La souveraineté de l’État et la conscience nationale selon Edith Stein

Georges-Rémy Fortin

Édith Stein est une philosophe singulière autant par son itinéraire intellectuel que par sa vie qui s’est conclue dans l’horreur d’Auschwitz. Un petit texte d’elle est peu connu et mérite qu’on s’y arrête. Il s’agit de De l’État, publié en 1925, à l’époque où Stein appartenait encore pleinement au courant phénoménologique de Husserl. On découvre dans De l’État une analyse de la notion de souveraineté qui est selon Stein l’essence de l’État.

Une phénoménologie de l’État

Édith Stein est une philosophe singulière autant par son itinéraire intellectuel que par sa vie qui s’est conclue dans l’horreur d’Auschwitz. Son œuvre la plus connue est La science de la croix, dans laquelle elle élabore sa propre interprétation de la spiritualité de Jean de la Croix. Un petit texte d’elle est peu connu et mérite qu’on s’y arrête. Il s’agit de De l’État, publié en 1925, à l’époque où Stein appartenait encore pleinement au courant phénoménologique de Husserl. Outre ce grand maître, Stein emprunte dans cet ouvrage à Adolf Reinach, qui développa une phénoménologie du droit, et à Max Scheler, qui orienta la phénoménologie vers l’anthropologie et l’éthique. On découvre dans De l’État une analyse de la notion de souveraineté qui est selon Stein l’essence de l’État. Cette phénoménologie de l’État s’inscrit dans une conception originale de la communauté humaine. Pour Stein, l’État est à comprendre d’abord dans une ontologie qui décrit son être, avant toute considération juridique ou éthique.

Stein ne définit pas sa méthode dans De l’État. En consultant l’un des premiers ouvrages en français sur Édith Stein, De la phénoménologie à la science de la croix : l’itinéraire d’Édith Stein, publié par Reuben Guilead en 1974, nous apprenons qu’une ontologie de l’esprit est possible par la description de l’essence des diverses motivations humaines :

« Le parce que d’un certain comportement d’une certaine personne […] n’est pas causal, mais, comme l’a dit Husserl, fondé dans les actes eux-mêmes, ou comme Edith Stein le formule, il s’agit d’une connexion de sens. La motivation signifie donc un système de lois de la raison auquel tous les actes spirituels sont soumis, le penser ainsi que le vouloir ou le sentir. Cela explique pourquoi il n’y a pas seulement une science apriorique de la logique, mais également une axiologie, une éthique et une pratique aprioriques [1]. »

Les lois a priori de la raison qui régissent les connexions de sens de tous les actes psychiques sont des essences qui fondent l’être de ceux-ci. La description de ces essences (ou eïdos) est comme un « enfoncement » (Versenkung) dans le psychisme humain. À la suite de Husserl, Stein pratique la description eidétique, qui consiste à faire varier une idée dans son esprit pour en dégager les constituants nécessaires. Merleau-Ponty décrit ainsi comment cela s’applique à la sociologie: il faut, selon Husserl, suspendre les faits linguistiques et historiques pour décrire les relations d’idées présentes dans la conscience. Ces relations idéales constituent l’ensemble des possibles dont chaque évènement temporel constitue une actualisation partielle.  La conscience a priori de ces possibles permet d’évaluer philosophiquement les faits concrets [2].

Guilead montre comment Stein a appliqué cette méthode à l’étude des fondements des sciences humaines et de la personne humaine comme être qui ne se réduit pas à un mécanisme causal, mais dont les actes volontaires prennent sens et réalité par la liberté qui les initie et les idées qui les guident. Il y a pour Stein des structures invariables qui rendent notre vie psychique réelle et porteuse de sens. La notion d’État se trouve au sein de cette vie psychique, comme l’une des multiples interactions possibles entre les personnes.

