Dans son édition européenne du 2 décembre 2007, le Time magazine annonçait la mort de la culture française, à la manière dont Jean-Paul Sartre avait annoncé la mort de Dieu, en descendant d’un avion. Et justement Jean-Paul Sartre est mort sans succession, selon Don Morrison, de même que ses homologues d’hier et d’avant-hier dans les arts comme dans les lettres : Debussy, Cézanne, Piaf.
On peut lire l’article sur Internet de même que plusieurs commentaires de journaux français, québécois ou suisses.
Nous soulignerons ici ce qui semble être une constante dans la critique américaine de la culture française : elle est moribonde, dit-on, parce qu’elle est élitiste et fortement subventionnée par l’État. Quant à la société française, elle a un défaut majeur de même nature : elle résiste encore au multiculturalisme.
Au Time magazine, on a de la suite dans les idées. Dans un long article paru dans le numéro de juillet 1991 sous le titre de The new France, on notait d’abord que le coq gaulois avait désormais la crête basse, pour poser ensuite cette question : «comment un peuple si sûr d’être bien né peut-il être si désorienté?» L’article se terminait sur un jugement moralisateur : « La lumière du monde a-t-elle perdu son éclat ? Certainement pas encore. » Un pas encore préfigurant la mise à mort de décembre 2007.
Car toujours selon l’article de 1991, il subsistait un espoir : puisque la patrie des droits de l’homme avait su conserver sa chère identité en dépit d’un afflux d’immigrants qui, entre 1946 et 1982, avait assuré le tiers de sa croissance démographique, elle était en droit de conserver son slogan : Vive la différence!
En 2007, il n’y a plus d’espoir. L’exception française est devenue l’exclusion française. Faisant allusion à la saison des prix littéraires, Morrison met ainsi fin à la fête : «Il y a un problème, tous ces chênes géants qu’on abat dans la forêt culturelle française n’ont qu’un vague écho dans le vaste monde.»
La culture n’est pas le divertissement, réplique l’académicien Maurice Druon dans Le Figaro. C’est toutefois dans la presse anglaise que l’on trouve les commentaires les plus pertinents, notamment dans The Independent : « Les subventions françaises à la culture, écrit John Lichfield, n’ont pas pour but de faire de la France une superpuissance culturelle, elles sont destinées à empêcher que la culture française ne soit submergée par la culture américaine à l’intérieur même de la France. On peut s’interroger sur l’usage qui est fait des subventions, mais un fait demeure : la France, contrairement à l’Italie, à l’Allemagne ou à l’Angleterre a encore une industrie du cinéma capable de produire des films français. Ils peuvent être bons, mauvais ou quelconques, ils sont au moins français. L’industrie britannique du cinéma, par comparaison n’est qu’une succursale d’Hollywood. » Il est vrai, admet Lichfield, qu’on attend encore l’homologue de Flaubert ou de Proust en France, mais où sont les Tolstoi en Russie et les Melville aux Etats-Unis?
Dans The Economist, on déplore que les Français restent attachés à la distinction entre une oeuvre et un produit culturel et renforcent de cette façon la distinction entre une basse culture commerciale et une haute culture qui n’a pas besoin de se vendre pour justifier son existence. Les lecteurs de ce prestigieux magazine ont heureusement fait preuve d’une plus grande subtilité. L’un d’entre eux écrit : «À la différence des Français, les Américains n’ont jamais prétendu posséder une grande culture intellectuelle, mais de quel droit dans ces conditions les Américains (dont la plupart ne peuvent ni lire ni parler le français) s’estiment-ils en mesure de juger la haute culture française?»
Un autre écrit : « Cette sorte de dialogue franco-américain me fait penser à deux vieux amoureux qui, en dépit de plusieurs années de mariage avec d’autres conjoints, continuent à se fréquenter, ne serait-ce que pour se plaindre de leur déception réciproque. Il est évident que le simple fait que les Américains se préoccupent de la culture française, morte ou non, prouve à quel point nous nous intéressons encore à la France et à sa culture. Un Américain se ferait-il du souci si on lui apprenait la mort de la culture allemande ou britannique? Certainement pas. La plupart qualifierait ce terme d’oxymoron. D’un autre côté, la France nous importe encore, même si nous n’aimons pas l’admettre. »
Qui poursuit suit! Mais comme plusieurs commentateurs l’ont souligné, la poursuite américaine n’est pas dénuée de ressentiment. Un ressentiment que les mêmes Américains éprouvent à l’égard d’un des leurs, Allan Bloom, quand il leur rappelle des racines françaises dont ils sont privés : «Tout Français naît, ou du moins devient de très bonne heure, cartésien ou pascalien. [...] Lors de mon dernier séjour en France, j'ai entendu un garçon de café traiter un de ses confrères de « cartésien ». Ce n'était pas par prétention qu'il s'exprimait ainsi; il se référait simplement à ce qui, pour lui, était un type. Ce n'est pas tant que les Français tirent de ces sources des principes; ce sont plutôt des moules pour leurs esprits. Descartes et Pascal représentent un choix entre la raison et la révélation, entre la science et la piété, et de ce choix découle tout le reste. L'une ou l'autre de ces visions totales se présente presque toujours à l'esprit d'un Français quand il réfléchit sur lui-même.»1
Qui poursuit, suit. Même au Québec hélas! Parmi les échos à l’article du Time , on aura surtout remarqué celui de Nathalie Petrowski dans le journal La Presse. Elle nous dit ce qu’elle déteste dans la culture française, soit tout, à l’exception de la cuisine. C’est son droit, mais l’absence totale d’analyse, de perspective, de retour critique dans son texte nous oblige à lire entre les lignes un ressentiment que partagent hélas bien des Québécois, comme cet universitaire googolâtre qui répond au nom de Guy Laflèche.
