Dans ce douzième recueil poétique, Jean-Michel Aubevert, fidèle depuis six titres au même éditeur Le Coudrier, ouvre le Chemin du dernier vivant (1). Beau titre pour cette prose poétique qui court sur plus de cinquante pages et qu’illustrent quelques photographies couleurs de Joëlle Aubevert qui, loin de ressasser la teneur du texte, s’insinuent loin dans notre imaginaire végétal : l’univers des forêts, des lumières assourdies d’arbres, des branchages encielés(3) des touffes nous ramène au domaine mythique d’une relation d’amour, Tristan et Iseut, certes, les personnages de ce chemin, qu’une carte, glissée tout au bout du bouquin, révèle en une topographie qui incite curiosité (non malsaine) d’une zone connue.
Dans une langue poétique qui innove et s’innerve d’une sève surréaliste sans céder au pastiche, l’auteur tisse un récit d’amour, de découverte, une passion de cœurs et de sens qu’un environnement de lumière et de plantes éblouit, éclaire, accompagne.
Je ne réponds pas de la sève car elle répond de moi. Le rêveur est revenu sur les traces d’un amour unique : elle, lui.
Tandis qu’elle et lui franchissaient l’arche très haute, sur les tôles élimées par la rouille, tavelées d’oubli, les étoiles bruissaient au fond du puits sous le signe de Noé. Une Suisse boraine se déroulait à leurs pieds.
On est frappé de la beauté sereine de la langue, juste, précise, étonnamment sobre aussi pour dire le feu, le geste, le lieu. On pense à Hardellet (comme je l’ai déjà souligné par ailleurs), à cette faculté de renouveler la langue :
L’eau courait sous la vague. Roulait dans la cave, coudée par une rigole, puis, se dépliait.
La mémoire d’une relation trouve là terreau superbe pour s’exprimer. Aubevert signe avec ce livre une exploration subtile des lieux et des sentiments, en un dosage qui n’appartient qu’à lui, précision et densité. Et qui sait ? peut-être son meilleur recueil.
Après Autre chose qu’un bouclier, Traces et ferments, Des petits chiens selon Saint Marc, Adieux, L’ouïe fine et Escarpe et contrescarpe, Lucien Noullez , essentiellement poète et critique (lisez à ce sujet le très bel article qu’il a consacré à l’immense archipel Lambersy dans La revue nouvelle), propose un quinzième ouvrage poétique au titre étonnant (on pense à un Dali suggérant la finesse et l’envol des pachydermes ; on pense à un titre canular ; on pense…) : Un crayon pour des acrobates (2).
Le titre, pour y revenir, puisqu’il faut bien lire la suite à sa lumière, à ses lumières, suggère sans doute l’étonnante liberté de forme, l’étonnante légèreté aérienne (non futile) des messages et des manières qui leur donnent assurance, élévation, osons le mot, profondeur.
Mais tout aussi bien, l’ensemble aurait pu s’intituler « Eclairs-éclipses-ellipses » tant le réel approprié est dû à un regard d’une accélération et d’une justesse fabuleuses :
Pour la voie cinq, on passe par les escaliers. Le souterrain sent l’eau croupie, les rails luisants exhalent le bitume. Et c’est pourtant d’un pas léger que l’étudiante court au quai. Elle s’écroule en souriant dans le wagon pris de justesse. Il reste une minute minuscule, puis tout s’ébranle en grimaçant. Vers quel bonheur ?
Leçon de perception ultrarapide, juste jusqu’à atteindre un réalisme auquel l’auteur nous a déjà habitué (rappelons le jeune au baladeur d’un recueil précédent) mais qu’une souplesse (est-ce la prose ? est-ce la maturité ?) boucle comme une manière de récit autonome, essentiel.
Noullez a un regard adulescent(3) (Logist aussi, je l’ai noté) pour dégotter la sensation première, intense et inouïe : il est bien sûr comme il l’entonne ce garçonnet de quarante ans qui s’émousse d’une épaule nue et qui respire les émotions comme au collège.
On plaint de nombreux poètes de ne plus jouir d’un tel regard. Cela nous vaut ici un enchantement (je commençais par là cette chronique) : des courts-circuits héroïques des réalités présentées ; la musique dès le 6e vers du livre ; des fables sur la méchanceté humaine ; des prières ; des ailes données à nos réalités trop pesantes (Un enfant seul à la fenêtre/ écoute l’oiseau décoiffé. /Plus tard il verra des chevreuils dans la mer grise. / Et qui pourrait empêcher nos espoirs/ de se rouler dans des laines profondes ?).
Le poète manie l’ironie (à la Pessoa, p.39,e.a.) ; a l’aisance inventive d’un Max Jacob (Pour déboucher le ciel, il fallait grimper l’escalier…) ; magnifie le plus prosaïque ; use de la métonymie en maître (Aujourd’hui, les chemises auront du cœur. C’est un vieux matelot qui le dit…)
Devant tant de cœur et de poésie, on reste pantois à lire l’épigraphe léautaudienne(3). On voit mal Lucien gagné par la méchanceté de cet arpenteur. Mais sans doute faut-il y voir une manière d’écrire que le Paul a toujours revendiquée : écrire court, vite et bien, sans afféterie. Alors, là, le Lucien est gagnant à tous les coups : il ne déborde jamais, il reste dans l’essentiel. Comprenez : la justesse a besoin d’économie verbale.
Devant la richesse du recueil, je me vois contraint d’aller aussi à l’essentiel, sans omettre ni la charge pasolinienne à l’égard des cossus (p.37), ni la simplicité royale qu’ajuste la profondeur (et qu’on dissocie si souvent) : Lucien peut figurer aux côtés de Saba, Cadou, Ungaretti, Guillevic, Supervielle, Penna, Hardellet, qui en savaient un bout en matière d’écriture poétique lisible, dense et profonde !
Il faudrait encore souligner la portée métaphysique de nombreux poèmes, les trouvailles (le lait arrivait à cheval) et mentionner des merveilles (pp.19,22,27,29,40,57,60…) :
Un jardin tombe entier dans le sommeil/ de mon amour. (Ah ! ces enjambements du cœur !)
Peut-être faudrait-il une vie bien plus grande…/ pour saluer les petits rois de la poussière. /Alors, venez, poings d’anges, mes/ moineaux.
…la craie de la joie palpite…
Les enfants du quartier ne savent rien de l’argent qui divise. Ils pataugent dans les flaques abandonnées par un été pourri…
Dans ma petite foi j’aurais voulu loger le monde.
Allons, quittons-nous sur cette belle pensée. Chapeau, Lucien !
Notes
(1) Editions Le Coudrier, Mont-Saint-Guibert, 2006.
(2) L’Age d’Homme, Lausanne et Paris, 2006.
(3) Pardonnez ces néologismes ou autres mots-valises.
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