Trump, les oligarques et l’anthropologue René Girard
Dans un entretien avec Daniel Lance, Peter Thiel a présenté Girard comme one of the last great generalists, en précisant qu’on mettra encore du temps à prendre sa juste mesure. L’influence de Thiel sur Trump et l’ensemble du parti républicain est déjà considérable. Dans quelle mesure est-ce aussi celle de Girard?
N.B. Une version abrégée de cet artcle a paru dans Le Devoir du 25 Novembre 2024
On emploie à juste titre le mot « oligarques » pour désigner les milliardaires de la Silicon Valley qui, cet automne, et déjà en 2016, dans le cas de Peter Thiel, ont soutenu Donald Trump par leur argent, leur prestige et leurs idées. Ce sont les abonnés du monde entier aux médias sociaux qui leur ont donné cette influence. Il y a une vingtaine d’années, au moment du lancement de Facebook, je disais à mes proches : « Quand vous vous abonnez gratuitement à ce site, vous donnez 200 $ [le chiffre variait] à ses propriétaires. Les Mark Zuckerberg et Peter Thiel deviendront les maîtres du monde grâce à vous. » Ce qui est arrivé plus rapidement que je n’osais le croire.
Limitons-nous à Peter Thiel pour le moment. Il a d’abord investi dans PayPal, ensuite vendu à eBay pour 1,5 milliard, ce qui lui rapporta 55 millions. Elon Musk faisait aussi partie de ce qu’on appela plus tard la « mafia PayPal » ; la vente miracle lui rapporta près de 180 millions, dont il fit bon usage, comme chacun le sait. Thiel, de son côté, eut le flair d’investir 500 000 $ dans un projet un peu fou appelé Facebook, ce qui fit de lui un milliardaire. Sa fortune personnelle actuelle est estimée à 11,7 milliards.
Tout en amassant cette fortune, il poursuivit des études en droit, puis en philosophie, notamment en suivant les cours de l’anthropologue René Girard, à Stanford. Je ne serais pas en mesure de formuler une opinion d’ensemble éclairée sur Girard et sa théorie du désir mimétique. Parmi les experts que j’ai consultés, certains sont des admirateurs enthousiastes, mais la plupart pensent que sa théorie ne résiste pas à une critique scientifique rigoureuse. À noter que c’est la Fondation Peter Thiel qui finance les deux plus grands sites consacrés à Girard: en anglais Imitatio, en français renegirard.org, Association recherches mimétiques.
Chose certaine, c’est marqué, lui seul sait à quel point, par les idées de Girard que Peter Thiel fera sa grande entrée dans le Parti républicain de Donald Trump en 2016. Ce sera pour lui l’occasion non seulement d’exercer le pouvoir de son argent, mais aussi d’appliquer sa propre vision du monde : libertarien, transhumaniste, individualiste au point d’être hostile à l’État et à ses institutions, misant plus sur la technologie que sur la démocratie pour assurer les libertés et le progrès. D’où son rayonnement et son influence parmi les milliardaires de la Silicon Valley. Influence compatible dans les faits avec sa fierté d’être gai comme avec un conservatisme plus manifeste encore chez son ami et protégé JD. Vance : opposé à l’avortement et à la transidentité, défenseur de la famille.
Morale d’hier, technologie de demain, narcissisme de toujours : c’est là en quelques mots le trumpisme actuel.
Mais tout n’est pas aussi simple dans le cas de Thiel. Tirés de leur contexte, les mots dont on l’accable ne rendent pas justice à sa pensée, laquelle, de toute évidence, a subi l’épreuve de la discussion avec les plus grands esprits. J’en donne pour preuve un entretien de plus de deux heures qu’il a eu après le 5 novembre sur le site Free Press (https://www.youtube.com/watch?v=wwJV_NuN43Y). On y reconnaît plus en lui un étudiant attentif de René Girard à Stanford qu’un admirateur de Trump, et, surtout, un homme libre plutôt qu’un flagorneur dans un parti qui vient d’accéder au pouvoir.
Par ses dons comme par ses discours, dont un prononcé au congrès de Cleveland en 2016, Thiel a été l’un des artisans de la victoire de Trump en 2016. Il avait dès 2011 repéré JD. Vance, lui avait offert un emploi dans l’une de ses entreprises, pour le soutenir ensuite dans son élection au poste de sénateur de l’Ohio. Ce Vance est aujourd’hui vice-président désigné des États-Unis. Il entrera en fonction le 20 janvier 2025. Aussi bien dire que c’est Thiel lui-même qui est titulaire de ce poste. Par là, il assure l’avenir de ses idées, le président ayant 78 ans.
