L'Encyclopédie sur la mort


La souffrance en exil

Éric Gagnon

Il y a entre parole et silence une dialectique que notre époque tend à oublier, tant elle est obsédée par le bruit, de bavardage, l'information pléthorique. C'est à cette dialectique qu'est consacré l'ouvrage d'Éric Gagnon. La souffrance est un des cinq espaces de circulation de sens où la parole tente de renouer avec le silence pour surmonter son propre emballement. Les quatre autres expériences sont l'enseignement, la politique, la fiction littéraire et l'amour.

Entre les mots et les silences, entre les confidences et les secrets, la souffrance met en évidence une incertitude présente dans toute parole; une hésitation pour la personne souffrante qui cherche ses mots, mais également pour son auditeur, celui qui l’écoute et doit lui répondre. La réponse, celui qui souffre la guette, et cette réponse le trouble parfois autant que la blessure relatée. «La parole est moitié a celuy qui parle et moitié a celuy qui escoute» (Montaigne*), et il faut savoir répondre à la révélation d’un secret, la confidence d’un malheur, d’une humiliation ou d’une peur. Comment recevoir une telle confidence, quelle réponse peut-on donner qui soit à la hauteur de ce qui est, de sa profondeur ou de sa gravité? Que peut-on se risquer à répondre en retour de cette confidence sans se dérober à la demande et à la confiance qui nous est accordée (10)? La parole souffrante, partagée entre le secret et la confidence, se tient devant la faille dont parle Desanti, la finitude en somme, l’inconnaissable et l’immaîtrisable, l’impossibilité de savoir ce que l’autre entend et va répondre, l’irréversible aussi, le passé que l’on ne peut effacer et qu’il faudra assumer. Comme le don, lui aussi une forme de parole, la confidence d’une souffrance comporte un risque, celui de l’incertitude quant au retour, quant à ce qui sera rendu, un risque qu’il faut prendre si l’on veut retrouver la parole et s’ouvrir un avenir, le risque de parler et la promesse de répondre, sans lesquels il n’y a pas cette confiance qui est au fondement des liens, de la vie elle-même. La parole «nous jette dans l’inquiétude de penser à sa suite», écrit Heidegger (11). Parler, c’est demander et attendre une réponse, une réponse que l’on peut cependant redouter, que l’on redoute toujours un peu, sinon pourquoi parlerait-on? Il faut craindre un peu la réponse pour risquer une question.

Comme la mort qu’elle a pour horizon, la souffrance est une situation limite, au sens où l’entendait Karl Jaspers (12), expérience qui borne notre existence et nous la fait éprouver; expérience insaisissable, qu’on ne peut changer et qu’aucune signification ne parvient à achever, mais qu’il nous faut pourtant penser. Un de ces moments où la parole, le sens, l’existence même reconnaît sa limite ou sa fin, moment d’interrogation décisive sur soi, sur les autres et sur le monde que l’on habite. Moments d’ébranlement de la parole, la souffrance et la mort nous rappellent que les mots sont comptés, comme le sont nos jours, interdisant à la parole de se perdre en vains discours. La parole se doit d’être alors à la hauteur de ce qui en est le garant silencieux, une certaine idée du bien, du juste ou du vrai, et qui se prouvait autrefois par une mort héroïque ou le sacrifice de sa vie, davantage aujourd’hui par le pardon, la promesse ou ce qu’on appelle l’accompagnement, ce moment où le malade, le mourant et ceux qui l’entourent sont tenus à l’authenticité de leur parole. Il n’y a plus de faux-semblant possible, il n’y a plus moyen de se défiler ou de reporter à plus tard. Menaces à l’endroit de la parole qu’elles interrompent, la souffrance et la mort en sont aussi la possibilité.

