CLIOQUINOL ET SMON : Comment éviter une diarrhée a pu devenir paralysant ou aveuglant.
Une autre histoire ancienne mais édifiante
Un jour je décroche le téléphone, un cabinet d’avocat me demande si le clioquinol peut affecter la vue d’une enfant. Comment un pharmacovigile salarié à la fac peut-il refuser les honoraires prévus. Une dame de la bourgeoisie locale, du genre qui n’aime pas se salir les mains, vient d’accoucher d’une belle petite fille qui évidemment fait caca, il faut changer les couches. Elle raconte donc à sa gentille pharmacienne, presqu’une amie, que son bébé a la diarrhée et qu’il faut faire quelque chose.
Alors la pharmacienne propose d’essayer le clioquinol TEMPORAIREMENT, ce doit être une infection intestinale passagère. Le hic c’est que les semaines passent, les mois passent, et c’est le renouvellement pendant une année, difficile de contrarier une quasi amie et bonne cliente. Beaucoup moins de couches à changer.
Mais quand arrive le temps de trouver une crèche, car madame a repris son travail à l’extérieur, la bambine qui a maintenant 3 ans semble présenter un trouble visuel. On l’amène voir l’opthalmologiste puis le neuro-opthalmologiste. En effet la vue est affectée, perte de 50% de l’acuité, c’est neurologique. La mère décide donc de traîner en cour le fabricant et je rencontre les avocats de leur assureur. J’ignore la suite, mais me rappelle avoir suggéré un blâme aux trois parties.
L’HISTOIRE
SMON est un emprunt accepté pour la névropathie myélo-optique subaiguë; en anglais Subacute-Myelo-Optic-Neuropathy.
* Le clioquinol est un amoebicide iodé et chloré dérivé de l'oxyquinoléine, de la famille des hydroxy-quinolones halogénées. La dénomination commune internationale clioquinol correspond au di-iodo-hydroxy-quinoléine
* Synthétisé en Allemagne au début du siècle, vendu sous le nom de Enterovioform®, Mexaform®, Emaform® et autres. initialement utilisé en Europe comme désinfectant cutané, il fut proposé comme désinfectant intestinal pour traiter les amibiases (infection intestinale manifestée par des crampes, des diarrhées), puis devint populaire contre la tourista, alors qu’au Japon de fortes doses étaient prescrites au long cours pour toutes sortes de maladies digestives... J’en ai déjà mis dans ma valise, en route pour le Mexique.
Son utilisation répandue fut suivie d’une véritable catastrophe de pharmacovigilance, dite l’épidémie du SMON, un syndrome neurologique pouvant laisser de graves séquelles.
* Cette histoire est une des plus instructives des sagas de pharmacovigilance, admirablement racontée par Ellison et Duesberg.[1] L’effet indésirable médicamenteux (EIM) est une atteinte neurologique provoquant des troubles visuels chez presque 30% (jusqu’à la cécité dans près de 15% des cas), des troubles sensitifs et moteurs dans les jambes (jusqu’à la paralysie chez presque 30%, dont 15% en chaise roulante). On l’a désigné neuropathie myélo-optique subaiguë et emprunté l’acronyme SMON[2]
La tragédie fut surtout Japonaise, avec plus de victimes que le Mediator.
* AMM vers 1930 (FR, UK) ; 1934 (JA). Retiré en 1970 (JA) ; en 1973 (UK, FR, DE) ; en 1981 (UK) ; en 1985 (FR, DE, etc.). Des délais variant de 36 à 55 ans
* Le SMON est un syndrome neurologique relié à l’exposition au clioquinol (Enterovioform®; Mexaform, Emaform, etc.), antidiarrhéique qui fit plus de 10.000 victimes presqu’exclusivement japonaises; près de 15% finirent leurs jours paralysés voire en chaise roulante, d’autres devinrent aveugles ou malvoyants (près de 30%) .
