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Saint-Exupéry: responsable des mots, responsable des choses |
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Jacques Dufresne |
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Texte |
Les trois livres les plus lus en France, et sans doute aussi dans l'ensemble de la francophonie, sont dans l’ordre : La Bible, Les Misérables de Victor Hugo et le Petit Prince de Saint-Exupéry.
La préférence accordée à ces trois livres reflète bien les besoins de l’homme d’aujourd’hui. Comme celui d’hier, il a soif d’absolu et le sort probable de la planète rend plus que jamais nécessaire à ses yeux une morale de l’amour, du détachement et du partage. Cette morale est le sujet principal de chacun des trois livres préférés des Français. Nous nous arrêterons au Petit Prince et à son auteur Antoine de Saint-Exupéry, dont l’œuvre et la vie sont un parfait exemple de ce que peut être la contribution de la langue et de la culture françaises à la civilisation de l’universel.
Antoine de Saint-Exupéry : ce poète et ce chevalier fut aussi pilote de guerre après avoir été pilote de ligne. On peut voir en lui à la fois l’un des derniers représentants de l’humanité traditionnelle et l’un des premiers héros de l’ère technique. Sa machine était sa monture. Dans une francophonie où la majorité vit encore de ses traditions et doit adapter la technique à ses besoins sans se laisser acculturer par elle, le chevalier-pilote Antoine de Saint-Exupéry est un modèle, y compris pour ceux parmi les Occidentaux que la machine a asservis au point de leur faire perdre leur sens poétique et leur esprit chevaleresque. Les hasards de son métier ont aussi eu pour conséquence qu’il a connu et desservi bon nombre de pays francophones d’Afrique. Il a séjourné en Nouvelle France, on dit même que c’est dans une famille de Québec qu’il a fait la connaissance de l’enfant blond qui lui a inspiré le personnage du Petit Prince.
Comme le Petit Prince était responsable de sa rose, Saint-Exupéry était responsable de ses passagers, de son courrier, de ses camarades de travail, mais aussi de ses mots et de ses phrases. Il fut le poète de la responsabilité. Nous nous interrogeons sur les qualités d’une langue qui par elles-mêmes peuvent susciter une élévation morale. Le style de Saintt-Exupéry est une réponse à cette question. Ce style enseigne la responsabilité, comme l’a si bien démontré Roger Caillois dans sa préface à l’édition de la Pléiade des Oeuvres complètes de Saint-Exupéry :
«Mais cet auteur vit au grand air, aux prises avec la nature, avec les machines et avec les hommes. Prudent, il n’accepte ni ne remet en cours aucun mot dont il n’ait d’abord vérifié le bon aloi. On dirait qu’il s’est défendu d’en employer un seul avant de s’être personnellement assuré que ce signe couvre bien quelque chose d’impossible à confondre, qu’il saura désormais reconnaître et nommer avec exactitude. Telle est la moindre garantie qu’il exige. Ainsi n’adopte-t-il jamais un mot qu’il n’a fait qu’entendre ou lire; il attend pour s’en servir, qu’il ait, pour le gager, un souvenir dans la mémoire, une trace au secret du cœur, souvent une cicatrice sur le corps.»
Il y a des langues qui, par leur nature même, en raison des modèles qu’elles proposent, exigent des écrivains qu’ils se montrent au plus haut degré responsables de leurs mots. La langue française en est une et chez les meilleurs de ses écrivains, la responsabilité à l’égard des mots devient la vérité du style. Les mots sont soumis à la pesanteur comme les choses, comme les hommes. Abandonnés à eux-mêmes, ils tombent et deviennent inertes, chute dont les conséquences sur le plan moral sont immédiates quand il s’agit des mots désignant les diverses formes du bien et du mal. La responsabilité des écrivains est de ressusciter ces mots en les ramenant à leur source : l’expérience, la vie. Saint-Exupéry s’est acquitté de cette responsabilité d’une façon exemplaire. Responsable des mots, responsable des hommes, responsable des choses, responsable de la nature, un même devoir que la conjoncture actuelle rend plus que jamais impérieux. |
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