Montaigne : apprendre à être soi-même
Avec Montaigne, l’éducation est un phénomène total qui se confond avec la vie humaine. Elle est donc loin de se limiter aux institutions ou aux processus formels d’apprentissage. Dans ce texte, je vous invite à réfléchir avec le grand humaniste français à la façon par laquelle l’écriture et la lecture nous apprennent à devenir nous-mêmes.
Montaigne est un personnage attachant, touchant, tant à cause de sa passion pour la diversité humaine, pour les cultures du monde, que par sa vie marquée par les guerres de religion, la maladie, et bien sûr son amitié avec La Boétie. Sa vie semble faire une avec ses écrits. Le thème humaniste du texte comme dialogue amical entre l’auteur et le lecteur s’incarne à la perfection dans Les Essais. En les lisant, on a l’impression de véritablement fréquenter un ami qui a bien des choses à nous dire.
Ce qu’il y a de plus salutaire chez Montaigne est peut-être son sens de l’humour qui relativise tout. Montaigne relativise la grandeur de saint Augustin, par exemple, en nous rappelant qu’un des arguments de ce dernier en faveur du libre arbitre est la capacité humaine à péter volontairement[1]. Le grand théologien n'est pas ainsi frappé de nullité, mais seulement remis à sa place parmi les humains. Nous apprendrons à nous découvrir nous-mêmes tels que nous sommes quand nous apprendrons à rire de nos lubies, de nos mesquineries qui nous rendent si ridicules.
Le réalisme ironique
Le rire de Montaigne est toutefois un rire qui conserve une bonne part de sérieux. On trouve en effet chez lui un réalisme qui fait justice à tous les aspects de la vie, des plus doux aux plus durs. Il en va ainsi de ses propos sur la guerre, sur la maladie, sur sa propre mort qui approche, et de sa complaisance à décrire ses diverses fonctions et dysfonctions organiques.
Il en va de même de ses fines analyses morales, qui n’omettent ni les passions les plus basses, ni les plus nobles. À ce sujet, Montaigne déclare ceci : « Ma foiblesse n’altere aulcunement les opinions que ie dois avoir de la force et vigueur de ceulx qui le meritent […] Rampant au limon de la terre, ie ne laisse pas de remarquer iusques dans les nues la haulteur inimitable d’aulcunes ames heroïques. [2]» [p.263] « Sur Caton le jeune », Essais I, XXXVII La dévaluation des actions vertueuses est elle-même le fruit pourri du vice qu’elle prétend déceler partout. Mais la poésie est là pour nous rappeler que la beauté et la vertu peuvent soulever en nous des émotions d’une pureté indicible. La grandeur humaine est au moins possible.
Or, nous dit en substance Montaigne dans son chapitre sur l’imagination, « les tesmoignages fabuleux, pourveu qu’ils soient possibles, servent comme les vrais [3]»: les récits même fictifs nous enseignent ce qui peut arriver. Le fatras d’anecdotes souvent absurdes et ridicules que Montaigne colporte peut donc susciter une ironie sceptique, nous rappeler que nous sommes ignorants, mais aussi indiquer un certain champ des possibilités humaines, en quoi consiste finalement « l’humaine condition ». Le réalisme ironique nous montre que même la vie ordinaire comporte une certaine grandeur, elle qui est porteuse de tous les possibles.
La science de Montaigne
L’ironie de Montaigne s’accompagne d’un sérieux si grand que l’on trouve dans Les Essais, selon Erich Auerbach, une véritable méthode scientifique. Cette méthode vise à la connaissance de soi-même par l’écriture, connaissance de soi qui est aussi une connaissance universelle de l’humain. La méthode scientifique de Montaigne est fondée sur l’indifférence à l’égard du monde – ne pas se mêler aux occupations communes du monde - et sur la description minutieuse de soi-même.
Pour une bonne part, cette description s’accompagne de commentaires littéraires et historiques. À l’origine, les Essais suivaient la forme des recueils de citations commentées, populaires au XVIe siècle. Mais les commentaires s’y allongèrent jusqu’à submerger les citations, pour finalement devenir prétextes à une foule de récits autobiographiques. On se découvre soi-même en lisant.
La méthode de Montaigne consiste en outre à tout décrire, de façon à donner un vaste portrait de lui-même, et à laisser le hasard guider l’accumulation de détails. Tout biais, toute intention d’influencer le propos dans un sens ou un autre s’en trouve ainsi paralysé, enseveli sous la masse des détails qui permettront au lecteur de se faire sa propre idée. L’enchevêtrement de détails et d’anecdotes, dont une bonne partie concerne sa vie la plus intime et la plus banale, permet à Montaigne de trouver l’universel au cœur du particulier.