* En Occident, le produit en vente libre était utilisé surtout contre la tourista des voyageurs. Il fut introduit au Japon en 1934, consommé abondamment, puis retiré en 1970, un retard inacceptable. Les premières publications argentines lançaient l’alerte en 1935 mais ne furent pas prises en compte parce que non rédigées en Anglais, suffisance universitaire anglosaxone oblige, et le fabricant ne pu que s’en réjouir.
* Il s'est passé 44 ans entre ces publications en langue « étrangère » et le jugement contre le fabricant en 1979 à Tokyo. Le président de l’entreprise dut faire des excuses à genoux à la télévision mais c’est quand même moins pire que de se faire hara-kiri.
* Ce fut une des grandes catastrophes de la pharmacovigilance moderne, en vertu du nombre d’invalidités encourues. L’Orient a ainsi eu son clioquinol et ses adultes paralysés ou aveugles alors que la pharmacovigilance n’y existait pas, mais cette crise majeure la fit démarrer. L’Occident a eu son thalidomide et ses bébés malformés, la crise y déclencha la mise en place de structures nationales de pharmacovigilance (au R.-U. d’abord).
* Les cas signaux furent ignorés. En 1930 le clioquinol est proposé en comprimés comme amoebicide désinfectant intestinal appelé Entero-VioformMD. Il est commercialisé au Japon en 1934. En décembre 1935 deux articles écrits en espagnol par les médecins argentins Grawitz et Barros signalent des complications neurologiques apparues après la consommation de doses excessives.
Ces deux cas-signaux furent totalement ignorés de la communauté médicale et pharmaceutique. Même que l’un des auteurs avisa directement le fabricant Ciba-Geigy.
* Ce fut une histoire d’action collective réussie, mise en branle au Japon en mai 1972, contre le fabricant au Japon, 15 autres distributeurs, 23 médecins et hôpitaux, et le ministère de la Santé. Cette année là, le médecin suédois Olle Hansson témoigna au Japon comme expert, après avoir trouvé une quarantaine de cas dans son pays et devenu un dénonciateur convaincu. Une sorte de Irène Frachon à saveur scandinave.
Les avocats mandatés découvrent que la FDA a déjà restreint le clioquinol depuis 10 ans; que des médecins étrangers qui avaient déjà rapporté les EIM du clioquinol furent contactés par le fabricant et invités à venir gratuitement visiter le fabricant en Suisse et à ne pas venir témoigner au Japon. Le suédois Hanson représente l’exception.
On accusa le fabricant d’avoir :
a) ignoré les premiers signaux argentins en 1935, un an après le lancement en 1934;
b) ignoré les travaux chez l’animal;
c) ignoré les notifications spontanées;
d) blâmé les japonais d’une quelconque susceptibilité raciale
* Le 3.8.1978 la Cour du District de Tokyo condamne le fabricant principal et tous les autres intervenants, malgré 6 ans de manœuvres des avocats de la défense. C’est à genoux à la télé que le représentant du fabricant doit offrir des excuses et une compensation monétaire substantielle aux victimes. La Cour souligne que :
a) le risque était prévisible depuis 1956;
b) des tests de toxicité n'avaient pas été faits après les premiers soupçons;
c) les fabricants sous licence - 186 produits à base de clioquinol - partagaient la responsabilité avec l'innovateur;
d) les médecins prescripteurs n'auraient pas du se fier entièrement aux prétentions des fabricants;
e) le fabricant continuait d'avoir des responsabilités même après la mise sur le marché et l'inclusion dans des formulaires nationaux;
f) les autorités sanitaires japonaises ne l'avaient pas règlementé de facon adéquate
* La lenteur des prescripteurs à réagir fut remarquée. Même quand tous les éléments scientifiques furent disponibles, les médecins japonais ne pouvaient imaginer être à l’origine d’un tel syndrome par leurs propres prescriptions; culpabilité et orgueil obligent, reconnaître une telle chose revenait à un aveu (est-ce uniquement au Japon?). Et pourtant l’imputabilité était forte, appuyée par les arguments suivants :
a) un principe actif commun à Enterovioform, Emaform et Mexaform : le clioquinol
