Enfants des écrans: des troupeaux sans berger
Dans le contexte mondialisé actuel, dans quelle mesure les parents peuvent-ils encore s’imposer comme maîtres et modèles de leurs enfants ? Rois, voire tyrans en apparence, ces derniers ne sont-ils pas des agneaux qui plus que jamais ont besoin de parents bergers ? Agneaux qui, comme nous l’ont appris la nature et Aristote, se forment par l’imitation, la mimésis. Certes la mimésis pouvait hier produire chez les enfants un conformisme vertical excessif, une trop grande ressemblance avec les parents, mais ne condamne-t-elle aujourd’hui les mêmes enfants à un conformisme horizontal, où, dans des troupeaux extensibles et multipliables à l’infini, ils risquent de perdre une identité si chèrement acquise au cours des siècles ?
L’autorité de l’avenir
Les voix enfantines ne s’élèvent plus seulement pour babiller, chanter, blaguer, mais aussi pour sermonner et commander. Les enfants sont même devenus prophètes. Tantôt, ils annoncent le désastre environnemental, la disparition des animaux, l’apocalypse du réchauffement climatique. Tantôt, encore, ils proclament l’ère de la diversité, du droit de chacun d’être soi authentiquement, librement, sans être jugé.
L’adulte, quant à lui, tend à devenir le serviteur de l’enfant, son ami, et son disciple. Il demeure bien entendu responsable d’éduquer, de discipliner, de protéger l’enfant. Il est son gardien. Mais on a parfois l’impression que, dans les enjeux moraux cruciaux de notre époque, ce sont les enfants qui sont les phares, et les adultes, les navires qui tentent d’échapper au naufrage.
L’ère traditionnelle de l’humanité, celle de l’autorité des anciens, est terminée. L’ère qui commence est l’ère véritablement moderne, ou peut-être post-moderne, ou encore hyper-moderne, bref, l’ère innommable où l’on perd son latin. C’est l’ère du futur. Cette ère n’est pas celle, comme on le dit souvent, de l’absence d’autorité, mais celle de l’autorité de l’avenir. L’enfant, être d’avenir, serait ainsi l’incarnation de cette autorité. Il faut se demander ce que cela veut dire exactement, et surtout, si l’enfant est vraiment capable d’être cette autorité qu’on veut qu’il soit. Trois philosophes permettent de mieux comprendre cette force morale qui émane de l’enfant: Jean-Jacques Rousseau, Hannah Arendt et Emmanuel Levinas.
Rousseau: sensibilité et pitié
L’enfant, c’est l’être naturel, non vicié par la société. Ses émotions sont pures. Jean-Jacques Rousseau nous a appris que l’égoïsme naturel est inoffensif. C’est le bienheureux contentement de soi, la paisible jouissance de la satisfaction de besoins simples, authentiques.
L’égoïsme enfantin, de par son appartenance immédiate à la nature qui satisfait tous ses besoins, est enclin au sentiment de pitié. La douleur est éprouvée, réprouvée, où qu’elle soit, en moi ou en l’autre.
L’enfant s’émeut de l’animal qui souffre ou qui meurt. Tout refus, toute contrainte, toute frustration le désole, le révolte. L’adulte est un travailleur et un gardien. Par sa rationalité froide, il s’approprie la nature, produit ce qui est nécessaire à la vie, et impose un ordre social. Cela le rend dur, insensible.
L’enfant, lui, est ouvert, toute émotion, toute parole le touche. Sa justice à lui est de condamner toute insatisfaction, de réclamer que toute demande trouve réponse. Il n’y a guère que les cris d’indignation enfantine pour percer le coeur de pierre de l’adulte calculateur. Ce n’est qu’en s’émouvant de l’enfant que l’adulte perverti par la société réapprend à s’émouvoir de ses semblables.
