Bilinguisme

Ottawa n'est pas Rome

Marc Chevrier

Pourquoi le français n’est-il pas au Canada ce que le grec fut à Rome? Une version espagnole suit.

Ottawa n’est pas Rome

Le Canada se regarde peu dans le miroir de la grande histoire. Pour un pays-empire qui se croit plus fort en géographie qu’en histoire, se mirer dans l’expérience d’autres constructions colossales risque d’aboutir à des conclusions gênantes. Pensons à la Rome antique, qui pratiqua un art du bilinguisme, ou plutôt de l’unilinguisme officiel, dont les enseignements méritent d’être relevés. Il serait exagéré d’affirmer que les Romains ont poursuivi dans leur empire une politique linguistique, dans le sens le plus courant du terme, soit un ensemble de normes appliquées avec une certaine systématicité pour favoriser l’emploi du latin au détriment des autres langues parlées dans les provinces impériales. Les historiens connaissent un passage célèbre de Maxime Valère, racontant la visite du censeur romain, Caton L’Ancien, à Athènes en -191. Bien que celui-ci parlât aisément le grec, comme c’était souvent le cas au sein de l’élite romaine, le censeur aurait refusé d’utiliser la langue des Athéniens et exigea même la présence d’un interprète pour l’accompagner au Sénat de la cité. La raison de ce geste tiendrait à la volonté des magistrats romains de ne point s’abaisser à parler la langue des vaincus. Ainsi, s’appliquaient-ils « avec la plus grande persévérance à ne jamais répondre aux demandes des Grecs que par une décision rédigée en latin. » On pourrait inférer de ce passage que les Romains pratiquaient un unilinguisme latin officiel, sans égard aux autres langues, refoulées dans l’espace privé. Or, les historiens aujourd’hui remettent en question cette vision simplificatrice, qui reflète mal la réalité, complexe et bigarrée de l’Empire romain, où le grec, dans sa partie orientale, s’était acquis un rôle éminent, même dans les communications officielles[1].  Ainsi, dans cette Pars Orientis, prévalait en fait un unilinguisme grec, auquel se pliaient les Romains, par pragmatisme, mais aussi parce que beaucoup d’entre eux, qui avaient appris le grec dès l’enfance et avaient formé leur esprit par le commerce intime avec cette langue admirée, ne s’en formalisaient pas. Le latin n’était alors utilisé que dans les communications internes entre les administrateurs romains installés dans la partie hellénisée de l’Empire et la capitale romaine. Comme l’écrit Bruno Rochette à ce sujet : « L’administration romaine ne se sert du latin à l’Est que comme langue de communication interne, alors que le grec l’emporte comme langue de communication externe. L’Empire romain se caractérise par un unilinguisme bilatéral : il est partagé en deux parties, l’une latinophone, l’autre hellénophone, divisées par une frontière linguistique qui passait par la péninsule balkanique[2]. »

Bien loin de s’engager dans la voie de l’unilinguisme bilatéral, le Canada, au contraire, a tout fait pour empêcher qu’une telle avenue ne se réalise, qui consacrerait en quelque manière un « unilinguisme français » au Québec qui se détacherait de l’angloconformité pancanadienne. Pierre-Elliott Trudeau a combattu, avec un certain succès, disons-le, l’unilinguisme qui sous-tendait la Charte de la langue française votée en 1977 et qui aurait fait du Québec la Pars Orientis du Canada. Il a pu se reposer sur la guérilla judiciaire menée par des groupes anglo-québécois prompts à la surenchère victimaire et sur l’idéologie du libre choix linguistique, dont il est lui-même le parrain. On voit aujourd’hui les effets ravageurs de cette idéologie : elle pousse les jeunes Québécois à s’angliciser aux frais de l’État et abandonne les minorités françaises hors Québec aux miettes scolaires que leur concèdent des gouvernements provinciaux qui ont forcé sans vergogne leur assimilation.

Si le Canada se rapproche peu de la Rome antique linguistiquement, c’est aussi parce qu’au fond, les élites du Canada anglais n’ont jamais considéré le français comme une prise d’une valeur et d’une dignité équivalentes à celles du grec pour les Romains. Il s’est trouvé certes au Canada anglais, dans quelques bonnes familles, des gens cultivés qui ont chéri le français et se sont grandis à le pratiquer, à travers leurs rencontres et la fréquentation des classiques de la culture française. Cependant, cet amour a été le fait d’individus et non de la classe gouvernante dans son ensemble, et chez les nouvelles élites intellectuelles et médiatiques qui règnent au Canada anglais, le désamour, l’indifférence et même le mépris à l’égard du français s’expriment désormais sans retenue. En fait, le Canada constitue un Empire qui n’a pas enfanté un seul Cicéron, exemple parfait d’homme politique et de philosophe romain qui employait ses temps libres à renouveler sa pensée par la méditation, dans leur langue originale, des trésors de la culture grecque. Le commerce, la politique, les sciences peuvent parler une seule langue, mais la sagesse est nécessairement bilingue.