b) une association temporelle avec la consommation individuelle
c) une relation dose-réponse
d) une association temporelle collective, avec les ventes du produit
e) une origine virale exclue après des recherches laborieuses
f) la preuve animale de l’absorbtion systémique
g) un métabolite verdâtre dans les urines des victimes
* Le retrait fut tardif : 11 000 victimes. Il est survenu en 1970 à Tokyo, soit 35 ans après les premiers signaux argentins publiés en espagnol et ignorés de la communauté internationale et du fabricant, et 15 ans après le début au Japon d’une véritable épidémie d’un syndrome neurologique médicamenteux invalidant dont la cause demeurait mystérieuse. Quinze ans de trop entre les premières et les dernières des victimes japonaises entre 1955 et 1970
* L'enquête de pharmacovigilance y accusa de sérieux retards dans l'obtention du retrait parce que les chercheurs japonais cherchaient un nouveau virus. Le retrait survint seulement après avoir entraîné des dégats majeurs au Japon.[3]
* Cette épidémie pharmacologique de l'ère moderne fut presque entièrement limitée au Japon, seulement 200 cas furent connus à l'étranger en 1980; même les japonais émigrés en Amérique du Sud furent épargnés. D'autres pays du Sud-Est asiatique furent de grands consommateurs de clioquinol mais les cas furent rares...
L'existence d'une prédisposition pharmaco-génétique est possible et la posologie moyenne était plus élevée au Japon qu'ailleurs; les personnes le plus sévèrement atteintes prenaient les plus hautes doses. Il n’y eut pas de « pandémie médicamenteuse ».
* Comment expliquer que l’enquête ait duré si longtemps avant de soupçonner le produit ? Les causes sont multiples et toutes aussi instructives les unes que les autres :
a) On prescrit pour des problèmes gastro-intestinaux, incluant les crampes abdominales et la diarrhée; le SMON débute par des symptômes digestifs qu’on interprète comme une aggravation de la maladie traitée et alors on poursuit à plus forte posologie le traitement au clioquinol. C’est le biais protopathique (appliqué à un EIM) défini comme une prise de médicament motivée par l'apparition des premiers symptômes de la maladie
b) On n’imagine pas que le clioquinol puisse être absorbé car il est présenté par le fabricant comme antiseptique de surface – peau, intestin – et la pharmacocinétique du produit n’est pas connue. Même un pharmacologue japonais n’a pas « cliqué » quand ses souris sont mortes d’intoxication au clioquinol (la cécité était dans ce cas mentale). La pharmacocinétique n’était pas encore à l’ordre du jour. Aujourd’hui les études de cinétique chez l’animal et l’homme font partie intégrante des dossiers d’AMM.
c) Il y avait une certaine ressemblance avec la polio (paralysie des jambes), en Occident on venait de découvrir les virus lents, la maladie se concentrait dans des familles ou des villages, des virologues dirigaient les enquêtes, les chercheurs japonais étaient convaincus d’une origine virale, peut-être microbienne, et s’obstinaient dans cette voie malgré les résultats négatifs les uns après les autres.
L’entêtement s’avérait supérieur à l’ouverture d’esprit. Peut-être qu’un jour on découvrira que certaines mesures de prévention covidienne relevaient aussi d’un entêtement.
d) Les cliniciens, sans éducation pharmacologique solide, n’avaient pas vérifié dès le début des enquêtes la nature du principe actif contenu dans Enterovioform®, Mexaform®, Emaform. Autrement dit ils ne savaient pas ce qu’ils conseillaient aux clients. Qui sait, peut-être qu’un jour on dira la même chose de certains vaccins C-19.
[1] The SMON Fiasco, Bryan Ellison & Peter Duesberg, Inventing the AIDS Virus, 1996 – The Virus Myth consulté 29.11.2011
[3] R Kono. The SMON Virus Theory. Lancet, ii (1975): 370-371 - I. Shigematsu, H. Yanagawa, S.I. Yamamoto, and K. Nake, Epidemiological Approach to SMON (Subacute Myelo-Optico-Neuropathy), Japanese Journal of Medicine, Science and Biology, 28 Supplement (1975): 23-33