Et qui sera le plus haut fonctionnaire, si l’on peut dire, du prochain gouvernement ? Un membre du réseau de Peter Thiel appelé Elon Musk, patron, entre autres, de Tesla, de X (anciennement Twitter) et d’une entreprise privée, Space X, ayant pris le relais de l’État dans le domaine spatial. Don de 120 millions à la campagne républicaine de 2024.
Une chose est déjà claire : si Trump improvise, ceux qui le soutiennent le plus efficacement en ce moment savent très bien où ils vont. Et, si l’on en juge par l’entretien de Thiel, ils ont une conscience aiguë et nuancée de la gravité et de la complexité des défis que le prochain gouvernement doit relever : Ukraine-Europe, Moyen-Orient–Iran, Taïwan-Chine, dette nationale, dette étudiante, accès à la propriété, corruption dans les grandes institutions…
Quant aux grands thèmes de la dernière campagne, les oligarques ne vont pas dans la direction souhaitée par ceux qui ont voté pour Trump. Ils vont plutôt vers la planète Mars que vers les magasins du voisinage qui proposent les meilleurs rabais. Jeff Bezos, le patron d’Amazon, a lui aussi les yeux tournés vers Mars, c’est-à-dire la technologie, tout en continuant de faire sa large part d’efforts pour affaiblir les commerces locaux et en interdisant au Washington Post de prendre position en éditorial en faveur de Kamala Harris.
On voit mal comment l’équipe rassemblée par Trump pourra créer les emplois industriels bien rémunérés dont ses partisans ont la nostalgie : la réduction de l’immigration augmentera plutôt le besoin de main-d’oeuvre au bas de l’échelle. Laissons ces questions aux économistes, et espérons seulement que les non-scolarisés n’auront pas, pour faire valoir leurs droits, à recourir aux armes qu’ils possèdent en abondance et auxquelles ils sont très attachés.
Selon Bloomberg, le résultat des élections du 5 novembre a enrichi de 64 milliards les 10 personnes les plus riches du monde. Elon Musk, au sommet de l’échelle, à 290 milliards, s’est enrichi de 26,5 milliards.
Selon Bloomberg, le résultat des élections du 5 novembre a enrichi de 64 milliards les 10 personnes les plus riches du monde. Elon Musk, au sommet de l’échelle, à 290 milliards, s’est enrichi de 26,5 milliards. C’est là sans doute la raison pour laquelle il sautait le soir des élections. Les petits actionnaires de Tesla ont aussi fait des gains le 5 novembre. Sont-ils nombreux à Cleveland ?
À ce degré d’inégalité croissante, comment les plus pauvres pourront-ils améliorer leur sort dans le nouveau contexte ? Et comment les Américains non scolarisés pourraient-ils être les seuls à bénéficier des gains escomptés ?
Lewis Mumford appelle « mégamachines » les concentrations de capitaux qui rendent possibles des monuments géants comme les pyramides d’Égypte et le château de Versailles. Dans ces deux cas, l’argent est resté dans le pays qui l’avait produit. Les fabuleuses fortunes américaines actuelles constituent sans doute la mégamachine la plus puissante de l’histoire, mais l’isolationnisme, avec lequel Donald Trump semble tenté de renouer, est impossible.
Le monde entier a contribué à la richesse concentrée sur la côte ouest américaine. Il faudra qu’il en bénéficie. L’isolationnisme américain serait suicidaire.
René Girard
Ce penseur, faut-il le présenter comme un professeur de littérature, un anthropologue, un philosophe, un théologien? Né en France, à Avignon, en 1923, d’un père archiviste, il fit carrière aux États-Unis, à l’Université de Stanford notamment, où il retint l’attention de chercheurs du monde entier par ses travaux sur le désir mimétique. Pendant quelques années, il eut un statut de gourou. On l’a un peu oublié depuis, mais les élections américaines du 5 novembre 2024 nous obligent à le remettre au premier plan.Les deux meilleurs sites qui lui sont consacrés Imitatio et ARM (Association Recherches mimétiques ) sont soutenus par la Fondation Peter Thiel, ce qui nous donne à entendre que ce milliardaire de la Silicon Valley est l’un de ses disciples et qu’il a fait connaître ce maître à ses amis dont Elon Musk et JD. Vance, le nouveau vice-président des États-Unis.
