Gustave Thibon, un Nietzsche chrétien [Chronique de Jacques Dufresne]

Gabriel Marcel: du problème au mystère

Jacques Dufresne

Parmi les livres que j’ai apportés en Amérique latine, il y avait les deux volumes du Mystère de l’être.[i] Je découvre aujourd’hui que cette lecture de jeunesse m’a marqué plus profondément que je ne l’ai longtemps cru. Je ne me résignais pas à penser que la vérité ne pouvait exister que dans l’orbite des sciences, lesquelles rendaient tout possible…et tout insignifiant parce qu’elles restaient muettes sur les grandes questions. Quant aux vérités dites philosophiques obtenues par la seule raison elles m’apparaissaient comme des vérités scientifiques amputées de leurs preuves vérifiables. Gabriel Marcel m’a aidé à comprendre qu’à certaines conditions, dans l’ordre des grandes questions, l’expérience personnelle pouvait remplacer l’expérience scientifique, que par suite, la vérité pouvait exister dans Pages tirées de La raison et la vie, (Liber, 2019) livre où je déroule le fil conducteur de l’Encyclopédie de l’Agora.
l’invérifiable propre au mystère lequel, s’il ne peut être interprété que subjectivement peut être partagé avec autrui dans le cadre d’une rencontre. À ce propos, Gabriel Marcel parle d’intersubjectivité. La rencontre est l’un des thèmes importants de son œuvre.

 

[i] Aubier 1951

Les sources européennes

Gabriel Marcel

Parmi les livres que j’ai apportés en Amérique latine, il y avait les deux volumes du Mystère de l’être.[1] Je découvre aujourd’hui que cette lecture de jeunesse m’a marqué plus profondément que je ne l’ai longtemps cru. Je ne me résignais pas à penser que la vérité ne pouvait exister que dans l’orbite des sciences, lesquelles rendaient tout possible…et tout insignifiant parce qu’elles restaient muettes sur les grandes questions. Quant aux vérités dites philosophiques obtenues par la seule raison elles m’apparaissaient comme des vérités scientifiques amputées de leurs preuves vérifiables. Gabriel Marcel m’a aidé à comprendre qu’à certaines conditions, dans l’ordre des grandes questions, l’expérience personnelle pouvait remplacer l’expérience scientifique, que par suite, la vérité pouvait exister dans l’invérifiable propre au mystère lequel, s’il ne peut être interprété que subjectivement peut être partagé avec autrui dans le cadre d’une rencontre. À ce propos, Gabriel Marcel parle d’intersubjectivité. La rencontre est l’un des thèmes importants de son œuvre.

J’aurai par la suite plusieurs occasions de le rencontrer, notamment lors des Vendredis qu’il organisait dans son appartement de la rue de Tournon à Paris. Entre deux conversations, il improvisait au piano. Il m’a parfois semblé plus attaché à son théâtre qu’à sa philosophie, sans toutefois les dissocier l’un de l’autre. C’est une réplique dans une de ses œuvres théâtrales qui m’a immunisé contre un sophisme fréquent et virulent que j’appellerai plus tard le dating dans mon premier livre, le 100 000ème exemplaire, essai sur la magie du nombre.

« Comment peut-on penser ainsi en 1955? » dit un personnage que l’on entend encore tous les jours dans les médias comme dans la rue. La réplique aurait réjoui Socrate :

"La vérité est la vérité. 1955, c'est seulement un numéro ; cela ne signifie rien du tout, pas plus que le numéro sur un ticket de wagon-restaurant. 1955 ! Vous dites cela comme si c'était une altitude, comme si vous étiez sur le Monte Rosa et que vous regardiez au fond de la vallée les pauvres personnes qui existaient il y a des siècles. Mais ce n'est pas vrai, vous n'êtes pas sur le Monte Rosa. 1955 n'est pas une altitude. Les hommes et les femmes en 1955 en général ils sont sur un poggio de rien du tout — et San. Francisco, San Bonaventura et tous les autres, ils étaient dans la stratosphère malgré le numéro.[2]

