Rien ne détermine plus profondément une civilisation que la place qu'elle fait à la mort. C'est la mort qui permet la naissance, transforme la vie en histoire* et instaure la liberté*. Elle ouvre la voie à la solidarité entre générations et assure la créativité humaine à travers le temps.
«Nit nit ay garabam - l'homme est le remède de l'homme.» La sagesse woloff résume mon propos (1). L'homme n'existe, ne se constitue, ne se reproduit qu'à l'aide d'autres hommes. Il n'y a pas d'homme sans société, sans histoire. Il n'y a pas de société sans un système collectif d'auto-interprétation. L'homme séparé des autres hommes n'est qu'un cri. Or, la constitution de l'homme par l'homme implique la claire conscience de la nécessité existentielle de la mort de chacun des hommes concernés.
Je suis de la nature, je suis unique, né d'une dialectique complexe du commun et du singulier. Je suis porteur de sens, mais je ne peux actualiser la totalité de la signification que je véhicule qu'en acceptant librement la suppression de mon existence porteuse de sens. Georges Bataille: «La mort de l'un est corrélatif de la naissance de l'autre, qu'elle annonce et dont elle est la condition. La vie est toujours un produit de la décomposition de la vie. Elle est tributaire en premier lieu de la mort, qui laisse la place, puis de la corruption, qui suit la mort, et remet en circulation les substances nécessaires de l'incessante venue au monde des êtres nouveaux (2).» Encore Bataille: «Que la mort soit aussi la jeunesse du monde, l'humanité s'accorde à le méconnaître. Un bandeau sur les yeux, nous refusons de voir que la mort seule assure sans cesse un rejaillissement sans lequel la vie déclinerait. Nous refusons de voir que la vie est la chausse-trape offerte à l'équilibre, qu'elle est tout entière l'instabilité, le déséquilibre où elle précipite. C'est un mouvement tumultueux qui appelle incessamment l'explosion. Mais l'explosion incessante ne cessant pas de l'épuiser, elle ne se poursuit qu'à une condition: que ceux des êtres qu'elle engendra, et dont la force d'explosion est épuisée, cèdent la place à de nouveaux êtres, entrant dans la ronde avec une force nouvelle (3).»
Le biologiste Maurice Marois, à la fois président de la Société française de thanatologie et fondateur de l'Institut de la vie, écrit:« Avec l'alphabet des acides aminés la vic compose, défait et recompose à l'infini ce monde de formes d'une inépuisable richesse ... La mort donne à la vie de nouvelles chances pour de nouveaux essais. La vie recommence à chaque nouvelle naissance ... Chaque être qui naît est le matin du monde (4).» [...] Mais Marois ajoute aussitôt : « La mort des hommes est la condition indispensable de la survie de l'espèce, de la poursuite de l'aventure humaine sur_terre. Une humanité dont les hommes, brusquement, seraient immortels, manquerait en quelques années de l'air, de l'énergie, de la nourriture et de l'espace nécessaire pour assurer son existence. L'espèce humaine disparaîtrait de la planète. Autrement dit : sans la mort de l'homme il n'y aurait ni société, ni histoire, ni avenir, ni espérance (5). »
Il faut encore rendre la parole à Bataille qui exulte et qui frémit de cette orgie d'accouplement, de vie, d'anéantissement, de recommencement: «La sexualité et la mort ne sont que les moments aigus d'une fête que la nature célèbre avec la multitude inépuisable des êtres, l'un et l'autre ayant le sens du gaspillage illimité auquel la nature procède à l'encontre du désir de durer qui est le propre de chaque être (6).»
[...]
