La jeunesse de Madame Perfecta, «la femme de ménage parfaite» de l'auteur, fut marquée par des drames secrets et de grandes passions. Sur son lit de mort, elle fait mémoire de sa mère en livrant à «Mamozelle Tonine» son secret à la fois le plus enfoui et le plus brûlant. Ce récit évoque «la mort de l'Espagne mutilée», «le silence de l'Histoire avortée».
Elle l'a construite planche par planche, sa maison, durant soixante-six ans, vingt-sept en terre étrangère, dans un pays avec un assez long avenir pour garder intacte une mémoire qu'elle refuse de voir s'éteindre avec elle.
La mémoire de sa mère.
[...]
Un jour que la phalange de Franco avait mis à sac un village républicain voisin du sien. Pepita était accourue, fouillant les décombres, retournant les cendres, rassemblant les enfants saufs ou blessés qui cherchaient leurs maisons sous les ruines. Et c'est-là qu'elle avait recueilli une masse informe mais grouillante, un petit corps de neuf ans amputé des deux jambes et des deux bras. Le tronc qui restait de Miguel continuait de respirer, d'articuler des mots, des mots à sa mère emportée dans le carnage.
Elle enveloppa le tronc du petit bonhomme dans son manteau, ses bras, le serra si fort contre sa poitrine que des sons fusèrent à l'unisson des deux thorax, des deux gorges et filtrèrent par la fente des lèvres jusqu'à la liberté.
Durant des semaines, Pepita soigna le mutilé, pansa ses moignons, lui rendit la mémoire et les mots. Puis un jour, l'enfant ajusta sa voix à celle de Pepita dans une vieille cantilène andalouse, puis une zarzuela, puis une chanson gaie qui arracha son premier rire à l'enfant-tronc.
Le soir même, Pepita avait revêtu sa robe blanche et accepté de chanter autour du feu de camp des républicains qui préparaient la riposte
[...]
Pepita, qui avait chanté toute la nuit, au petit jour fut emportée dans la rafle par les franquistes. [...] Durant des jours, elle avat stimulé les troupes républicaines avec ses chants de libération et de liberté; en contrepartie, on l'obligerait à chanter la sérénade à l'Espagne de Franco.
Le combat était inégal. Elle avait un mari, une fille et un fils, plus Miguel, l'enfant-tronc, accueilli chez elle. Sa vie, leur vie contre une chanson, une chanson à la gloire du général et de sa phalange.
- Ma mère pouvait donner sa vie, mais pas la nôtre. Et elle a chanté.
[...]
À l'heure convenue, on ne fait pas attendre l'Histoire. Pepita a monté les quatorze marches de l'estrade dressée tel un échafaud au centre du cercle des troupes franquistes, Et chacun a retenu son souffle. En robe de deuil, noire, longue, encolure montante jusqu'au menton, elle a croisé les mains et a chanté chaque couplet du chant de la phalange sur un air de lamento. Jusqu'au bout, sans trémolo, sans un sourire, sans un regard sur la foule sidérée.
Elle avait sauvé la vie de sa famille. Mais pas la sienne. Le lendemain, avant le lever du soleil, la milice est venue l'arracher à son lit pour conduire au lieu de l'exécution celle qui avait osé entonner leur chant sur un air de deuil.
- Fusillée, mamozelle Tonine, pour une chanson.
Perfecta s'arrête. Puis tranquillement:
- Et personne pour lui fermer les yeux.
La mémoire de sa mère.
[...]
Un jour que la phalange de Franco avait mis à sac un village républicain voisin du sien. Pepita était accourue, fouillant les décombres, retournant les cendres, rassemblant les enfants saufs ou blessés qui cherchaient leurs maisons sous les ruines. Et c'est-là qu'elle avait recueilli une masse informe mais grouillante, un petit corps de neuf ans amputé des deux jambes et des deux bras. Le tronc qui restait de Miguel continuait de respirer, d'articuler des mots, des mots à sa mère emportée dans le carnage.
Elle enveloppa le tronc du petit bonhomme dans son manteau, ses bras, le serra si fort contre sa poitrine que des sons fusèrent à l'unisson des deux thorax, des deux gorges et filtrèrent par la fente des lèvres jusqu'à la liberté.
Durant des semaines, Pepita soigna le mutilé, pansa ses moignons, lui rendit la mémoire et les mots. Puis un jour, l'enfant ajusta sa voix à celle de Pepita dans une vieille cantilène andalouse, puis une zarzuela, puis une chanson gaie qui arracha son premier rire à l'enfant-tronc.
Le soir même, Pepita avait revêtu sa robe blanche et accepté de chanter autour du feu de camp des républicains qui préparaient la riposte
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Pepita, qui avait chanté toute la nuit, au petit jour fut emportée dans la rafle par les franquistes. [...] Durant des jours, elle avat stimulé les troupes républicaines avec ses chants de libération et de liberté; en contrepartie, on l'obligerait à chanter la sérénade à l'Espagne de Franco.
Le combat était inégal. Elle avait un mari, une fille et un fils, plus Miguel, l'enfant-tronc, accueilli chez elle. Sa vie, leur vie contre une chanson, une chanson à la gloire du général et de sa phalange.
- Ma mère pouvait donner sa vie, mais pas la nôtre. Et elle a chanté.
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À l'heure convenue, on ne fait pas attendre l'Histoire. Pepita a monté les quatorze marches de l'estrade dressée tel un échafaud au centre du cercle des troupes franquistes, Et chacun a retenu son souffle. En robe de deuil, noire, longue, encolure montante jusqu'au menton, elle a croisé les mains et a chanté chaque couplet du chant de la phalange sur un air de lamento. Jusqu'au bout, sans trémolo, sans un sourire, sans un regard sur la foule sidérée.
Elle avait sauvé la vie de sa famille. Mais pas la sienne. Le lendemain, avant le lever du soleil, la milice est venue l'arracher à son lit pour conduire au lieu de l'exécution celle qui avait osé entonner leur chant sur un air de deuil.
- Fusillée, mamozelle Tonine, pour une chanson.
Perfecta s'arrête. Puis tranquillement:
- Et personne pour lui fermer les yeux.