Les rêves qui enivrent aujourd’hui l’élite gouvernante canadienne sont plus prosaïques ; ils visent tout autre chose que la qualité de l’âme humaine. Ils sont emplis eux aussi par l’ivresse du nombre. Le salut du Canada passe par l’inflation démographique, soit porter la population canadienne, d’actuellement 38 millions d’habitants, à 100 millions en 2100, en somme le double de la population de l’Empire romain au temps d’Auguste[3]. Inutile de dire que l’afflux massif d’immigrants que suppose ce scénario entériné à demi-mot par le gouvernement de Justin Trudeau[4] voue le fait français à un déclin accéléré. La conservation d’une langue qui a ses grandeurs propres cède désormais devant la passion ultramoderne pour la puissance, qui s’éprouve par la logique du nombre. Cette passion numérale, Baudelaire l’avait cernée brillamment avant même la création du Canada : « Le plaisir d’être dans les foules est une expression mystérieuse de la jouissance de la multiplication du nombre. Tout est nombre. Le nombre est dans tout. Le nombre est dans l’individu. L’ivresse est dans le nombre[5]. » Jouissance du nombre et monotonie des âmes, voilà le nouveau Canada.

Marc Chevrier

 

Versión española

Ottawa no es Roma

Canadá no se mira mucho en el espejo de la historia. Para un país-imperio que se cree más fuerte en la geografía que en la historia, mirar la experiencia de otras construcciones colosales puede llevar a conclusiones embarazosas. Pensemos en la antigua Roma, que practicaba un arte del bilingüismo, o más bien del unilingüismo oficial, cuyas lecciones son dignas de mención. Sería exagerado decir que los romanos aplicaron una política lingüística en su imperio, en el sentido más común del término, es decir, un conjunto de normas aplicadas con cierta sistematicidad para favorecer el uso del latín en detrimento de las demás lenguas habladas en las provincias imperiales. Los historiadores conocen un famoso pasaje de Máximo Valerio en el que se relata la visita del censor romano, Catón el Viejo, a Atenas en 191 a.C. Aunque hablaba griego con fluidez, como solía ocurrir entre la élite romana, el censor se negó a utilizar la lengua de los atenienses e incluso exigió la presencia de un intérprete que le acompañara al Senado de la ciudad. El motivo de este gesto era el deseo de los magistrados romanos de no rebajarse a hablar la lengua de los vencidos. Así, fueron "muy persistentes en no responder nunca a las peticiones de los griegos si no es mediante una decisión escrita en latín". De este pasaje se puede deducir que los romanos practicaban el unilingüismo oficial del latín, sin tener en cuenta otras lenguas, que eran reprimidas en el ámbito privado. Sin embargo, los historiadores cuestionan hoy esta visión simplificadora, que no refleja la compleja y colorida realidad del Imperio Romano, donde el griego, en su parte oriental, había adquirido un papel destacado, incluso en las comunicaciones oficiales.  Así, en esta Pars Orientis prevalecía el unilingüismo griego, que los romanos aceptaban por pragmatismo, pero también porque a muchos de ellos, que habían aprendido el griego desde la infancia y habían formado sus mentes a través del contacto íntimo con esta admirada lengua, no les importaba. El latín sólo se utilizaba entonces para las comunicaciones internas entre los administradores romanos de la parte helenizada del Imperio y la capital romana. Como escribe Bruno Rochette al respecto: "La administración romana utilizaba el latín en Oriente sólo como lengua de comunicación interna, mientras que el griego prevalecía como lengua de comunicación externa. El Imperio Romano se caracterizaba por el unilingüismo bilateral: estaba dividido en dos partes, una de habla latina y otra de habla helénica, divididas por una frontera lingüística que atravesaba la península de los Balcanes.”