«L'homme est le remède de l'homme» signifie plus encore; l'homme se constitue à l'aide d'une subjectivité incomplète (7).» Limité dans sa pratique de la vie, doté pourtant d'un potentiel immense de vie, il aurait besoin de beaucoup plus de vie pour être l'homme total qu'il rêve d'être. Sa plénitude suppose l'acceptation de la complémentarité de tous les hommes. C'est cette complémentarité, conceptuellement informulable puisque irréductiblement liée à la singularité de chaque rencontre, qui est, pour la sociologie générative synonyme d'égalité. C'est la claire conscience de la nécessité de la mort, qui transforme la nécessité existentielle de l'homme en un destin chargé de sens, s'inscrivant dans la continuité globale des hommes. Si donc la mort n'est pas inscrite dans la nécessité de la conscience qui toujours attend d'être encore, elle apparaît, pour la conscience, une nécessité de type existentiel. (8) Notre propre finitude*est une chance qui nous est offerte par la vie ou si l'on préfère. par la mort. Cette chance est celle de l'existence destinale de l'individu. La mort, imposant une limite à notre existence, instaure une discontinuité, institue le temps. Elle confère une place et un sens à chaque instant de vie, d'où elle singularise chaque vie et lui donne sa signification. La mort instaure la liberté*.
Les morts continuent d'agir au-delà de la mort. Leurs cadavres se dissolvent, mais les oeuvres qu'ils ont créées, les institutions qu'ils ont animées, les pensées qu'ils ont mises au monde, les affections qu'ils ont suscitées continuent d'agir et de fermenter. Alors que leur corps retourne au néant, leur conscience poursuit un destin social parmi les vivants. Et - chose étrange - le destin social postmortuaire de la conscience est, dans certains cas très précis, plus vigoureux, plus ample et plus éclatant que le destin vécu en compagnie du corps.
[...]
Tout homme, donc tout mort, est investi d'un sens social. Tout homme, aussi écrasé, aussi humble, aussi misérable qu'il soit, aime, parle, rêve, désire, bref: transmet des pensées aux autres. Ses pensées, ses affections, son regard et sa plainte continueront d'agir - dans la conscience d'autrui - au-delà de sa mort.
Notes
1. Diop, A. in Actes du II° Congrès mondial des africanistes, éd, Présence africaine, 1972, p. 16.
2. Bataille, G., L'érotisme, col. «10/18», 11974, p. 62.
3. Bataille, op. cit.
4. Marois, M., « La politique de la vie» in Revue de l'Académie des sciences morales et politiques, 1970, 1° semestre, p. 148.
5. Marois, M., «Passé et avenir de la vie, science et responsabilité» in op. cit.
6. Bataille, op. cit., p. 68.
7. Bataille, op. cit., p. 15-16.
8. Jankélévitch, V., La mort, op. cit., p. 141 s.
9. Jankélévitch, V., cours à la Sorbonne durant l'hiver 1971-1972.
10. Jankélévitcjh, V., La mort, op. cit., p. 141.
Je suis de la nature, je suis unique, né d'une dialectique complexe du commun et du singulier. Je suis porteur de sens, mais je ne peux actualiser la totalité de la signification que je véhicule qu'en acceptant librement la suppression de mon existence porteuse de sens. Georges Bataille: «La mort de l'un est corrélatif de la naissance de l'autre, qu'elle annonce et dont elle est la condition. La vie est toujours un produit de la décomposition de la vie. Elle est tributaire en premier lieu de la mort, qui laisse la place, puis de la corruption, qui suit la mort, et remet en circulation les substances nécessaires de l'incessante venue au monde des êtres nouveaux (2).» Encore Bataille: «Que la mort soit aussi la jeunesse du monde, l'humanité s'accorde à le méconnaître. Un bandeau sur les yeux, nous refusons de voir que la mort seule assure sans cesse un rejaillissement sans lequel la vie déclinerait. Nous refusons de voir que la vie est la chausse-trape offerte à l'équilibre, qu'elle est tout entière l'instabilité, le déséquilibre où elle précipite. C'est un mouvement tumultueux qui appelle incessamment l'explosion. Mais l'explosion incessante ne cessant pas de l'épuiser, elle ne se poursuit qu'à une condition: que ceux des êtres qu'elle engendra, et dont la force d'explosion est épuisée, cèdent la place à de nouveaux êtres, entrant dans la ronde avec une force nouvelle (3).»