Arendt: la liberté et l’espoir
Pour Hannah Arendt, l’enfant est doué d’une liberté radicale, d'une spontanéité pure. Pour cette juive agnostique, la vérité du christianisme est d’avoir senti le caractère absolu de la natalité. Le nouveau né a le pouvoir de tout recommencer. Ce pouvoir est littéralement un miracle, qui fonde l’espoir en des jours meilleurs: «C’est cette espérance et cette foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Évangiles annonçant leur «bonne nouvelle» : «Un enfant nous est né (2). »
N’est-ce pas cette liberté de l’enfant qui permet aux parents une sorte de renaissance? Au contact de l’enfant, l’adulte apprend à voir le monde avec un regard neuf. Le fardeau des soins à lui donner est allégé infiniment par la vitalité qui irradie de sa personne
La conviction que tout est possible permet à l’espoir de passer du stade de vertu théologale à celui de vertu politique. L’enfant n’est pas seulement le citoyen de demain, mais la force vive qui confère au citoyen d’aujourd’hui son essence proprement politique.
Levinas: le temps et le devoir
Emmanuel Levinas, dans le Temps et l’autre, a montré comment l’ego, par sa substantialité, sa position autonome dans l’être, est présence à soi. Le je vit au présent. La temporalité, elle, n’a lieu qu’à partir de l’autre, qui ouvre un avenir indéterminé. Cet autre est l’enfant. L’altérité de l’enfant trouble l’impérialisme de la conscience rationnelle qui domine le monde en réduisant l’inconnu au connu. Écoutons Levinas: «La paternité est la relation avec un étranger qui, tout en étant autrui, est moi; la relation du moi avec un moi-même, qui est cependant étranger à moi (1).»
Pour Levinas, Le rapport à l’enfant ouvre une métaphysique de la transcendance du Bien. Nous éprouvons cette métaphysique du Bien lorsque nous ressentons le besoin d’accueillir l’enfant tel qu’il est. Nous refusons de lui imposer notre identité, nous attendons qu’il affirme la sienne.
Le fondement du devoir moral, c’est la nécessité pour l’ego de faire un pas en arrière, de ménager un espace pour un être différent. Ce devoir trouve sa formulation la plus sublime dans l’impératif kantien nous enjoignant de respecter chaque personne humaine comme une fin en soi, et de ne jamais, jamais traiter une personne simplement comme un moyen de parvenir à nos propres fins.
Biologie de la personne
C’est en définitive la sensibilité exacerbée de l’enfant dont parle Rousseau qui en fait l’autorité morale du siècle. L’enfant est un être moral parce qu’il est «métaphysique», comme le dit Levinas, et il est le fondement de l’espoir, comme l’explique Arendt. Il transcende l’adulte, le présent, la société et la raison. L’enfant est un «au delà». Mais l’enfant est aussi un en deçà. Il est une chair engendrée par l’union de l’homme et de la femme, une union propulsée par les instincts les plus archaïques qui soient. La pensée de Rousseau, d’Arendt et de Levinas doit ici être interprétée concrètement: l’enfant est avant tout un être incarné.
La sensibilité chère à Rousseau est ancrée dans le corps. L’enfant est une chair conçue, portée, couvée, nourrie, élaborée longuement dans le corps de la femme. L’enfant est un corps affamé, souillé, terrorisé. Un corps qui cherche son rythme, son cycle, sa paix. Un chaos qui veut se faire nature, du moins, une nature en petit, microcosme, un mini-monde. Et pour ce petit être, moi, son père, je suis tout. Sans moi, ce microcosme n’adviendra pas.
L’adulte qui nourrit, qui lave, qui protège et apaise cherche plus que tout à trouver ce rythme dans les besoins naturels de l’enfant. Ces besoins naturels répétitifs qui reviennent à l’infini ne sont pas seulement des forces impersonnelles qui nous rendent esclaves comme le pensaient Arendt. Elles sont aussi un cycle propre au jeune individu.
Elles sont un métabolisme unique, un métabolisme dont les différences avec d’autres peuvent apparaître indifférentes à un regard étranger, mais constituent un monde en soi pour le père, pour la mère qui s’y consacre nuit et jour. Ce métabolisme, cet organisme est le substrat de la personnalité en devenir. La liberté et l’altérité de l’enfant en émergeront. Elles n'y seront pas déposées du dehors, comme les philosophies de Levinas et d’Arendt en donnent l’impression. Elles s’y incarneront pour s’y déployer.