En peignant le changement de sa vie, d’instant en instant, Montaigne montre l’écoulement du monde. En décrivant les diverses actions et réactions qui modifient sa vie, il dégage « la forme entière de l’humaine condition » que porte en soi chaque individu. En multipliant les essais de définition de soi-même, dont aucun ne suffit, il montre la perpétuelle incomplétude de la vie humaine. La banalité nous est commune. Elle nous révèle, tous autant que nous sommes, dans notre singularité.
Le dialogue amical
En se dressant dès l’enfance à « mirer sa vie dans celle d’autruy [4]» Montaigne apprend à connaître les autres à partir de sa connaissance de soi-même. Auerbach parle très justement d’une capacité à « étendre et à assouplir notre conscience ». Se reconnaître en autrui, ce n’est pas s’imposer à lui, lui imposer une idée de nous-même. C’est plutôt aller à la découverte, dans l’autre, d’aspects insoupçonnés de nous-mêmes. C’est sans doute même accepter de changer au contact de l’autre, et se reconnaître dans ce changement.
L’écriture et la lecture permettent la rencontre de soi dans l’autre. L’universalité humaine s’accomplit dans le texte. Montaigne invite son lecteur à apprendre penser à lui-même en lisant les Essais. Auberbach fait remarquer que l’écriture de Montaigne, pauvre en en liaisons syntaxiques et en conjonctions, se déploie « en un seul mouvement rythmique » (p.289) qui non-seulement donne vie et corps au texte, mais oblige en même temps le lecteur à une vigilance et un effort constant pour discerner la structure logique implicite du texte (p. 291).
C’est ainsi que, dans le déploiement vivant et simultané du texte et de la lecture, se produit la rencontre de Montaigne et de son lecteur, qui prennent ensemble conscience de leur singularité. Comment Montaigne, l’auteur, et moi, le lecteur, pouvons-nous ainsi nous rejoindre? Selon la formule célèbre de Montaigne : parce que c’est lui, parce que c’est moi.
Le moi ne se révèle qu’à un autre moi, et la lecture du texte est le moment en retrait de la vie sociale qui offre le calme et la sécurité nécessaires à cette rencontre. Cette sécurité ne se trouve pas dans la solitude complète, mais dans la présence bienveillante que permet l’écriture : une présence qui ne s’impose pas, parce qu’elle est proportionnelle à celle qu’on y investit nous-mêmes.
Le corps et le naturel
Ce flot de l’écriture qui épouse le dynamisme de la vie et permet le surgissement de la présence est le naturel. Montaigne appelle naturel le geste rendu instinctif par l’habitude. L’archer atteint sa cible lorsqu’il accomplit son geste d’un seul élan. Toute réflexion, toute rationalisation ne pourrait que briser cet élan, introduire un doute, empêcher l’habitude de produire son effet. Le naturel est donc une innéité en partie acquise.
La notion de naturel chez Montaigne se situe dans le cadre d’une pensée de l’incarnation, au croisement d’Aristote, du « réalisme créaturel chrétien » et d’Augustin[5]. L’unité profonde de l’âme et du corps, de la pensée et du langage font que nous appartenons entièrement à la nature : « La vie est un mouvement materiel et corporel, nous dit Montaigne, action imparfaicte de sa propre essence, et desreglée; je m’emploie à la servir selon elle … [6]» Il faut servir la vie et son cours sinueux, dont le son sens est d’autant plus clair qu’il est impétueux.
Si le corps ne suit pas sa propre essence, c’est qu’il ne peut être conceptuellement circonscrit. Ses mouvements et son évolution peuvent toutefois être constatés dans le discours autobiographique. Le corps se révèle dans le langage. Le mouvement corporel est « desreglé », mais non démesuré. Le corps donne sa mesure à notre vie, si on sait l’écouter. Si on ne peut résister au désir de plaisir qui l’habite, le corps est aussi doué d’un « juste et modéré tempérament envers la volupté et la douleur [7]». Les excès ne viennent pas du corps lui-même, qui nous les fait sentir et qui en pâtit, mais plutôt d’obsessions d’une pensée détournée du réel, livrée à ses phantasmes.
Montaigne ne veut pas dire que ce que nous appelons aujourd’hui le corps, qui peut être connu objectivement par la biologie, serait l’entièreté de notre être. Ce corps objectif lui était inconnu. Montaigne parle plutôt de ce que Merleau-Ponty appellera le corps propre, à savoir la perception subjective de notre métabolisme et de nos capacités d’actions physiques dans le monde. C’est ce corps vécu, indistinctement biologique et psychologique, dont le bien être est la mesure de notre vie.
