Titien
Un des grands portraitistes de la Renaissance dont il a su capter l'âme robuste, guerrière, fière et arrogante, son art représente un sommet de la peinture du XVIe. Il ouvre la voie à une technique où la matière et la couleur prennent le pas sur la ligne. Peintre des princes, prince des peintres, son ascendant sur les plus grands artistes européens est indéniable: sur Vélazquez qui réussit à capter la magie des glacis qui font la beauté et le naturel incomparables des portraits de Titien, sur le Poussin qui adopte la palette colorée et l'ordonnancement des premières compositions mythologiques, Rubens qui possèdait une des plus grandes collections privées du maître vénitien, Rembrandt, etc. Delacroix écrira à la fin de sa fin: «Si l'on vivait cent vingt ans, on préférerait Titien à tout.»
Il peignit le nu avec une sensualité qui fit longtemps le délice des voyageurs en Italie auxquels on réservait des salles privées pour la contemplation de ces tableaux troublants. La composition de la Vénus d'Urbino, un des nus les plus envoûtants jamais peints, allait être reprise par Vélazquez, Goya et Manet dans un tableau qui fit scandale à son époque. Valéry écrit à son sujet: «On sent bien que pour Titien, quand il dispose une Vénus de la chair la plus pure, mollement assemblée sur la pourpre dans la plénitude de sa perfection de déesse et de chose peintre, peindre fut caresser et joindre deux voluptés dans un acte sublime...» 1
Dans sa biographie, Vasari, un ami du peintre, a jeté un voile sur les dernières années de l'artiste qui mourut âgé de près de 90 ans. Il déplorait que le Titien, dont la vue semble-t-il avait baissé considérablement, ne peignit plus avec la précision et la finesse de ses premières années. Dans ces tableaux tragiques où, par exemple, il met en scène le Christ flagellé à la lumière des flambeaux, la matière picturale, souvent travaillée avec les doigts, ou appliquée avec largeur et impétuosité sur la toile dont on devine par endroit le support, acquiert une présence et une énergie qu'il faudra attendre les peintres expressionnistes du XXe siècle avant de retrouver. Mais son disciple, Le Tintoret, avait compris la direction indiquée son maître et toute sa vie conserva dans son atelier une de ces oeuvres tardives du Titien, où se déchaîne l'art le plus expressif et le plus parfaitement contrôlé jamais exécuté.
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Jugements sur le Titien
DELACROIX
«Si l'on vivait cent vingt ans, on préférerait Titien à tout. Ce n'est pas l'homme des jeunes gens. Il est le moins maniéré et par conséquent le plus varié des peintres.
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Chez Titien commence cette largeur de faire qui tranche avec la sécheresse de ses devanciers et qui est la perfection de la peinture. Les peintres qui recherchent cette sécheresse primitive, toute naturelle dans des écoles qui s'essayent et qui sortent de sources presque barbares, sont comme des hommes faits qui, pour se donner un air naïf, imiteraient le parler et les gestes de l'enfance. Cette largeur du Titien, qui est la fin de la peinture et qui est aussi éloignée de la sécheresse des premiers peintres que de l'abus monstrueux de la touche et de la manière lâche des peintres de la décadence de l'art.
[...]
On est confondu de la force, de la fécondité, de cette universalité de ces hommes du seizième siècle. Nos petits tableaux misérables faits pour nos misérables habitations, la disparition de ces Mécènes dont les palais étaient pendant une suite de générations l'asile des beaux ouvrages, qui étaient dans les familles comme des titres de noblesse: ces corporations de marchands commandaient des travaux qui effrayeraient les souverains de nos jours et des artistes de taille à accomplir toutes les tâches.» Voir ces extraits de son Journal
STENDHAL
On trouve peu de dessinateurs dans [l'école vénitienne], parce que le dessin est une science, que tout le génie du monde ne peut pas faire deviner. C'est une connaissance de faits qui exige beaucoup de patience et de réflexion. Titien savait fort bien dessiner; mais souvent pour se débarrasser plus vite d'un ouvrage, il se permit des négligences; malgré cela il est supérieur dans le dessin à tous les autres peintres de Venise, parce qu'il eut le bon esprit et la patience de peindre presque toujours d'après nature. Il imitait exactement ses effets, sans se rompre la tête à en rechercher les causes. C'est ainsi qu'il acquit un coloris admirable, partie dans laquelle ses bons tableaux sont au-dessus des ouvrages de tous les peintres.
Dans le dessin, Titien eut trois époques. D'abord, imitant ses maîtres, il fut sec dans les contours. Ensuite, sur les pas du Giorgion et en imitant le nature, il agrandit son style. C'est l'époque du Martyre de saint Pierre et de ses autres chefs-d'œuvre. Enfin, voulant donner de la liberté à son pinceau, il négligea le dessin et tomba dans un style ordinaire et quelquefois grossier.
Ses enfants sont plus beaux que ceux de Raphaël, du Dominiquin et de tous les autres peintres; il ne faut pour les bien peindre aucune exaltation de l'âme; il faut savoir choisir et imiter juste leurs mouvements gracieux, et leurs couleurs fraîches. Poussin ne se lassait pas d'imiter le Titien dans cette partie, et Fiammingo, qui eut tant de succès dans les figures d'enfants, apprit à les faire dans ses tableaux.
Il n'y a pas de doute que le Titien n'eût tout le talent nécessaire pour devenir un grand dessinateur; il savait imiter parfaitement la nature; il eût donc imité parfaitement l'antique s'il eût voulu étudier cette partie. Mais il voulait peindre vite et n'eut pas le temps de faire une étude solide du dessin.» (Écoles italiennes de peinture, voir ce texte)
PAUL VALÉRY
«Le Nu n'avait en somme que deux significations dans les esprits: tantôt, le symbole du Beau; et tantôt, celui de l'Obscène.