Pour un philosophe existentialiste le théâtre est un mode d’expression heureux parce qu’il permet de rendre concret un langage philosophique plus abstrait. Or pour Gabriel Marcel, l’abstraction, plus précisément l’esprit d’abstraction, est à l’origine aussi bien de la propagande, des techniques d’avilissement, de la machine que de la guerre elle-même et de la dégradation de l’idée de service. Sur toutes ces questions, traitées dans Les hommes contre l’humain[3], paru en 1951, Gabriel Marcel fait figure de pionnier par rapport à Jacques Ellul et Ivan Illich, deux auteurs que nous croiserons en chemin. Je serai à jamais marqué, et de plus en plus avec le temps, par les coups de sonde de ce pionnier.

Techniques d’avilissement

«Au sens restreint, j’entends par techniques d'avilissement l'ensemble des procédés délibérément mis en œuvre pour attaquer et détruire chez des individus appartenant à une catégorie déterminée le respect qu'ils peuvent avoir d'eux-mêmes, et pour les transformer peu à peu en un déchet qui s'appréhende lui-même comme tel, et ne peut en fin de compte que désespérer, non pas simplement intellectuellement, mais vitalement, de lui-même.[…]Témoignage d’une survivante d’Auschwitz : On nous avait condamnés à périr dans notre propre saleté, à nous noyer dans la boue, dans nos excréments; on avait voulu abaisser, humilier en nous la dignité humaine, effacer en nous toute trace d'humanité, nous ramener au niveau d'une bête fauve, nous inspirer l'horreur et le mépris de nous-mêmes et de notre entourage. Tel était le but, telle était l'idée! » [4]

Quand je lirai ensuite, à propos de la publicité, La persuasion clandestine de Vance Packard, je comprendrai que bien des pratiques commerciales légales et même considérées comme innocentes, sont sur la pente des techniques d’avilissement ce qui, par exemple a incité bon nombre de nos contemporains à attacher plus d’importance à l’essence extra qu’ils versent dans leur voiture qu’à la nourriture destinée à leur corps. Quant à l’usage délibéré qu’on fait de la psychologie dans la publicité des jeux vidéo pour tenir les enfants captifs de leurs écrans, ne s’agit-il pas de techniques d’avilissement enrobées de sucre?

Guerre et esprit d’abstraction

Les concepts c’est-à-dire les idées abstraites de la réalité (l’abstraction) sont au cœur de la pensée. Ce n’est pas l’abstraction comme telle que Gabriel Marcel met en cause mais ce qu’il appelle l’esprit d’abstraction : « à partir du moment où on (on, ce peut être l'État ou un parti, ou une faction ou une secte religieuse, etc.). Prétend obtenir de moi que je m’engage dans une action de guerre contre d'autres êtres que je dois par conséquent être prêt à anéantir, il est de toute nécessité que je perde conscience de la réalité individuelle de l'être que je puis être amené à supprimer, Pour le transformer en tête de Turc, il est indispensable de le convertir en abstraction. »[5]

Les questions que suscite cette réflexion sont cruciales. Est-ce que par exemple une éducation trop centrée sur l’abstraction, une éducation où l’on ne fait pas constamment le va et vient entre le concept et le réel n’est pas porteuse de violence? À quelles conditions, les images, et le virtuel en général, peuvent-ils limiter les effets de l’abstraction plutôt que de les renforcer? Quand Gustave Thibon présente le génie comme le rédempteur de l’abstraction, il dialogue avec Gabriel Marcel. « Le génie, écrit Thibon, consiste à donner à l'universel, la vie, la plénitude, le frisson intime et irréductible du particulier. Chaque homme de génie qui paraît sur la terre est comme un nouveau rédempteur de l'abstraction. »[6]

Ce génie, Gabriel Marcel nous invite à le déployer dans la vie quotidienne. « Chacun de nous est tenu de multiplier le plus possible autour de lui les rapports d'être à être, et de lutter par là même aussi activement que possible contre l’espèce d’anonymat dévorant qui prolifère autour de nous à la façon d’un tissu cancéreux. »[7]

Si j’ai contribué au lancement du projet Philia, dont il sera question plus loin, si j’ai écrit, en 1998, Après l’homme le cyborg, je le dois en partie à Gabriel Marcel.