Formes diverses de la vie collective

Stein cherche l’essence de l’État, une « caractéristique exhaustive » de celui-ci[3]. Il faut trouver ce qui n’appartient qu’à l’État et ce qui définit complètement celui-ci. Il ne doit donc pas être confondu avec n’importe quelle forme de groupe ou d’association humaine. Stein distingue ainsi plusieurs phénomènes humains où des individus vivent ensemble. Il y a notamment la masse, puis la communauté, la société et aussi l’État. D’entrée de jeu, précisons qu’il peut y avoir des sociétés sans État et qu’il peut y avoir des États qui se fondent sur différents types de groupes ou d’associations. L’essence de l’État inclut donc une distinction avec chacun des autres types de groupe humain, mais aussi la possibilité de s’ajouter à l’un ou l’autre d’entre eux.

La masse est le groupe humain le plus élémentaire. Il s’agit d’individus qui interagissent parce qu’ils sont ensemble, sans le vouloir et sans en prendre conscience. La masse se forme dès qu’il y a interaction entre individus et se dissout dès que ces interactions cessent.

La communauté est un groupe humain durable et animé d’une vie commune, d’une âme qui lui confère une personnalité. La communauté est le groupe humain qui ressemble le plus à l’État, parce qu’il dure et qu’il a une unité propre. Nous verrons toutefois que la souveraineté appartient en propre à l’État, mais non à la communauté. Une collectivité devient une société lorsqu’elle prend une forme explicitement instituée, délibérée. La société est le résultat d’un accord entre individus. C’est l’association humaine que privilégient les théories contractualistes qui remontent à Hobbes. Selon Stein, la relation entre l’État et la société est toutefois loin d’être essentielle, contrairement à ce que soutient le contractualisme. La réalité historique montre que la conquête militaire est un phénomène répandu dans lequel des États ne sont pas fondés sur des sociétés ¾ des associations libres ¾  mais sur la domination d’un groupe par un autre[4]. Par ailleurs, le développement des États et du droit procède souvent de pratiques communautaires préexistantes plutôt que de conventions délibérées. L’État peut donc être fondé aussi bien sur une ou des communautés que sur une société. La masse toutefois, est trop instable et éphémère pour servir de substrat à un État. La société, elle, peut durer, mais elle n’a pas d’unité intrinsèque.

Contrairement à la masse, l’État est une association qui dure et qui a une objectivité qui dépasse la coexistence des individus. Contrairement à la société, l’État est une union authentique qui dépasse la somme des individus. Durée et unité se retrouvent simultanément dans l’État et la communauté, mais non dans la masse et la société. Nous voyons que la communauté et l’État sont pour Stein les formes les plus authentiques de la vie commune. Tous deux impliquent quelque chose qui dépasse les volontés individuelles et qui dure. Mais qu’est-ce qui les distingue? La communauté est une association entre individus dans laquelle il y a un véritable être ensemble. La communauté est l’association humaine la plus authentique et la plus riche. Une caractéristique de la communauté est qu’elle existe en une multiplicité de grandeurs qui vont de la famille à l’humanité entière. Les communautés qui sont des parties de l’humanité doivent interagir et plusieurs d’entre elles sont soumises à d’autres. Souvent, une communauté plus large dirige une communauté plus étroite. Dans le cas de l’humanité, c’est plutôt l’ensemble qui est fonction des parties qui le composent. L’essence de la communauté inclut la possibilité d’une multiplicité de relation à d’autres communautés : une communauté peut être englobée ou englobante, être dominée ou dominante et être tout de même ce qu’elle est [5]. Comme nous le verrons, l’essence de l’État exclut cette multiplicité de tailles et de relations.

L’essence de l’État : la souveraineté

Stein soutient que le propre de l’État est d’avoir, contrairement à la communauté, des « limites d’affectabilité [6]. » Si ces limites sont franchies, l’État n’existe plus. Un État ne peut être « affecté » n’importe comment par d’autres associations. C’est-à-dire que Stein suit Aristote en faisant de l’État « un tout qui se suffit à lui-même. » L’autosuffisance est l’essence de l’État : ses relations avec d’autres entités ne doivent pas lui faire perdre cette autosuffisance. « L’État doit être son propre maître [7] […] » nous dit Stein. Un État qui n’est pas entièrement maître de lui-même n'est pas un État. Cela signifie que l’État est par définition une association souveraine. L’État ne peut avoir qu’un seul type de relation avec soi-même et avec d’autres groupes : l’autonomie complète.