Le biologiste Maurice Marois, à la fois président de la Société française de thanatologie et fondateur de l'Institut de la vie, écrit:« Avec l'alphabet des acides aminés la vic compose, défait et recompose à l'infini ce monde de formes d'une inépuisable richesse ... La mort donne à la vie de nouvelles chances pour de nouveaux essais. La vie recommence à chaque nouvelle naissance ... Chaque être qui naît est le matin du monde (4).» [...] Mais Marois ajoute aussitôt : « La mort des hommes est la condition indispensable de la survie de l'espèce, de la poursuite de l'aventure humaine sur_terre. Une humanité dont les hommes, brusquement, seraient immortels, manquerait en quelques années de l'air, de l'énergie, de la nourriture et de l'espace nécessaire pour assurer son existence. L'espèce humaine disparaîtrait de la planète. Autrement dit : sans la mort de l'homme il n'y aurait ni société, ni histoire, ni avenir, ni espérance (5). »
Il faut encore rendre la parole à Bataille qui exulte et qui frémit de cette orgie d'accouplement, de vie, d'anéantissement, de recommencement: «La sexualité et la mort ne sont que les moments aigus d'une fête que la nature célèbre avec la multitude inépuisable des êtres, l'un et l'autre ayant le sens du gaspillage illimité auquel la nature procède à l'encontre du désir de durer qui est le propre de chaque être (6).»
[...]
«L'homme est le remède de l'homme» signifie plus encore; l'homme se constitue à l'aide d'une subjectivité incomplète (7).» Limité dans sa pratique de la vie, doté pourtant d'un potentiel immense de vie, il aurait besoin de beaucoup plus de vie pour être l'homme total qu'il rêve d'être. Sa plénitude suppose l'acceptation de la complémentarité de tous les hommes. C'est cette complémentarité, conceptuellement informulable puisque irréductiblement liée à la singularité de chaque rencontre, qui est, pour la sociologie générative synonyme d'égalité. C'est la claire conscience de la nécessité de la mort, qui transforme la nécessité existentielle de l'homme en un destin chargé de sens, s'inscrivant dans la continuité globale des hommes. Si donc la mort n'est pas inscrite dans la nécessité de la conscience qui toujours attend d'être encore, elle apparaît, pour la conscience, une nécessité de type existentiel. (8) Notre propre finitude*est une chance qui nous est offerte par la vie ou si l'on préfère. par la mort. Cette chance est celle de l'existence destinale de l'individu. La mort, imposant une limite à notre existence, instaure une discontinuité, institue le temps. Elle confère une place et un sens à chaque instant de vie, d'où elle singularise chaque vie et lui donne sa signification. La mort instaure la liberté*.
Les morts continuent d'agir au-delà de la mort. Leurs cadavres se dissolvent, mais les oeuvres qu'ils ont créées, les institutions qu'ils ont animées, les pensées qu'ils ont mises au monde, les affections qu'ils ont suscitées continuent d'agir et de fermenter. Alors que leur corps retourne au néant, leur conscience poursuit un destin social parmi les vivants. Et - chose étrange - le destin social postmortuaire de la conscience est, dans certains cas très précis, plus vigoureux, plus ample et plus éclatant que le destin vécu en compagnie du corps.
[...]
Tout homme, donc tout mort, est investi d'un sens social. Tout homme, aussi écrasé, aussi humble, aussi misérable qu'il soit, aime, parle, rêve, désire, bref: transmet des pensées aux autres. Ses pensées, ses affections, son regard et sa plainte continueront d'agir - dans la conscience d'autrui - au-delà de sa mort.
Notes
1. Diop, A. in Actes du II° Congrès mondial des africanistes, éd, Présence africaine, 1972, p. 16.
2. Bataille, G., L'érotisme, col. «10/18», 11974, p. 62.
3. Bataille, op. cit.
4. Marois, M., « La politique de la vie» in Revue de l'Académie des sciences morales et politiques, 1970, 1° semestre, p. 148.
5. Marois, M., «Passé et avenir de la vie, science et responsabilité» in op. cit.
6. Bataille, op. cit., p. 68.
7. Bataille, op. cit., p. 15-16.
8. Jankélévitch, V., La mort, op. cit., p. 141 s.
9. Jankélévitch, V., cours à la Sorbonne durant l'hiver 1971-1972.
10. Jankélévitcjh, V., La mort, op. cit., p. 141.