Mais, pour les peintres de figure, il était l'objet du monde le plus important. Ce que fut l'amour aux conteurs et aux poètes, le Nu le fut aux artistes de la forme; et, comme aux premiers l'amour offrait une diversité infinie de manières d'exercer leurs talents, depuis la représentation la plus libre des êtres et des actes jusqu'à l'analyse la plus abstraite des sentiments et des pensées; ainsi, depuis le corps idéal jusqu'aux nudités les plus réelles, les peintres, dans le Nu, trouvèrent le prétexte par excellence.
On sent bien que pour Titien, quand il dispose une Vénus de la chair la plus pure, mollement assemblée sur la pourpre dans la plénitude de sa perfection de déesse et de chose peintre, peindre fut caresser et joindre deux voluptés dans un acte sublime, où la possession de la Belle par tous les sens de fondent.» (Degas, Danse, Dessin)
ANDRÉ SUARÈS
«Nés entre tous pour le spectacle et l'opéra, il est naturel que les Italiens n'aient jamais eu de grand poète tragique. Ils restent à la surface. La profondeur n'est pas leur fait ; ou, sils y atteignent, elle est toujours lyrique : le verbe est le lieu de leurs scènes; la tragédie italienne est verbale: Victor Hugo aurait été le roi de leur théâtre. Le grand maître du drame qu'ils n'ont pas eu en poésie, le ciel le leur a donné dans l'art de peindre: Titien est le puissant dramaturge de l'Italie, le seul qui suscite à nos yeux les passions et les caractères dans la plénitude mouvante de l'action. Plus qu'un autre, dans sa longue vie de cent ans, il est le témoin de toute la Renaissance. Et pas un, comme lui, ne fait sentir de si près l'ardeur du siècle, les moeurs sans frein, les excès et les crimes, la vertu de ces hommes débridés, cruels et superstitieux, acharnés et avides. Avant tout, la grandeur de Titien est de l'ordre dramatique. Comme si ce n'était pas assez, Titien enveloppe l'action d'une forme splendide. Il est une puissance de peintre, un génie de voir le monde, à travers le prisme de la lumière, sans en rien perdre, et le jeu des lignes, sans en altérer l'illusion; un don de mettre toute la pensée dans la vision et de n'en avoir pas d'autre; de vivre dans l'image de l'objet, d'être tout signe enfin avec une force et une abondance intarissables: cette puissance de peintre, nul ne l'a eue plus que Titien, ni plus pleine, ni plus riche. En lui, l'artiste est d'un miraculeux équilibre. De tous les Italiens, celui peut-être en qui le talent et le génie, l'instinct et l'étude, la matière et la forme, les sens et l'esprit se compensent le mieux. De la sorte, l'oeuvre de cet artiste passionné peut paraître impassible. Tous ces moyens ensemble concourent au triomphe de la beauté charnelle, délice des yeux: non pas un rêve, mais la volupté la plus visible.
Certes, la plus belle peinture de Florence est la jeune Vénus couchée [Venus d'Urbino], toute nue, jadis à la Tribune, cent fois supérieure, du reste, à la Vénus trop mûre et trop grasse ou à la Flore que d'autres admirent. Cette merveille est l'Hélène de Titien. À Rome, au musée de la villa Borgèse, L'amour sacré et l'amour profane me semble, à la réflexion, le dialogue inégalé du rythme féminin avec la chair féminine; et par un sentiment de, l'harmonie qui passe de beaucoup l'intelligence de l'art, Titien a voulu que la nature fît à ce double chant une basse fondamentale. Enfin à Nâples, Le pape Farnèse et ses neveux est tout un terrible drame, où la réalité se fait si violente et si vive, que l'effroi même y laisse percer une ombre de ricanement et de sarcasme
comique.
La splendeur de Titien m 'enchante à Florence et m'étonne, comme une nuit païenne dans la cour du Bargello. Fiorenza, en son fond, n'a rien de païen: la grasse facétie des Florentins elle-même sent bien-moins le rire grec que la gaîté des cloîtres et les malodorantes histoires de curé. Titien, si peu anecdotique, si large de toutes façons et d'une telle maîtrise qu'elle a l'air de la facilité même, triomphe dans un art étranger à toute doctrine et à tout dogme. Cette orgie de la chair, sage et maîtresse de soi jusque dans l'excès, ou farouche ou d'une folle allégresse, allume un feu d'or dans l'atmosphère argentée de la Toscane. Florence est bien à mi-chemin de Venise et de Sienne, entre le plaisir et la passion qui prend sa volupté la plus désirée au-delà du plaisir même. Venise, est deux fois la terre et le délice de vivre, puisqu'ils se mirent dans l'eau. Sienne est le rêve de, la vie et ses délices spirituelles. La passion surprend à Florence, et même elle y contrarie le voeu secret d'un génie,qui est tout d'équilibre,et d'intelligence.» (Voyage du Condottiere, )
INGRES
«Il est sans exemple qu'un grand dessinateur n'ait pas eu le coloris qui convenait exactement aux caractères de son dessin.Aux yeux de beaucoup de personne, Raphaël n'a pas coloré. Il n'a pas coloré comme Rubens et Van Dyck : parbleu, je le crois bien ! Il s'en serait bien, gardé: Rubens et Van Dyck peuvent plaire au regard, mais ils le trompent; ils sont d'une mauvaise école, coloriste, de l'école du mensonge. Titien, voilà la couleur vraie, voilà la nature sans exagération, sans éclat forcé ! c'est juste.» Voir ses Notes sur le dessin