L’État a comme spécificité d’être le milieu entre une communauté qui n’est qu’une partie de l’humanité et l’humanité complète : il est une partie de l’humanité qui est autonome [8]. Si tous les États du monde étaient soumis à un État universel, ceux-là seraient anéantis au profit de celui-ci. Si des groupes incorporés à un État, tels que des partis politiques ou des syndicats, peuvent influencer et modifier selon leur volonté cet État, celui-ci implose et l’anarchie règne [9]. Par nature, l’État est la cause première de ses actions et de ses lois. Avant d’avoir le monopole du pouvoir, l’État a le monopole du droit.

Certes, l’État se définit par le pouvoir, mais seulement dans la mesure où le pouvoir signifie la capacité de maintenir son autonomie. Il doit y avoir un pouvoir qui représente l’État dans son entier, qui agit et parle en son nom. L’État n’a de sens que s’il s’incarne dans des individus qui préservent son unité [10]. En suivant la même logique, l’État n’est souverain que si aucun pouvoir autre que le sien ne peut le contraindre. Le droit des gens, c’est-à-dire les droits universels de la personne, ne peut s’exercer que par une autolimitation du pouvoir de l’État par l’État lui-même [11]. Lorsqu’un État cède de son pouvoir et de son autorité juridique à un autre sans possibilité de les reprendre, il cesse d’exister. Lorsque des États cèdent des compétences à un corps politique en gardant la possibilité de les reprendre, ce corps est un mandataire de ces États, et non lui-même un État.

L’approche phénoménologique de Stein consiste à identifier l’essence d’un être et à cerner ensuite les conditions par lesquels le devenir de cet être prend sens en étant conforme à son essence. Dans le cas de l’État, cela signifie que les actes de celui-ci doivent être conformes à la souveraineté, qui est son essence, pour avoir un sens. Ce sens de l’État par la souveraineté n’implique pas un pur réalisme du pouvoir. Il y a bien pour Stein des valeurs objectives et un droit a priori qui définissent le bien et le mal rationnellement, sans relativisme. Toutefois, le bien ne définit pas l’État comme tel : un État malfaisant est tout de même un État. Soulignons avec force que le bien et le mal n’ont de sens que pour les individus qui décident et agissent au nom de l’État : eux seuls sont doués de conscience et de responsabilité morale. L’État ne peut arbitrairement définir le bien et le mal, mais il est la seule activité humaine capable de légiférer. Il est l’autorité qui produit tout droit positif et toute législation. Que l’État se soumette au droit qu’il a lui-même produit est sa première obligation. Survient ensuite une contrainte pratique : les individus doivent reconnaître l’État pour que celui-ci ait la capacité de subsister et d’agir. Les valeurs et diverses normes idéales n’ont de validité pour l’État que par l’intermédiaire de ceux qui le représentent et de ceux qui le reconnaissent. Les conditions ultimes du sens de l’État sont donc sa conservation du monopole du pouvoir et de la reconnaissance des citoyens.

État et histoire : de la communauté à la nation

L’État n’a pas de conscience, mais la communauté, elle, en a une. Une communauté qui a une unité historique et culturelle est un peuple. Un peuple a une conscience de soi marquée par la subjectivité : sa conscience est spontanée, non maîtrisée. L’État n’est pas par essence un instrument spécifique au peuple, mais c’est avec lui qu’il joue pleinement son rôle anthropologique. Une communauté a une personnalité, une âme particulière qui lui donne un être propre, distinct des autres. L’État sert d’instrument de protection et de développement de la culture. L’État permet à un peuple non seulement d’avoir une façon d’être et une conscience particulière, mais de comprendre, apprécier et assumer librement le développement de cette culture par des lois et des institutions qui la protège et en assurent le développement futur. Un peuple accède ainsi au mode d’être de la nation. L’existence historique comme durée non seulement vécue, mais voulue s’ouvre alors à la communauté nationale.