Le mystère et le problème

Tout se ramène chez lui à la distinction du mystère et du problème. La dégradation du mystère en problème est un premier pas vers l’esprit d’abstraction. Quand on n’est plus qu’un cas pour l’autre et qu’on s’y résigne, on a déjà perdu une partie de sa dignité. On voit par là que ces intuitions fondamentales sont peut-être plus pertinentes aujourd’hui qu’elles ne l’étaient en 1951. Les techniques de communication étant plus puissantes et plus abstraites qu’en 1951, le risque d’en faire un outil d’avilissement est encore plus grand. Quand on apprend que les médias sociaux ont été délibérément programmés pour capter l’attention, on se sent déjà bien près de l’abîme. On frôle le même abîme quand on aborde à la légère la question de l’aide médicale à mourir. La distinction entre le mystère et le problème permet de sortir d’une ornière dangereuse.

 « Le problème écrit Gabriel Marcel, est quelque chose qu'on rencontre, qui barre la route. Il est tout entier devant moi. Au contraire, le mystère est quelque chose où je me trouve engagé. » Cette distinction que fait Gabriel Marcel m’a inspiré la réflexion suivante sur la fin de vie : Le problème est du côté de l'avoir, du vérifiable, le mystère est du côté de l'être, de l'invérifiable. Le problème est étalé à la portée de tous les regards, même les moins respectueux. Le propre du mystère est qu'il est voilé et que j'en fais partie.

Tant qu'on reste dans la sphère du mystère, même un geste qui, vu de l'extérieur, apparaîtrait comme de l'euthanasie active, peut être justifié. On peut sentir alors qu'un être a accompli son destin et avoir la certitude qu'on ne le privera de rien en prenant le risque de hâter sa fin pour soulager davantage sa souffrance. L'essentiel en effet n'est pas la durée en tant que succession de minutes, c'est la durée en tant que lieu d'un accomplissement.

 Car si on descend au niveau du problème, on peut penser que le mal est fait quoiqu'il advienne par la suite. Le grand malademalors n'est plus perçu que comme un cas, une chose. Il se sent exclu du festin de la vie, il se voit comme un fardeau pour son entourage. Son désir le plus profond est d'échapper à cette condition. S'il dit qu'il veut vivre c'est parce qu'il espère encore être enchanté, illuminé par la présence irradiante et compatissante de la vie à ses côtés. On le trompera si l'on se contente de reporter l'échéance par des prouesses techniques. S'il dit qu'il veut mourir, on le trompera encore si on interprète sa demande littéralement et si on se contente d'y répondre par une aide technique au suicide. Il est des questions dont les réponses se trouvent dans un climat et non dans des problématiques qui satisfont la raison et le droit. Les questions ultimes entourant la mort sont de celles-là.

Si le climat de mystère est respecté ou recréé, il y a toutes les chances que la volonté authentique du malade soit respectée, car c'est justement ce climat, et lui seul, qui permet à ladite volonté de se manifester dans toute sa vérité. L'essentiel, c'est la compassion qui est alors possible. Il faut tout mettre en œuvre pour en favoriser l'éclosion. En d'autres termes, le but ultime doit toujours être de ramener la situation de l'état de problème à l'état de mystère.

 

 


[1] Aubier 1951

[2] Gabriel Marcel, Mon Temps n'est pas le Vôtre

[3] Gabriel Marcel, Les hommes contre l’humain, La Colombe. Paris 1951

[4] Ibid., p117

[5] Gabriel Marcel, Les hommes contre l’humain, La Colombe, Paris 1951, p.114

[6] Gustave Thibon, L’échelle de Jacob, Fayard 1942, Boréal Express, Montréal 1984, p.165.

[7] Ibid.,




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