Dans un entretien avec Daniel Lance, Peter Thiel a présenté Girard comme one of the last great generalists, en précisant qu’on mettra encore du temps à prendre sa juste mesure. L’influence de Thiel sur Trump et l’ensemble du parti républicain est déjà considérable. Dans quelle mesure est-ce aussi celle de Girard?
Ce dernier défendait son catholicisme avec une force et une intelligence telles que certains le considèrent comme un père de l’Église.. Vance se serait converti au catholicisme à cause de lui. Qu’en pense le pape François? Réponse : https://www.hprweb.com/2021/02/pope-francis-and-the-girardian-moment/
Il a semblé à quelques lecteurs que je réduisais Girard à Thiel. Je m’empresse de redresser ce tort en citant un lecteur, sans tomber pour autant dans l’excès inverse consistant à réduire Thiel à un investisseur inculte.
‘’Je ne comprends pas votre titre surtout que René Girard a eu une belle conversation avec le philosophe si éloigné de Thiel, Gianni Vattimo., si vous désirez mieux le connaître. Sans oublier son autre conversation saluée par le philosophe Peter Sloterdijk éloigné lui -aussi de ces bizarres humains que sont Vance et Thiel, lire donc son fabuleux entretien “ Achever Clausewitz : entretiens avec Benoît Chantre”. L’Amérique de Trump est pour les milliardaires et non pour le peuple.’’ (Lu dans un commentaire du Devoir)
Liens
Entretien avec Peter Thiel
https://www.youtube.com/watch?v=esk7W9Jowtc
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Sites sur René Girard
L’assciation recherches mimétiques (arm)
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Le blog l'émissaire
Qui sommes-nous ?
« Là où transparaissent violence, sacré, mensonge, ressentiment, exclusion ou encore ambivalence des relations humaines, dans l’actualité comme dans les œuvres de fiction, la théorie mimétique élaborée par René Girard suggère des interprétations. Ce blog publiera certaines d’entre elles émises principalement, mais non exclusivement, par Thierry Berlanda, Jean-Marc Bourdin, Hervé van Baren, Christine Orsini, Bernard Perret, Jean-louis Salasc.»
Rapprochements inattendus
Il existe des liens étroits entre le désir mimétique, l’envie et le ressentiment. Ces liens apparaissent clairement dans l’Encyclopédie de l’Agora.
https://agora.qc.ca/dossiers/envie
Le cinéaste Frédéric Back a identifié le péché originel à l’envie dans le film Tout-Rien.
Tout-rien! Ce film est un merveilleux dialogue avec le Dieu unique. Ce pourrait être celui des Juifs, celui de Platon, celui des chrétiens, celui des musulmans, la question ne se pose pas. La question qui se pose c’est celle d’une créature appelée homme qui n’est jamais content de son sort. De toute évidence le fait d’être le roi de la création ne le satisfait pas. Il en veut à Dieu de l’avoir créé nu et libre, inachevé par rapport à l’animal, mais capable de par sa liberté du plus bel achèvement. Il est dévoré par l’envie.
Le ressentiment
https://agora.qc.ca/dossiers/ressentiment
«Ils sont trop verts» dit le renard de la fable, à propos des raisins bien mûrs qui sont hors de sa portée. C'est un mensonge à soi-même de ce genre, destiné à masquer un sentiment d'impuissance, qui est à l'origine du ressentiment. Une telle impuissance appelle la vengeance, une vengeance qui sera différée... Avant de se manifester, elle aura répandu son venin dans toute l'âme, discréditant non seulement les êtres grands ou puissants, ces goujatsqui ont accès aux raisins, mais jusqu'à l'idée même de grandeur et de puissance.
«Le ressentiment, écrit Max Scheler, est un autoempoisonnement psychologique, qui a des causes et des effets bien déterminés. C'est une disposition psychologique, d'une certaine permanence, qui, par un refoulement systématique, libère certaines émotions et certains sentiments, de soi normaux et inhérents aux fondements de la nature humaine, et tend à provoquer une déformation plus ou moins permanente du : sens des valeurs, comme aussi de la faculté de jugement. Parmi les émotions et les sentiments qui entrent en ligne de compte, il faut placer avant tout la rancune et le désir de se venger, la haine, la méchanceté, la jalousie, l'envie, la malice.