L’enfant n’est pas pour autant purement naturel. Ou plutôt, il n’est pas immédiatement naturel. Sa nature propre ne prend forme qu’avec le concours des parents. Le petit de l’homme ne peut vivre bien longtemps sans parents. Il ne peut croitre sans tuteurs. Il est peut-être l’être le pus désemparé de tout l’univers. Un roseau qui pleure, longtemps avant de penser. Dès la vie intra-utérine, l’enfant est habité par la voix de sa mère, et celles des proches de sa mère. Il est formé par ses habitudes alimentaires, marqué par son mode de vie, ses heures de réveil, de sommeil.
La nature humaine que cherchait Rousseau se trouve autant dans la communauté humaine que dans la biologie. Montaigne exagérait en soutenant que les coutumes et les habitudes peuvent transformer l’humain à l’infini. Il avait en bonne partie raison en affirmant ceci: «[…] le principal effet de la puissance de «la coutume», c’est de nous saisir et de nous prendre dans ses serres de telle sorte qu’il nous soit difficilement possible de nous dégager de sa prise et de rentrer en nous pour réfléchir et soumettre ses prescriptions au raisonnement. En vérité parce que nous les absorbons avec le lait de notre naissance et que le visage du monde se présente dans cet état à notre première vue, il semble que nous soyons nés avec une disposition à suivre ce train-là (3).» La comptine ancestrale que la mère chante à l’enfant en lui donnant le sein est la voix lactée hors de laquelle toute vie est errance, solitude, noirceur.
Aristote : la mimésis et la vertu
Tout art imite la nature, disait Aristote. Cela, parce qu’il est dans la nature humaine d’imiter: «En effet, les êtres humains sont dès leur enfance naturellement enclins à imiter, et cela précisément les distingue des autres animaux: l’homme est l’être le plus enclin à imiter, et il fait ses premiers apprentissages au moyen de l’imitation (4).» L’innéité de l’imitation, de la mimésis, est ce qui résout le paradoxe de la nature et de la culture. L’enfant acquiert une culture parce qu’il est naturellement habile à reproduire les gestes, les expressions, les intentions. Son identité propre n’émergera pas d’un vacuum.
Ce n’est pas dans la solitude, dans l’absence de rapports humains qu’un petit caractère se forgera. C’est dans une certaine façon de reproduire l’être de ses proches que l’enfant s’affirmera. C’est dans l’écart avec le modèle que la différence se produit. Sera-t-il un génie ou un raté? Certainement, quelque chose entre les deux. L’altérité de l’enfant ne se mesure qu’à l’identité qu’il a tenté de perpétuer. L’ouverture de l’enfant, sa liberté, sa vitalité, c’est sa capacité à imiter une identité donnée par la biologie et l’histoire.
En toute logique, l’imitation ne peut avoir lieu, elle ne peut se réaliser sans un modèle à imiter. Le nihilisme philosophique contemporain est le fait de l’idée saugrenue d’une imitation sans modèle, d’une imitation de rien. Le modèle de l’imitation, c’est l’action. Une action est un mouvement qui poursuit une fin, une force qui poursuit à un bien. Celui qui agit, c’est l’adulte. L’action réussie, accomplie, c’est la vertu.
La vertu ne s’enseigne pas intellectuellement. Elle est une pratique, pas une théorie. Pour être vertueux, il faut pratiquer la vertu. C’est dans l’imitation du geste bon, de l’action belle, de la décision juste, que l’enfant apprendra le Bien. Nous touchons ici à la différence essentielle entre l’adulte et l’enfant: l’adulte agit, l’enfant imite.
L’adulte seul peut agir pour la survie de l’enfant. L’adulte seul peut agir pour parfaire la vie de l’enfant, pour que sa vie soit une bonne vie, et non une simple survie. Et parce que l’adulte le peut, il le doit. L’enfant ne le doit pas. L’enfant ne doit rien, du moins, tant que des adultes ne lui ont pas appris à agir.
Dans les sociétés traditionnelles où le passé a autorité, l’imitation procède des parents vers l’enfant. L’autorité du passé engendre le conformisme social, puisque chaque génération s’efforce d’imiter la précédente. Dans la société-mondialisée où l’avenir a autorité, les parents ne sont plus les seuls modèles de référence à imiter. Les enfants les imitent encore, mais ils ne sont plus que des modèles parmi d’autres.