Je cite ici un passage Edith Stein qui résume la relation de la nation et de l’État :

« Cette « autonomie culturelle » par laquelle se spécifie le peuple est un étrange reflet de la souveraineté spécifique de l’État, et en quelque sorte le fondement matériel de cette autonomie formelle. Cela apporte quelque clarté sur le rapport peuple-État : le peuple, en tant que « personnalité » douée d’une créativité propre, appelle une organisation qui lui assure de vivre selon ses propres lois. L’État comme entité sociale ayant dans la plénitude de sa puissance son principe d’organisation, appelle une créativité susceptible de donner un contenu et une orientation à sa puissance d’organisation, et de lui conférer une légitimité interne [12]. »

L’État peut exister sans une nation, mais son existence perd alors une partie de son sens. Un peuple peut exister sans État, mais il n’est pas alors une nation libre. L’État trouve dans le peuple la vitalité et la conscience qui n’existent que dans les personnes concrètes. Cette relation entre l’État et le peuple peut prendre de multiples formes. Un État peut très bien avoir en son sein plusieurs peuples. Cet état de fait ne peut être durable que si l’État permet à chacun d’eux de se préserver, et que si les relations entre les peuples permettent une pleine reconnaissance de l’État par ceux-ci. Une communauté dominée par une autre au moyen de la puissance de l’État ne peut accéder au statut de nation, de la conscience de soi objective et libre. Elle tendra peut-être même à disparaître. Si une ou des communautés ne reconnaissent pas l’État, c’est ce dernier qui est menacé. Si l’association sur laquelle se fonde l’État est une société et non une communauté, l’État se réduit alors à un pouvoir exercé sur une somme d’individus. Cette association n’a ni personnalité ni conscience. On pourrait se demander si une société peut avoir une véritable culture et s’inscrire dans une histoire. Sans être commun et sans conscience, la société se réduit aux individus qui la composent. Sa culture et son histoire éclatent en une myriade de productions et d’actions individuelles éphémères.

L’État le plus stable est clairement l’État-nation. La pensée de Stein jette un éclairage intéressant sur le débat au sujet des nationalismes ethniques et civiques. Il n’y a, pour Stein, de nation que par le civisme de la pleine participation à un État. Tout nationalisme conséquent doit donc être civique. Si l’on entend par « ethnie » une culture communautaire, tout nationalisme doit aussi être « ethnique ». Puisque la culture est l’âme communautaire qui se projette et se sublime dans la nation grâce à l’État, le terme « nationalisme culturel » serait à la fois plus précis et moins sujet à des instrumentalisations xénophobes ou racistes [13]. En ce sens, tout nationalisme suppose une culture commune, tout nationalisme est « culturel ». Un nationalisme civique qui ferait fit de toute culture commune au profit d’une pluralité d’individu serait un nationalisme individualiste, ce qui contredit l’essence de la nation. On en revient ainsi au contractualisme qui fonde l’État sur une société d’individus, fondation possible, mais instable et incertaine.

Voici, pour résumer, un tableau qui représente les types de groupes humains selon Stein et ce que chacun rend possible :