Peut-être le souvenir de la souffrance ou de la mort est-il nécessaire pour pouvoir continuer à parler, le souvenir des mots qui ont alors manqué. Peut-être faut-il au moins imaginer ce que la souffrance peut être pour un autre, se mettre à sa place. Peut-être faut-il avoir conscience de cette limite de la parole, de cette possibilité de la perdre, de ce moment où elle devient impossible, où plus aucune réponse ne tient car plus aucune n’est attendue. Peut-être cette pensée de la souffrance, où la parole à nouveau est suspendue, la conversation interrompue, mais volontairement cette fois-ci, est-elle nécessaire pour se rappeler la précarité de la parole, pour peser ses mots, ne pas les laisser se dérouler dans l’indifférence ou y renoncer entièrement par le mutisme. Sans doute faut-il se placer sur la limite, entre ce qui ouvre la parole et ce qui la referme, reconnaître cette hésitation au cœur même de la parole. La conversation est momentanément rompue, avant d’être reprise dans un dialogue avec la mémoire de ceux qui sont morts, ou avec un vivant qui prendra le relais. C’est pourquoi la parole porte souvent en soi la présence d’un autre disparu, un témoin privilégié et silencieux, un interlocuteur d’outre-tombe, auquel on soumet sa parole et dont on reprend la parole en la prolongeant et la gardant vivante. C’est au souvenir de celui ou celle qui n’est plus là pour répondre, que souvent l’on s’interroge et met à l’épreuve sa parole, avant de l’adresser aux vivants. La parole est ce qui survit, elle relie les vivants et les défunts. Si elle conduit au seuil de la mort, la mort inaugure aussi la parole, et ramène aux mots adressés à l’enfant, au cercle par lequel nous avons débuté. La parole est apprentissage de la mort, et la mort, apprentissage de la parole.

Le silence contient une affirmation et un doute. En achevant la phrase ou mettant provisoirement fin à la conversation, il décide de ne rien ajouter, de s’en tenir à ce qui est dit. Il demande de croire à la parole, et d’affirmer malgré le manque de certitude, de se prononcer malgré le doute, de départager le vrai et le faux, le juste et l’injuste, même s’il y a encore tant à dire, pour que les mots ne soient pas arbitraires, les jugements tous équivalents et la parole vide. Il préserve la confiance en la parole en cherchant à être à la hauteur de ce qui porte silencieusement les mots. Il est promesse faite par celui qui parle à ceux qui ont parlé avant lui et qui parleront après lui, d’une certaine permanence des mots et du sens, de la mémoire et de certaines intentions, sans lesquels la parole et le silence lui-même ne seraient plus possibles. Mais il sait aussi que d’autres choses pourraient être dites et devront être dites, que les conclusions sont provisoires, et fait confiance à ceux qui viendront se joindre à la conversation, dans l’imprévisibilité et la nouveauté de leur parole, la naissance, dirait Arendt.
Le silence laisse ainsi dans le vide. Il laisse dans l’incertitude de ce qui a été dit et de ce qui se dira, dans l’indétermination d’une parole dont on ne sait si elle sera comprise et reprise. Le silence place devant un abîme: interruption de la voix à laquelle on se reportait régulièrement, interruption définitive pour celui qui va mourir et temporaire pour ceux qui lui survivent et qui reprendront la parole, laissant dans l’inachèvement et l’interrogation. Il rappelle la mort et la finitude, et c’est pourquoi il est souvent insupportable. Aussi le recouvre-t-on souvent de mots, d’une parole continue. Le monde contemporain si bavard craint le silence, ce que le devenir de la parole a d’incertain. Il parle d’abondance, pour ne pas laisser le silence s’étendre.

Parler, c’est différer la mort, mais aussi s’en approcher, y toucher presque. «Un ange passe», dit-on à propos de ces silences prolongés et gênés qui surviennent dans une conversation. La parole est retenue, le temps suspendu: dans le silence, la mort est entrevue.

Notes

10. Questions soulevées par Jean-Bernard Pocreau, ethnopsychiatre auprès des réfugiés, et professeur à l'université Laval, lors d'une conférence prononcée à la même université en janvier 2004.
11. M. Heidegger, Acheminements vers la parole, Paris, Gallimard, 2003 [1959], p. 207.
12. Voir M. Dufrenne et P. Ricoeur, Karl Jaspers et la philosophie de l'existence, Paris, Seuil, 1947.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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