ses concitoyens, mais sa mort témoigne-t-elle de son indéfectible courage à défendre la justice, et fut-il l’innocente victime de la vindicte populaire? Une analyse minutieuse (1) des propos que Platon lui prête dans son Apologie de Socrate m’a contraint, à endosser les propos suivants de Nietzsche, ce fin lecteur des anciens Grecs :

« Socrate voulait mourir : — ce n’est pas Athènes, c’est lui-même qui s’est tendu la coupe de la ciguë, il a forcé Athènes à la lui tendre … » [ F. Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles, le Problème de Socrate ]. En fait, non seulement s’enlève-t-il la vie, mais il ose faire porter l’odieux de sa condamnation à mort sur ses accusateurs.

Bref, il y a plus de dissemblances que de ressemblances entre ces deux hommes et leurs morts. Jean-Jacques Rousseau l’a bien senti : 

« Où est l’homme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans faiblesse et sans ostentation? Quand Platon peint son juste imaginaire couvert de tout l’opprobre du crime, et digne de tous les prix de la vertu, il peint trait pour trait Jésus-Christ : la ressemblance est si frappante, que tous les Pères l’ont sentie, et qu’il n’est pas possible de s’y tromper. Quels préjugés, quel aveuglement ne faut-il point avoir pour oser comparer le fils de Sophronisque au fils de Marie? Quelle distance de l’un à l’autre! Socrate, mourant sans douleur, sans ignominie, soutint aisément jusqu’au bout son personnage ; et si cette facile mort n’eût honoré sa vie, on douterait si Socrate, avec tout son esprit, fut autre chose qu’un sophiste [ Jean Jacques Rousseau, Émile, livre IV.]».

Socrate meurt sans douleur à soixante-dix ans, porte lui-même la coupe à ses lèvres, fuit probablement un quelconque mal physique, ou à tout le moins, les maux de la vieillesse ( Xénophon est on ne peut plus clair à ce sujet dans son Apologie de Socrate ), souriant et ironisant, entouré d’amis qui l’adulent. Le Christ boit de force la coupe qu’on lui tend, meurt dans des douleurs atroces, en santé, dans la force de l’âge, seul et méprisé, pardonnant à ses bourreaux et réconfortant un assassin. Seule la subjugation des lecteurs par les chants envoûtants de Platon et de Xénophon peut expliquer cette méprise, cette confusion entre deux morts bien distinctes. Socrate et le Christ, Athènes et Jérusalem, deux hommes, deux cités aux fondements de l'Occident, en un sens complémentaires, mais en un autre sens, bien distinctes. « Deux amours ont donc bâti deux Cités; l’amour de soi-même jusqu’au mépris de Dieu, la Cité terrestre; et l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi-même, la cité céleste», affirma jadis Augustin [ Augustin, La Cité de Dieu.]. 

«Mourir dans la dignité» ou mourir chrétiennement ? Voilà la question! Les Anciens grecs et romains se suicidaient parce que leur honneur avait été bafoué. Aujourd’hui, pourquoi demandons-nous aux disciples d’Esculape de nous enlever la vie, de nous suicider aussi étrange que paraisse l’expression ? Il est difficile de se tenir debout … jusqu’au bout et de faire face à la souffrance quand on se tient sur le sable mouvant de son égo, de ses désirs de jouissances et de confort. Je crains que nous ne soyons devenus des mollassons qui se targuent d’humanisme alors que nous ne faisons que fuir notre condition humaine. Nietzsche a écrit de belles pages à ce sujet : « Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement.» [Ainsi parlait Zarathoustra, Le prologue]


(1) Richard Lussier, Socrate, un portrait inédit, en deçà des Socrate dramatiques, Presses de l’Université Laval, 2016



 

 

Extrait

Nietzsche a écrit de belles pages à ce sujet : « Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement.» [Ainsi parlait Zarathoustra, Le prologue]

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