Neuf grands moments

Democratie: de Catilina à Trump

Jacques Dufresne

À force de concentrer leurs attaques sur Trump, les intellectuels publics n’oublient-ils pas les limites et les exigences de la démocratie? Ce système politique incite les ambitieux à désirer le pouvoir. Or quiconque désire le pouvoir prouve par là qu’il en ignore la vraie nature et donc qu’il n’est pas digne de l’exercer.

À force de concentrer leurs attaques sur Trump, les intellectuels publics n’oublient-ils pas les limites et les exigences de la démocratie? Ce système politique incite les ambitieux à désirer le pouvoir. Or quiconque désire le pouvoir prouve par là qu’il en ignore la vraie nature et donc qu’il n’est pas digne de l’exercer. Ce que depuis Platon de nombreux sages ont rappelé. La ville de Cincinnati [i]aux États-Unis tient son nom de Cincinnatus, un paysan que la République romaine en détresse (-431) a supplié de devenir son président. Ce parfait citoyen s’est laissé convaincre mais revint à sa charrue après avoir conduit les siens à la victoire dans une guerre décisive. Rousseau, qui eut une grande influence sur les auteurs de la Constitution américaine raconte cette histoire. Vivement des partis politiques qui se distingueraient par la recherche de sages inconnus plutôt que par la consécration des ambitieux de leurs rangs. N’est-ce pas ce qu’ont tenté récemment de faire en Biélorussie les citoyens qui se sont rangés derrière Svetlana Tikhanovskaïa, une jeune femme sans ambition.

Autre oubli des intellectuels publics : aux États-Unis, la séparation des pouvoirs disparaît dans l’indifférence générale : le pouvoir judiciaire, la Cour suprême, est de plus en plus  difficile à dissocier aussi bien du pouvoir législatif que du pouvoir exécutif. Loin de s’inquiéter de ce glissement vers la tyrannie, les partis politiques l’accélèrent en promettant à leurs électeurs de nommer des juges qui partagent leurs idées. Et pendant ce temps, le président en exercice prévient un jour qu’il contestera le résultat de la prochaine élection et le lendemain nomme une femme de son parti à la Cour suprême, façon, dans le contexte, d’annoncer qu’il la contrôlera, comme il contrôle déjà le Sénat. Où est le Check et où la Balance? Poutine n’a pas fait mieux dans la manipulation de la constitution de son pays,

Retour aux sources:

Neuf grands moments de la démocratie
C'est à Rome que plussieurs penseurs modernes de la démocratie, Rousseau et Montesquieu notamment, ont trouvé leur inspiration. Dans la littérature toutefois, plus que dans la réalité historique. Les historiens romains de l'époque classique (fin de la république, début de l'empire) ont créé le modèle vieux romain, en partie mythique, en partie fondé sur la réalité. Tite-Live par exemple raconte l'histoire de Cincinnatus, le patricien paysan qui a sauvé sa patrie, sans rien lui demander en retour.

La liberté de parole, omniprésente dans L’Iliade d’Homère (entre-850 et-750) semble bien être l’origine lointaine de la démocratie athénienne (-510).
L'Iliade s'ouvre sous le signe d'une indomptable liberté de parole. Les assemblées succèdent aux assemblées. Dans la toute première scène, le plus vaillant des guerriers, Achille, s'adresse publiquement à son chef, Agamemnon, sur un ton qui, en d'autres temps, l'aurait conduit au peloton d'exécution : « Ah! coeur vêtu d'effronterie et qui ne sait songer qu'au gain! Comment veux-tu qu'un Achéen puisse obéir de bon coeur à tes ordres! [...] Sac à vin! Oeil de chien et coeur de cerf! »

Plus loin, on entend Hera qui tient tête à Zeus : « Attention, dit-elle à son terrible mari, au geste que tu t'apprêtes à poser en faveur des Troyens sur les conseils de la trop belle Thétis! » L'égalité entre les femmes et les hommes, et le droit de parole qui l'accompagne, existait donc déjà chez les Grecs du temps d'Homère, parmi les dieux, sinon parmi les hommes!

Qu'en était-il de l'égalité entre les combattants? On tremble pour Thersite, un simple soldat, quand il s'adresse en ces termes au généralissime Agamemnon : « Allons! fils d'Atrée, de quoi te plains-tu? Tes baraques sont pleines de bronze, tes baraques regorgent de femmes, butin de choix, que nous les Achéens, nous t'accordons à toi, avant tout autre, chaque fois qu'une ville est prise. [...] Ah! poltrons! lâches infâmes! Retournons donc chez nous avec nos nefs et laissons-le là en Troade, à cuver ses privilèges ».

Leçons à tirer de la critique de la démocratie par Platon
La distinction entre les désirs superflus et les désirs nécessaires, distinction qui s'est avérée si commode pour définir la société de consommation, remonte en effet à Platon. C'est à propos de l'homme démocratique qu'il a fait cette distinction. Cet homme est à ses yeux celui qui ne parvient plus à distinguer en lui-même les désirs superflus des désirs nécessaires.


[i] Signe des temps, la ville de Cincinnati, prospère et blanche à 80% en 1950, est aujourd’hui pauvre et noire à 50%.(Voir Reflet de Société Vol.28 no 2 printemps 2020)

 

Extrait

Or quiconque désire le pouvoir prouve par là qu’il en ignore la vraie nature et donc qu’il n’est pas digne de l’exercer. Autre oubli des intellectuels publics : aux États-Unis, la séparation des pouvoirs disparaît dans l’indifférence générale : le pouvoir judiciaire, la Cour suprême, est de plus en plus en plus difficile à dissocier aussi bien du pouvoir législatif que du pouvoir exécutif. Loin de s’inquiéter de ce glissement vers la tyrannie, les partis politiques l’accélèrent en promettant à leurs électeurs de nommer des juges qui partagent leurs idées

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