L’autorité de l’avenir est donc une autorité indéterminée. La mimésis humaine ne peut se passer de modèles, mais ceux-ci sont désormais interchangeables, multipliables à l’infini. Ce qui disparait, c’est la distinction entre le modèle familial, par extension, le modèle communautaire, et les modèles étrangers. Dans la société-mondialisée, l’enfant imite n’importe qui. Dans cette société, on peut se demander qui est encore capable de véritablement agir.
Si les enfants ne sont pas responsables de leurs actions, c’est qu’ils n’agissent pas à proprement parler. Ils agissent, certes, mais ils ne peuvent maîtriser une action de sa conception à son achèvement C’est pourquoi ils ne sont pas des modèles. Ce n’est pas d’eux que sont initiés les gestes qu’ils reproduisent.
Les enfants ne peuvent pas vraiment nous sermonner, encore moins nous commander, parce qu’ils ne sont pas capables d’agir. Qu’est-ce qu’ils y peuvent, ces petits, au réchauffement climatique, à la disparition des espèces et aux droits individuels? Qu’est-ce qu’ils en savent, en fait? Sermonner, commander, diriger sont des actions. Ce sont des tâches lourdes et complexes. Des tâches angoissantes. Aristote disait que, pour pouvoir commander, il faut d’abord obéir. C’est-à-dire, tout simplement, qu’il faut apprendre à agir pour pouvoir commander.
L’agneau, le loup et le berger
Les cris des enfants ne sont pas ceux de prophètes, ce sont ceux d’agneaux qui ont peur, d’agneaux qui ont soif du lait de leur mère, où qui se languissent d’un compagnon de jeu.
Leur spontanéité, leur fragilité demandent de l’adulte un sens de l’altérité. Mais l’altérité dont parle Levinas n’est pas radicale, absolue. C’est une altérité incarnée dans des besoins vitaux universels, dans des pratiques sociales communes. La liberté célébrée par Arendt est une liberté à construire, dans l’apprentissage de l’action. La sensibilité enfantine, l’émotivité rousseauiste qui les fait s’émouvoir pour tout et pour rien n’est pas une fin en soi. C’est une sensibilité à éduquer.
Les adultes immatures sont incapables d’actions complètes, d’actions vertueuses qui portent la vie à son accomplissement, qui réalisent un bonheur réel. Ces adultes deviennent esclaves d’une suite sans fin de faux désirs. Ils deviennent affamés, frénétiques, sans foi ni loi. C’est ce genre de personne que Hobbes qualifiait de loups. C’est ce genre de personne qu’est l’individu moderne: l’homme qui est un loup pour l’homme.
Avec leur génie de l’imitation, les enfants sont des proies faciles pour les loups capitalistes affamés de profits et les loups fanatiques enivrés par leurs fantasmes idéologiques. Un enfant imitera les autres enfants, d’autant plus qu’il s’identifie à eux, et d’autant plus que le nombre créera un puissant effet d'entrainement. Par transitivité, un enfant imitera donc tous les adultes que les autres enfants imitent. Ce qu’on consommera, ils le consommeront encore plus. Ce qu’on idéalisera, ils l’idéaliseront encore plus.
Les loups humains ne mangent pas les agneaux. Ils les transforment en tristes caricatures d’eux-mêmes. Ils en font des machines à consommer des objets inutiles, des machines à poursuivre des idéaux irréalisables. Si le parent d’aujourd’hui ne peut plus être le modèle principal pour l’enfant, s’il n’est plus l’autorité, cela ne rend que plus urgente sa tâche d’être un bon berger. Le berger ne commande pas, mais il protège, il guide, il montre le bon exemple. Seul un berger peut sauver l’agneau des loups.
De bons bergers peuvent encore enseigner aux enfants à agir, et donc un jour à décider, et être des citoyens. Laissons les enfants être des enfants. Quel fardeau insupportable pour ces petits que d’assumer la morale dans une société sans morale. C’est à nous, les adultes, de prendre la houlette du berger, et de porter notre croix.
Notes
(1) Levinas, Emmanuel. Le temps et l’autre. PUF, 1983, p.85
(2) Arendt, Hannah. Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961, p. 314
(3) Montaigne, Michel de. Les Essais. Éditions Gallimard, 2009, p.142
(4) Aristote, Poétique, in Oeuvres complètes, Éditions Flammarion, 2014, p. 2764