J’envie ceux qui ont assez de loisir pour suivre l’évolution de l’ensemble de la culture française au point de pouvoir la juger. Je dois pour ma part me limiter à des exercices plus modestes. Le dernier livre français que j’ai lu s’intitule Le Regard vide, essai sur l’épuisement de la culture européenne, il est signé Jean-François Mattei, philosophe français dont il faut présumer qu’il est de second ordre puisque les Américains ne l’ont pas célébré. Prenez tout de même la peine d'ouvrir son livre. Vous découvrirez dès les premières pages qu’il y a dans cet épuisement européen, et français en l’occurrence, une profondeur, une perspective, un élan par rapport auxquels les jugements tranchés de Samuel Huntington dans The Clash of Civilisations et Francis Fukuyama dans La fin de l’histoire vous paraîtront simplistes. Voici un passage où, se tournant vers Hegel, Mattéi prouve, par ce retour du regard européen sur lui-même, que le dernier lien avec les sources n’a pas été rompu.
« Je voudrais montrer le danger qui menace l’époque actuelle en envisageant, non pas les réalisations culturelles de l’Europe au cours de son histoire, avec ses réussites et ses échecs, mais les principes universels et abstraits qui ont guidé son regard. On peut les illustrer par l’analyse célèbre que présente Hegel de la décadence du monde romain après l’instauration de l’esprit du christianisme. Avec la disparition des divinités païennes de la nature, et en dépit de leur beauté, les statues antiques aux yeux vides ne sont plus pour nous que « des cadavres dont l’âme animatrice s’est enfuie », les hymnes sont « des mots que la foi a quittés » de sorte que « les tables des dieux sont sans la nourriture et le breuvage spirituel ». Pour le philosophe allemand, l’art et avec lui la culture entière de l’Europe, risquait de n’être plus pour les hommes de l’avenir qu’une chose du passé, incapable de répondre à leurs nouveaux besoins et propre à n’éclairer que les ombres des musées. Si l’intuition de Hegel devait s’appliquer à notre temps, cela signifierait que l’âme de l’Europe, à bout d’épuisement, ne serait plus en mesure de dialoguer avec les œuvres de la tradition, désormais pareilles à « de beaux fruits détachés de l’arbre ».L’histoire n’interviendrait plus dans le présent et ne réussirait plus, selon la forte image de Braudel, à le « brûler ». Nous devrions alors faire le deuil d’une culture que nous ne savons plus recevoir ni actualiser et qui, dans tous les sens du terme, ne nous regarde plus. »2
La Grèce du deuxième siècle après Jésus-Christ, épuisée par des siècles de domination romaine, avait encore de si grands écrivains, Plutarque par exemple, qui lui assuraient un tel rayonnement que le plus grand philosophe romain, qui était aussi empereur, Marc Aurèle écrivait en grec plutôt que dans la langue de Sénèque et Virgile. Plutarque n’était pas à la hauteur de Thucydide, Marc-Aurèle n’était pas à celle de Platon, mais la grande âme grecque animait encore leur œuvre, comme l’âme de l’Europe anime encore de nombreux auteurs français, italiens, allemands ou anglais. J’estime pour ma part que dans cette Amérique du Nord, épuisée avant même d’avoir fait le véritable effort de retrouver ses racines européennes, les penseurs qui ont atteint le niveau d’un Mattéi sont encore rarissimes mais ont tous en commun d’être restés proches des sources européennes. C’est le cas notamment de Charles Taylor et de Christopher Lasch, que cite Mattei, et aussi pour ce qui est du Canada et du Québec, de George Grant, de Fernand Dumont, de Thomas de Koninck, de Luc Brisson, de Jean Grondin.
Notes
1- Allan Bloom, L’âme désarmée, Paris, Julliard, 1987
2- Jean-François Mattéi, Le Regard vide, Essai sur l’épuisement de la culture européenne, Flammarion, 2007, p. 34. |