Groupe

Durée

Unité

Personnalité

Autonomie

Capacité autonome de produire une culture

Conscience libre et réfléchie

Masse

non

non

non

non

non

non

Société

oui

non

non

non

non

non

Communauté

oui

oui

oui

non

non

non

Peuple

oui

oui

oui

non

oui

non

État

oui

oui

non

oui

non

non

Nation

oui

oui

oui

oui

oui

oui

Problèmes contemporains : fédéralisme et laïcité

Dans les années 30, Edith Stein a complètement embrassé la théologie pour développer une philosophie fondée sur la foi. Elle n’a pas poursuivi sa réflexion sur l’État. Si elle a repris ses réflexions anthropologiques, c’est pour les approfondir dans un sens religieux et même mystique. Béatifiée en 1987 et canonisée en 1998, Edith Stein est aujourd’hui pour les catholiques sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix [14]. Étrangement, sa canonisation a redonné un sens politique à sa vie. En la faisant copatronne de l’Europe avec sainte Brigitte de suède et sainte Catherine de Sienne, l’Église a voulu voir dans la vie et le martyre d’Edith Stein une inspiration pour une Europe tolérante, accueillante et fraternelle. Comme nous venons de le voir, l’œuvre d’Edith Stein la philosophe, la phénoménologue de la personne et des relations humaines, donne un rôle essentiel à l’État souverain et à la nation. Dans cet esprit, la quête de l’universel implique de prendre en compte la souveraineté des États-nationaux, à la fois dans leurs relations aux associations supranationales dont ils font partie et dans leurs relations à diverses communautés, dont les communautés religieuses. En ce sens, deux types de problèmes contemporains trouvent un éclairage grâce à la pensée politique d’Edith Stein : la question du fédéralisme et la question de la relation entre l’État et la religion.

Concernant le premier de ces deux problèmes, il faut se rendre à l’évidence : la conception steinienne de la souveraineté rend problématique a priori la notion même de fédération d’États. Une fédération de communautés ou de sociétés peut être un État, mais non une fédération d’États. Un « État d’États » est pour Stein une contradiction. L’Union européenne, par exemple, ne peut être qu’une association d’États souverains dont elle est le mandataire ou un véritable État européen qui annule la souveraineté de ses membres. Il n’y a pas d’entre-deux pour Stein. Dans le cas du Québec, cela signifie qu’un État québécois ne peut être digne de porter ce nom que dans un Québec souverain. La question de savoir si le Québec est une nation au sein du Canada revient à demander si l’État canadien permet à la communauté québécoise de développer sa culture jusqu’au stade de la conscience réfléchie de soi et de la liberté.

La question de la souveraineté du Québec se formule ainsi, dans le cadre de la pensée de Stein : si l’État canadien permet au Québec d’avoir une conscience nationale libre et réfléchie, alors le Québec peut être une nation au sein du Canada. Sa souveraineté n’est pas nécessaire, puisqu’il participe à celle du Canada. Sinon, le Québec ne peut devenir une nation qu’avec son propre État souverain. « Permettre d’avoir une conscience nationale » est ici à prendre au sens fort de « donner les moyens », « rendre effectivement possible », et non au sens d’une simple tolérance ou permission (« ne pas empêcher »). Je laisse ici la question ouverte, puisqu’on ne peut la résoudre qu’en quittant l’analyse phénoménologique pour plonger dans l’histoire et la science politique empirique.

À propos de la relation de la religion et de l’État, on peut d’abord remarquer qu’outre la nation, la religion est une forme que peut prendre une communauté pour ainsi atteindre une unité inaccessible à la société. La religion a longtemps été le fondement de relations communautaires stables. Il n’est pas étonnant que la question de ses relations avec l’État ressurgisse constamment. Si la fédération tente de surplomber l’État en lui superposant un analogon supranational, une religion peut tenter de surplomber l’État en lui superposant une autorité transcendante suprahumaine. Que nous dit Stein à ce sujet? Selon elle, l’État et la religion sont deux « sphères de puissance » complètement différentes [15]. Pour l’État, le croyant est toujours suspect d’une fidélité à une puissance rivale. Pour le croyant, l’État peut toujours sembler être l’Antéchrist.

La religion est pour Stein une réalité douée d’une valeur spirituelle autonome. L’État est quant à lui souverain en matière de droit. Aucune solution de principe ne permet d’éviter a priori les contradictions entre les prescriptions religieuses et les commandements de l’État. Seules des solutions pragmatiques peuvent être trouvées. Ainsi l’État ne doit pas restreindre la pratique religieuse au point de perdre la reconnaissance des citoyens. Il s’agit là non d’une norme universelle de droit, mais d’une question purement pratique : l’État doit s’assurer de l’adhésion d’une masse critique de citoyens, non de tous. L’État doit toutefois conserver sa pleine souveraineté face à la religion, sous peine de ne plus être véritablement un État. Il est intéressant de noter que Stein pose la question de la reconnaissance autrement qu’on ne le fait aujourd’hui le plus couramment : il ne s’agit pas, pour elle, de savoir comment et jusqu’où l’État doit reconnaître les convictions religieuses des citoyens, mais comment et jusqu’où les citoyens religieux peuvent reconnaître la souveraineté de l’État. Les notions de fédération et de religion posent donc toutes deux la question de savoir comment l’État peut entrer en relation avec des puissances autre que la sienne sans abdiquer sa souveraineté essentielle.

