Berdiaeff essaie d'offrir à ses lecteurs une interprétation personnaliste et spiritualiste de la mort en distiguant le processus biologique, qui est rupture, du processus spirituel de la personne, qui est ouverture à l'infini. L'individu meurt, mais la personne ne meurt pas, elle se transforme. La victoire sur la mort est donc une activité créatrice de transfiguration de «l'homme total», qui s'accomplit en plénitude. Il s'agit d'une vision chrétienne où l'homme participe à la victoire de la vie sur la mort accomplie par le Christ ressuscité. Les rapports entre «personne» et «homme total» ne sont pas clairement définis dans ce texte, ni la compatibilité de la liberté créatrice de l'homme et l'activité créatrice de Dieu.
Je ne connais pas d'attitude plus morale à l'égard de la mort que celle de N. Fédorov. Il s'attriste à la mort de chaque être et il voudrait que l'homme devint celui qui ressuscite les autres de la mort. Mais le sentiment de désolation devant la mort, surtout lorsque ce sentiment devient actif, n'a rien à voir avec la crainte de la mort. Le personnalisme pose le problème de la mort et de l'immortalité autrement que ne le fait Féderov. Celui-ci a raison de dire que la lutte contre la mort n'est pas une affaire personnelle, mais une oeuvre commune. Ce n'est pas seulement ma mort qui me pose devant ce problème, mais celle de tous et de chacun. La réalisation de la personne a pour condition non seulement la victoire sur la crainte de la mort, mais aussi sur la mort elle-même. La réalisation de la mort est impossible dans le fini, elle suppose l'infini, non pas l'infini quantitatif, mais l'infini qualitatif, c'est-à-dire l'éternité. L'individu meurt parce qu'il est un produit du processus de l'espèce, mais la personne ne meurt pas, parce qu'elle est étrangère à ce processus. La victoire sur la crainte de la mort est une victoire de la personne spirituelle sur l'individu biologique. Mais ceci signifie, non une séparation entre le principe spirituel, qui est immortel, et l'homme mortel, mais une transformation de l'individu total. Il ne s'agit pas d'une évolution, d'un développement au sens naturaliste du mot. Le développement ne concerne que la partie; ce qui est incapable de parvenir à la plénitude; il est soumis à l'action du temps, ne s'effectue que dans le temps; il n'est pas une victoire créatrice sur le temps. L'insuffisance, le mécontentement, l'état fragmentaire, l'aspiration au plus complet et au plus grand peuvent être des signes aussi bien d'un état inférieur que d'un état supérieur de l'homme. La richesse peut être une fausse plénitude, un faux affranchissement de l'esclavage. Le passage de l'insuffisance à la plénitude, de la pauvreté à la richesse peut être l'effet d'une évolution, et apparaît effectivement comme tel, lorsqu'il est vu du dehors. Mais derrière ce processus il s'en cache un autre, plus profond: c'est le processus de la liberté* qui rompt le déterminisme. La victoire sur la mort ne peut pas être la conséquence d'une évolution, le résultat de la nécessité; elle est un acte de création, d'activité créatrice auquel l'homme participe en coopération avec Dieu. Autrement dit, elle est un acte de liberté. La vie tendue et passionnée entraîne à la mort et est liée à la mort. Dans le tourbillon du monde de la nature, la vie et la mort sont inséparables. «Laissez la jeune vie jouer auprès de l'entrée de la tombe», a dit notre poète. La tension de la vie passionnelle entraîne à la mort, parce que cette vie est enfermée dans le fini, qu'elle ignore l'accès de l'infini et de l'éternel. Ce n'est pas en étouffant et en supprimant le côté passionnel et tendu de la vie qu'on parvient à la vie éternelle, mais c'est en lui faisant subir une transformation spirituelle, en la pénétrant de l'activité créatrice de l'esprit. La négation de l'immortalité est un signe de lassitude, un renoncement à l'activité.