C’est tout autant le corps que l’âme qui écrit et lit les Essais. L’âme est un corps animé. De même, c’est dans le texte que les émotions et les pensées parviennent à la clarté. C’est même en partie en lui qu’elles se constituent dans toute leur plénitude. L’écriture s’accomplit selon le modèle chrétien de l’incarnation du verbe dans la chair. La pensée se fait chair dans le texte. Comme l’incarnation du Père dans le Fils, l’écriture a pour finalité la réconciliation. Celle de l’auteur et du lecteur. Celle, d’abord, de l’auteur avec lui-même.
Se connaître soi-même à la façon de Montaigne consiste tout simplement à laisser l’émotion surgir naturellement dans l’écriture et la lecture. À notre époque, cela est plus facile à dire qu’à faire. Une morale rigide pèse aujourd’hui sur le langage. L’obsession pour la pureté cache de sombres tourments. Qui veut faire l’ange, fait la bête, disait Pascal en s’inspirant de Montaigne.
Du naturel aux tourments de l’authenticité
Dans son ouvrage Être soi-même, Une autre histoire de la philosophie, Claude Romano montre comment la notion de naturel a évolué, d’Aristote, à la rhétorique de Cicéron jusqu’à Montaigne, en passant par de nombreux autres courants. Or Romano nous apprend également qu’une réaction critique à cette notion de naturel a une toute aussi longue histoire. Cette réaction remonte à la conception stoïcienne de la maîtrise de soi, qui substitue la liberté de l’acte volontaire à la spontanéité des passions.
Au fil de plusieurs mutations et d’un mariage avec le calvinisme, cette seconde conception a fini par triompher de la première, notamment chez Rousseau. Elle évoluera avec Kierkegaard, et prendra chez Heidegger le nom d’authenticité[8]. Or l’authenticité romantique et existentialiste est en quête d’une intériorité tellement pure qu’elle en devient difficilement compatible avec la matérialité du corps, et surtout avec la société dans laquelle l’être incarné évolue.
Les théories de l’authenticité souffrent, littéralement, de contradictions d’autant plus insolubles qu’elles sont consciemment approfondies par leurs auteurs. Rousseau, par exemple, publie dans ses grandes œuvres des analyses de la conscience intime qu’il voudrait tout à la fois détacher du regard des autres, et partager avec toute l’humanité. Pensons encore à Heidegger, dont le dasein doit sans cesse reconquérir son être pour la mort authentique qui tend à déchoir dans le bavardage, dans les on-dit. Ces contradictions impliquent la dialectique insoluble d’une ipséité, d’une identité particulière, qui ne peut exister sans relation à une communauté (la société, l’humanité) qui menace de la dissoudre dans l’extériorité et la banalité.
Les passions identitaires qui poussent les individus d’aujourd’hui à s’enfermer dans des catégories braquées les unes contre les autres me semblent être la version vulgaire, simplifiée à outrance, de la quête d’authenticité des grands penseurs tout juste évoqués. Il s’agit là en partie d’une réaction à une version tout aussi vulgaire du naturel corporel. Pendant des décennies, le libéralisme triomphant a promu un hédonisme et un égoïsme insoutenables. L’impulsivité ainsi valorisée est instrumentalisée par l’économie. Hors des cadres de celle-ci, elle mène à une liberté sauvage. C’est à la perte de sens et à l’incivilité généralisée auxquelles conduit le libéralisme que répond le mouvement actuel de moralisation de la société, en imposant de tristes parodies d’authenticité.
Nos conceptions tronquées de l’authenticité et du naturel nous empêchent d’être nous-mêmes, parce qu’elles nous empêchent de vraiment parler et écrire. Le moralisme de l’authenticité nous en empêche par rigidité idéologique. L’hédonisme libéral, par paresse et par bêtise. Les deux phénomènes ont beau être contradictoires, ils opèrent de concert. Le capitalisme intègre avec facilité la moralité de pacotille du bavardage identitaire à son arsenal marketing. Aux prises avec ces contradictions, l’individu contemporain souffre de confusion, au point de ne plus savoir qui il est.