Entre essentialisme et pragmatisme : la recherche pratique de l’universel humain

Les questions des relations entre communautés, entre États, et entre l’État et la religion n’ont pas de solutions de principes, mais des solutions pragmatiques, parce qu’elle ne relève d’aucun a priori essentiel. Elles relèvent entièrement du devenir empirique et pratique des groupes humains. Ce pragmatisme n’est pas fondé sur un relativisme des valeurs, mais au contraire sur une notion très forte d’objectivité des valeurs : Stein reprend l’essentialisme de Husserl pour qui les essences ont une validité supra-temporelle et sont les corrélats d’une conscience transcendantale, une conscience parfaitement universelle, dégagée de tout élément empirique qui pourrait l’obscurcir ou la rendre variable. L’essentialisme des valeurs implique, dans la pratique, la conciliation d’un grand nombre de valeurs, au premier rang desquelles se trouve la valeur intrinsèque des personnes, ainsi que celles des communautés, nationales ou non.

L’anthropologie steinienne maintient la diversité des valeurs dans l’unité d’une conscience transcendantale qui embrasse l’ensemble de l’être. La rigueur de ses descriptions d’essence distingue clairement les groupes humains et les valeurs éthiques et juridiques, tout en éclairant leurs relations. Il en résulte toutefois un essentialisme difficilement compatible avec des réalités historiques qui se font dans l’action et dans le langage naturel. Ainsi, le mot nation est interprété de multiples façons dans différents contextes historiques et politiques. Or ces interprétations jouent un rôle pratique, un rôle historique réel, puisque la réalité politique se fait en bonne partie grâce au langage qui permet aux communautés de s’unir et de se projeter dans l’avenir.

Ainsi, les Québécois se conçoivent comme une nation depuis longtemps, même si un peuple qui n’est pas souverain n’est pas, pour Stein, une nation. L’essentialisme de Stein ne convaincra pas les Québécois ¾ ni les Catalans ou les Écossais ¾ qu’ils sont un peuple, mais non une nation au sens strict, puisqu’ils sont soumis à un État qui rejette la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes et les empêche d’avoir une liberté collective. Il y a là toutefois l’occasion de réfléchir à ce qui manque à une nation qui n’est pas souveraine. On peut soutenir, avec Stein, que la soumission d’une nation à un État qui n’est pas le sien lui fait perdre son sens, ou l’empêche d’en avoir véritablement un.

La phénoménologie doit être complétée par une herméneutique qui prend en compte l’histoire, l’évolution concrète du langage et de la culture. Surtout, l’approche théorique de Stein doit être repensée du point de vue d’une philosophie résolument pratique, qui considère non pas l’être comme vrai, mais l’être comme bien visé dans l’action. C’est-là la philosophie pratique dans la tradition aristotélico-thomiste. Il s’agit de se demander par quelles vertus, quelles lois, quel type de constitution une communauté peut se donner un État et devenir une nation qui prend part à l’histoire et enrichit l’humanité par la culture qui exprime sa personnalité.