Lejos de ir por el camino del unilingüismo bilateral, Canadá ha hecho todo lo posible para evitar que esa vía se haga realidad, lo que de alguna manera consagraría un "unilingüismo francés" en Quebec que rompería con el angloconformismo pancanadiense. Pierre-Elliott Trudeau combatió, con cierto éxito, el unilingüismo subyacente a la Carta de la Lengua Francesa de 1977, que habría convertido a Quebec en el Pars Orientis de Canadá. Ha podido apoyarse en la guerra de guerrillas legal que libran los grupos anglo-quebequenses que se inclinan por el victimismo y en la ideología de la libre elección lingüística, de la que él mismo es padrino. Los efectos devastadores de esta ideología pueden verse hoy en día: empuja a los jóvenes quebequenses a anglicizarse a costa del Estado y abandona a las minorías francesas de fuera de Quebec a las migajas educativas que les conceden los gobiernos provinciales, que han forzado su asimilación de forma descarada.

Si Canadá no está muy cerca de la antigua Roma desde el punto de vista lingüístico, es también porque las élites del Canadá inglés nunca han considerado que el francés tenga un valor y una dignidad equivalentes a los del griego para los romanos. Ciertamente, en el Canadá inglés ha habido algunas personas de buenas familias que han apreciado el francés y han crecido practicándolo a través de sus encuentros y exposición a los clásicos de la cultura francesa. Sin embargo, este amor ha sido obra de individuos, no de la clase dirigente en su conjunto, y entre las nuevas élites intelectuales y mediáticas que gobiernan el Canadá inglés, la aversión, la indiferencia e incluso el desprecio por el francés se expresan ahora sin freno. De hecho, Canadá es un Imperio que no dio a luz a un solo Cicerón, el ejemplo perfecto de político y filósofo romano que utilizaba su tiempo libre para renovar su pensamiento meditando, en su lengua original, sobre los tesoros de la cultura griega. El comercio, la política y la ciencia pueden hablar un solo idioma, pero la sabiduría es necesariamente bilingüe.

Los sueños que embriagan a la élite gobernante de Canadá hoy en día son más prosaicos; apuntan a algo distinto de la calidad del alma humana. Ellos también están llenos de la embriaguez de los números. La salvación de Canadá pasa por la inflación demográfica, es decir, por aumentar la población de Canadá de los 38 millones actuales a 100 millones en 2100, es decir, el doble de la población del Imperio Romano en la época de Augusto. No hace falta decir que la afluencia masiva de inmigrantes que implica este escenario, que ha sido respaldado a medias por el gobierno de Justin Trudeau, condenará el hecho francés a un declive acelerado. La preservación de una lengua que tiene su propia grandeza da paso ahora a la pasión ultramoderna por el poder, que se siente por la lógica de los números. Baudelaire había identificado brillantemente esta pasión numérica incluso antes de la creación de Canadá: "El placer de estar en las multitudes es una misteriosa expresión del disfrute de la multiplicación de los números. Todo es número. El número está en todo. El número está en el individuo. La borrachera está en el número.” El disfrute de los números y la monotonía de las almas este es el nuevo Canadá.


[1] Voir Bruno ROCHETTE, « Problèmes du bilinguisme dans l’Antiquité gréco-romaine », dans Langue et histoire [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2012 (généré le 23 mai 2022). Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/psorbonne/83238 .

[2] Bruno Rochette, « Bilinguisme et multilinguisme dans l’Empire romain », Éduscol, 9 novembre 2011, https://eduscol.education.fr/odysseum/bilinguisme-et-multilinguisme-dans-lempire-romain

[3] Pierre Fortin, « 100 millions de Canadiens d’ici 2100 ? », L’Actualité, 6 octobre 2021. https://lactualite.com/lactualite-affaires/100-millions-de-canadiens-dici-2100/ .

[4] Voir ce communiqué de l’administration fédérale canadienne : https://www.canada.ca/fr/immigration-refugies-citoyennete/nouvelles/2022/02/un-nouveau-plan-en-matiere-dimmigration-pour-combler-les-penuries-de-mainduvre-et-favoriser-la-croissance-de-leconomie-canadienne.html .

[5] Charles Baudelaire, Journaux intimes, Fusées, en ligne : http://agora.qc.ca/documents/Baudelaire--Fusees_par_Charles-Pierre_Baudelaire .

Extrait

Si le Canada se rapproche peu de la Rome antique linguistiquement, c’est aussi parce qu’au fond, les élites du Canada anglais n’ont jamais considéré le français comme une prise d’une valeur et d’une dignité équivalentes à celles du grec pour les Romains.

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