Assumer nos contradictions en naturalisant l’art
La sagesse de Montaigne nous apprend que nous appartenons irréductiblement à un contexte culturel dont nous nous nourrissons comme de lait maternel. Les contradictions accumulées au fil des siècles par les traditions humaines sont constitutives de notre individualité la plus propre : « La raison humaine est une teincture infuse environ de pareil poids à toutes opinions et mœurs de quelque forme qu’elles soient ; infinie en matiere, infinie en diversité. [9]» Idiosyncrasie et mimétisme s’enchevêtrent dans notre spontanéité profonde. Toute tentative de rééducation de l’humain qui tente de faire abstraction du bagage culturel instillé en nous par l’histoire ne peut qu’échouer et nous faire violence.
Il ne s’agira donc pas d’éliminer l’aliénation inhérente à l’authenticité vulgaire et au libéralisme. Le naturel incarné n’est pas un idéal, c’est une façon d’épouser le cours des choses que Montaigne comparait à l’art d’aller à cheval en se laissant porter par l’animal. Ce n’est pas le laisser-faire libéral, c’est un laisser-aller, un laisser être qui s’accomplit dans la culture, dans le langage : « Si j’étois du métier, je naturaliserois l’art autant comme ils artialisent la nature [10]». Naturaliser l’art, c’est rendre vivant tout ce qui est rigide, assouplir sa conscience pour trouver un sens au cœur même de l’aliénation.
Être soi-même : une question de style
Le naturel est une question du style, qui relève non de l’esthétique, mais de l’éthique, du mode de vie. Le style de Montaigne allie une négligence délibérée, une érudition foisonnante et désordonnée et une ironie réaliste. Ce style naturel a fait ses preuves. Grâce à lui, Montaigne fut capable d’accueillir et désamorcer des contradictions bien plus terribles que celles que nous vivons aujourd’hui. Montaigne montre comment on peut rester soi-même et vivre en paix dans un siècle troublé.
Les Essais contribuent à la généalogie du concept de naturel et d’authenticité. Ils jettent quelques lumières sur les contradictions qui nous habitent. Surtout, ils mettent en pratique la naturalisation de l’art, le style naturel. Montaigne permet de redécouvrir le corps comme mesure du discours, et le dialogue livresque comme langage incarné où des personnes sont présentes l’une à l’autre. Le livre libère et rassemble, tout à la fois. Être soi-même, c’est risquer une parole franche sans laquelle il n’y a pas d’amitié véritable.
Ce laissé-aller n’est pas animal, mais au contraire pleinement humain, car de part en part accompli au sein du langage et de la pensée. La fréquentation des grandes œuvres civilise les passions. Claude Romano montre bien dans son œuvre que la notion du naturel incarné, émanant du corps, va de pair avec la notion de grâce. C’est en laissant aller l’émotion, le geste et la parole dans un dialogue livresque que le soi parvient à être véritablement. Libérer le style, pour que surgisse la grâce.
Bibliographie
AUERBACH, Erich, « L’humaine condition », in Mimésis, La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Gallimard, 1968, pages 287 à 313
MONTAIGNE, Michel de, Essais, Tome I, Paris, Hector Bossange, 1828, 412 pages
MONTAIGNE, Michel de, Les Essais en français moderne, Gallimard, 2009, 1355 pages
ROMANO, Claude, Être soi-même, Une autre histoire de la philosophie, Gallimard, 2019, 765 pages
Notes
[1] Cité de Dieu, XIV, 24, cité par Montaigne dans Sur la force de l’imagination, I, XXI, p. 126 Je cite ici Les Essais en français moderne, Paris, Gallimard, 2009
[2] Je cite ici le texte original en vieux français. Montaigne, Michel de, « Sur Caton le jeune », Essais, Tome I, Chapitre XXXVI Paris, Hector Bossange, 1828, page 263. Dans les éditions modernes, il s’agit du chapitre XXXVII.
[3] Ibid., I, XX, p. 102 (éditions modernes : Essais I, XXI)
[4] Cité par Auerbach, Erich, Mimésis, Gallimard, 1968, p. 363 (Essais III, XIII)
[5] Ibid., p. 311
[6] Cité par Auerbach, ibid., p. 305 (Essais III, IX)
[7] Ibid.
[8] Il faudrait voir ce qu’il en est de l’authenticité chez Nietzsche, grand lecteur de Montaigne et apologiste du corps et de la nature.
[9] Montaigne, Michel de, « De la coustume, et de ne changer ayseement une loy receue », dans Essais, Tome I, Chapitre XXII Paris, Hector Bossange, 1828, page 105 (éditions modernes : I, XXIII)
[10] Cité dans Romano, Être soi-même, Une autre histoire de la philosophie, Gallimard, 2019, p. 275 (Essais III, V)