La nécessité d’un dialogue de la phénoménologie et de la philosophie pratique a été reconnue par Husserl lui-même. Dans les années 30, le père de la phénoménologie a remis en question la rigidité de son approche transcendantale et de son essentialisme après avoir pris conscience des travaux ethnologiques et anthropologiques qui ont révélé que des peuples ont une conscience fondée sur un horizon temporel radicalement incompatible avec la temporalité linéaire de la conscience occidentale. La conscience pure est rattrapée par le temps et l’espace. Husserl n’a pas abandonné pour autant son approche phénoménologique, mais l’a repensée comme la tâche historique et civilisationnelle de concevoir et concrétiser l’idéal grec de l’humanité comme raison universelle. Merleau-Ponty résume ainsi le projet husserlien : « La raison comme appel et comme tâche, la “ raison latente ”, qu’il s’agit de transformer en elle-même et de faire venir à soi, devient le critère de la philosophie [16]. »

Toute essentialiste qu’elle soit, la conception de Stein de l’État-nation comme possibilité d’un développement culturel libre et d’une participation à l’histoire universelle est une contribution importante à la recherche d’une conception pratique de l’essence humaine telle que Husserl l’a appelé de ses vœux. Selon Reuben Guilead, Edith Stein considérait la phénoménologie comme « sa patrie [17]. » La notion d’esprit, qui traverse toute sa pensée, de la phénoménologie jusqu’à la théologie et à la mystique, implique pour Stein de toujours penser la personne humaine dans une relation du « fond de son cœur » à une vie et une intelligence qui la dépasse : l’esprit peut être celui d’une communauté, de l’humanité ou même celui de Dieu. C’est en ce sens qu’on peut lui rendre hommage en poursuivant la réflexion philosophique sur l’État comme réalisation d’une partie de l’essence humaine au sein des multiples formes de l’esprit humain. La fécondité perpétuelle du ventre d’où est sortie la haine en rampant, pour paraphraser Berthold Brecht [18], donne à la recherche des conditions politiques de la réalisation de l’essence humaine le caractère d’un devoir auquel nous ne pouvons pas désobéir sans que notre vie perde tout son sens.


[1] Reuben Guilead, De la phénoménologie à la science de la croix : l’itinéraire d’Édith Stein, Éditions Nauwelaerts, Louvain, 1974, - chapitre I, partie 2, b. - [édition numérique]

[2] Maurice Merleau Ponty, « Le philosophe et la sociologie », dans Œuvres, Quarto Gallimard, 2010, p. 1176-1177

[3] Edith Stein, De l’État, Cerf, 1989, p. 37

[4] Ibid., p. 39-40

[5] Bien qu’il puisse être très difficile pour une communauté englobée et dominée par une autre de survivre, ce n’est pas une impossibilité essentielle. Les communautés juives qui ont survécus pendant des siècles malgré les persécutions et que même le génocide nazi n’a pu anéantir complètement sont la preuve que cette survivance est une possibilité réelle, bien que fragile.

[6] Ibid., p. 42

[7] Ibid.

[8] Ibid., p. 41-42

[9] Ibid., p. 43

[10] Ibid., p. 44

[11] Ibid., p. 45

[12] Ibid., p. 52

[13] Stein emploie aussi la notion de « race », avec toutefois une certaine fluidité : une race se forme par la coexistence prolongée, par l’homogénéisation qui résulte d’intermariages entre des personnes d’origines diverses. Compte-tenu des dérives horribles auxquels le fanatisme de la race a donné lieu, dérives qui ont coûté à Stein son bien-être et sa vie, la notion de race devrait faire l’objet d’une analyse historique, biologique et critique qui dépasse le cadre de la phénoménologie.

[14] https://eglise.catholique.fr/actualites/anniversaire-fin-seconde-guerre-mondiale/492630-edith-stein-soeur-therese-benedicte-de-croix/

[15] Ibid., p. 171

[16] Maurice Merleau-Ponty, « Le philosophe et la sociologie », dans Œuvres, Quarto Gallimard, 2010, p. 1184

[17] Reuben Guilead, De la phénoménologie à la science de la croix : l’itinéraire d’Édith Stein, Éditions Nauwelaerts, Louvain, 1974, - conclusion - [édition numérique]

[18] On attribue souvent à Brecht la phrase « Le ventre est encore fécond, d’où est sorti la bête immonde. » Une traduction plus exacte de cette phrase serait plutôt « Le ventre est encore fécond, d’où c’est sorti en rampant. » Cette phrase est tirée de la pièce « La Résistible Ascension d'Arturo Ui. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Bête_immonde

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