Gouvernance
«On peut définir la gouvernance comme la coordination efficace quand pouvoir, ressources et information sont vastement distribués entre plusieurs mains. Elle est tout à la fois une manière de voir, un outil diagnostic, un instrument d'intervention clinique: elle aide à détecter et préciser la nature des failles, à comprendre d'où viennent les dérapages, et à mettre au point des correctifs appropriés. Comment passer pourtant des réflexions générales inspirées par le travail de laboratoire à des savoir-faire, un outillage mental utilisable par tout un chacun?
En tant que pratique professionnelle, la gouvernance est le fruit d'une connaissance qui ne peut vraiment s'apprendre que dans l'action. On n'apprend pas à devenir chirurgien, virtuose du cor français, ouhockeyeur professionnel dans un manuel. Le livre et l'étude peuvent préparer le candidat à passer à l'action, mais c'est dans l'action et de la pratique que viendra la compétence. Notre propos ici est donc de préparer à l'action. » (Gilles Paquet, Gouvernance, mode d'emploi, Liber, Montréal 2008, Couv.4)
Gilles Paquet est professeur émérite et chercheur associé à l'Ecole d'études politiques de l'université d'Ottawa. Economiste, journaliste, il a publié ou dirigé plusieurs ouvrages et écrit un grand nombre d'articles scientifiques. Aux éditions Liber il a publié Oublier la Révolution tranquille(1999), Pathologies de gouvernance (2004) Gouvernance: une invitation à la subversion (2005).
La notion de pouvoir, tel que l'a définie Bernard de Jouvenel entre autres, englobait celle de gouvernance. Ce nouveau mot est-il apparu pour servir d'étandard à une nouvelle génération de penseurs ou correspond-il à une réalité nouvelle? Voici la réponse de Gilles Paquet:
«La gouvernance est enfant de la complexité. Dans un monde où pouvoir, ressources et informarion sont répartis entre plusieurs mains, chaque agent est inséré dans un enchevêtrement de relations qui définissent le fardeau de sa charge — un fardeau pluriel pour tous ceux qui ont à prendre des décisions. Ce fardeau de la charge est défini par les attentes légitimes ( mais pas toujours compatibles ) d'une constellation de personnes et de groupes avec lesquels il y a interaction. Chaque preneur de décision doit non seulement effectuer une réconciliation efficace de toutes ces attentes, mais encore pouvoir expliquer ses choix dans un langage qui satisfasse tout le monde. Dans ce monde de gouvernance, pas de pouvoir sur, seulement du pouvoir avec.
Cette complexité a sa source à la fois dans les bouleversements importants du contexte auquel les agents et groupes sont confrontés, mais aussi dans les limites de la capacité des agents et groupes à explorer, à prospecter et à développer la connaissance des lieux et des moyens d'intervenir utilement. D'une part, l'accélération des changements techniques, sociaux, économiques et culturels et l'abolition des distances ont fait que le tissu des événements, actions, interactions, rétroactions, est devenu beaucoup plus complexe. Un sens du fouillis, du désordre, de l'incertitude émerge de nos efforts pour appréhender le monde autour de nous. D'autre part, la connaissance que nous pouvons construire de ce contexte est imparfaite, partielle et toujours incertaine, fragmentée, émiettée, saupoudrée entre les personnes et groupes selon leur expérience, et, selon les cas, plus ou moins tacite aussi. L'utilisation de ces fragments est aussi fort imparfaite à cause de notre rationalité limitée. Ce double handicap du pluralisme contemporain1 ( sphères, attitudes et croyances fondamentales, identités fortement différenciées et justiciables de logiques sociales parallèles) et de nos capacités mentales inadéquates pour y faire face (mal ajustées aux demandes de ce contexte dont la trame est trans-systémique et toujours minées par la rationalité limitée ) se traduit par la nécessité d'abandonner tout espoir de pouvoir s'en remettre à un leader ou à un État qui voudrait prétendre être le seul à tout ou à mieux savoir. Cette complexité commande la dispersion organisationnelle et institutionnelle : l'affolement technique, économique, social et politique réclame de nouvelles formes de coordinarion plus éclatées (parce que davantage capables d'assurer des ajustements rapides, mieux adaptées, plus flexibles et plus innovatrices ) et même une nouvelle façon de penser. En effet dans un tel monde, le centre ne peut plus tout contrôler. Cette révolution dispersive a amené les organisations privées, publiques et sociales à désintégrer les arrangements existants et à mettre en place des quasi-réintégrations selon despatterns plus diffus3[...]
Le nouveau contexte réclame une démarche reconstructive: d'abord la prise en compte à la fois de la trame complexe d'un contexte spatio-historique éclaté et la multiplicité de points de vue et de perspectives, mais pas question d'en rester là et de simplement déconstruire ce contexte en ses divers pans. Il faut ensuite mettre en place un processus de reconstruction qu'on retrouvera au coeur de nos analyses à plusieurs reprises. Comme le suggère Jean-Marc Ferry, « c'est le génie de la reconstruction: partir d'une structure pour reconstituer le processus dont cette structure est le résultat, de sorre que l'on accède à une compréhension proprement historique de la situation donnée.» Gilles Paquet, Gouvernance, Mode d'emploi Montréal, Liber 2008, p.17-19.