Le projet d'une université neutre au Québec en 1790
On savait déjà que le clergé avait tout fait pour protéger ses ouailles de la verve d'un Voltaire prêchant la libre pensée et la philosophie. L'historien Marcel Trudel complète notre vision en rappelant que le Québec a également été privé des «Lumières» anglaises: soumis par les dirigeants anglais à ceux qui régnaient alors sans partage sur l'éducation, les évêques, le projet d'une Université neutre, qui aurait sans doute amené une révolution dans le monde de l'éducation, deux siècles avant la Révolution tranquille, fut coulé par ceux-là même qui auraient dû le rendre possible. On pourrait sans doute penser que c'est bien là l'oeuvre des religieux, qui seraient les premiers responsables de la grande noirceur dans laquelle le Québec, surtout rural, a été longtemps maintenu. Pourtant, la situation n'est pas si simple, comme l'avortement du projet d'Université neutre le montre. Dans ce cas précis, ce sont bien un traditionaliste et un libre penseur qui s'affrontaient, mais ils étaient tous deux clercs, un évêque et son coadjuteur.
Rappelons les faits. À l'époque, toute l'éducation était contrôlée par l'Église et si le Québec n'avait pas d'Université, c'est parce que les institutions religieuses occupaient toute la place:
«Dans cette province de Québec qu'on se préparait à subdiviser en Bas-Canada et Haut-Canada, point encore d'Université. Le Collège des Jésuites, seul collège en Nouvelle-France, avait dû fermer ses portes à la Conquête; le Séminaire de Québec, jusqu'alors maison de formation pour futurs prêtres, s'était donc improvisé "collège classique" en 1765; à Montréal, le sulpicien Curatteau avait fondé un collège en 1767 à la Longue-Pointe, collège qui devint bientôt le Collège de Montréal. Celui-ci et le Séminaire de Québec demeuraient, à la fin du XVIIIe siècle, les deux seuls collèges de la colonie, mais l'un et l'autre étaient des fondations ecclésiales sous la gouverne de l'évêque.»
En d'autres termes, l'éducation était restée une affaire de clercs… comme au Moyen-Âge. Toutefois, l'état lamentable de la formation scientifique dans ces collèges n'était pas passé inaperçu, puisqu'«à la suite de réclamations présentées en 1787 sur le besoin d'un réseau de collèges et d'écoles, le gouvernement charge un comité d'étudier un projet d'Université. Le juge William Smith s'adresse, le 13 août 1789, à l'évêque Hubert et à son coadjuteur Bailly de Messein. Il leur soumet un questionnaire sur l'état de l'instruction, sur les causes de sa faiblesse et sur les moyens d'y remédier».
Hubert, fils de boulanger, sans culture et sans argent, peu brillant mais obstiné, a vite fait de compliquer la proposition, pourtant simple, qui lui est faite, de remédier à l'état lamentable de l'éducation dans la province. Dans sa réponse, qui sera rendue publique au printemps 1790:
«Il se dit d'abord heureux que l'on songe à une Université et il prie Dieu "d'en favoriser l'exécution". Or, soutient-il, il est trop tôt pour mettre en place cette Université: je doute qu'on trouve en ce pays assez d'étudiants pour en occuper le personnel; de plus, qui dit Université, dit ensemble de collèges servant à former les sujets nécessaires qui constitueront le public étudiant et le corps professoral. On serait donc obligé d'aller chercher à l'étranger "des professeurs pour remplir les chaires et des écoliers pour entendre leurs leçons". Autre point: j'aimerais, poursuit-il, connaître le détail du projet: combien de disciplines on enseignera? l'Université sera-t-elle sous la conduite d'un recteur? sera-t-il perpétuel ou amovible? qui le nommera le roi, le gouverneur, les citoyens de Québec ou la Province? quelle place occupera l'évêque? par quel moyen on assurera cette "union qui protégerait le catholique et le protestant"? On songe peut-être, ajoute l'évêque, à "des hommes sans préjugés": pour certains écrivains "modernes", un homme sans préjugé est "un homme opposé à tout principe de religion", qui, en prétendant "se conduire par la seule loi naturelle, devient bientôt sans moeurs, sans subordination aux lois". Et, à partir de cette définition excessive, il conclut en toute logique: "des hommes de ce caractère (et notre siècle en abonde pour le malheur et la révolution des États) ne conviendraient aucunement à l'établissement proposé".»
Sans dire non au projet, l'évêque Hubert le désamorce, en proposant plutôt de soutenir les études déjà établies, voire de proposer un nouvel établissement, «le Collège des Jésuites, qu'occupe la garnison: qui sait? ce collège "ne pourrait-il pas, par la suite des temps, être érigé lui-même en Université, et se soutenir en partie par le revenu des fonds actuellement appartenant aux Jésuites"? L'évêque se dit prêt à prendre les moyens nécessaires pour assurer ce collège "au peuple canadien, sous l'autorité de l'évêque de Québec". Hubert ne pourrait pas montrer plus clairement que l'Église veut la gouverne exclusive de l'enseignement supérieur.»
En apparence, l'évêque est bourré de bonnes intentions, mais il admet lui-même avoir usé d'un biais: «L'évêque Hubert transmit copie de son texte à son grand-vicaire de Montréal, en le priant de le communiquer au jésuite Wells, aux Sulpiciens et à quelques laïcs. Selon lui, les prêtres de Québec sont satisfaits de sa réponse: "si je n'avais rien répondu, on aurait conclu que j'acceptais le projet; si j'avais dit non, j'aurais passé pour un homme à "préjugés" et désirant peu le bien de la province"; "j'estime qu'il y a avantage au biais que j'ai pris".»
Cet homme à l'esprit étroit faillit être mis en échec par son coadjuteur, preuve qu'il ne manquait pas à l'époque d'esprits assez ouverts, même chez les clercs. Bailly de Messein, n'aurait pas demandé mieux que de paver la route d'une véritable révolution de l'éducation dans la province. Au lieu de cela, il va s'opposer à mort à son supérieur, sans aucun profit pour la cause qu'il aurait voulu défendre. Il finira par mourir prématurément, laissant le souvenir d'un homme aigri, qui ne manquait ni d'intelligence ni d'éducation ni de culture, et qui pourtant s'est laissé prendre au piège des mots. Pourtant, tout le destinait au rôle d'éclaireur des mentalités:
«Deux personnages bien différents s'affrontent. Jean-François Hubert, fils d'un boulanger, a reçu sa formation dans la colonie; prêtre, il est le premier Canadien à occuper la fonction de supérieur du Séminaire de Québec; il n'a voyagé à l'extérieur de la province que pour servir de missionnaire, pendant trois ans, à Détroit, alors petit village qui fait encore partie du Canada. Son catholicisme est traditionnel, éloigné de toute tolérance: ainsi, en 1790, Hubert refuse à un maître d'école protestant d'enseigner l'anglais au Collège de Montréal, et il n'admet pas des prêtres catholiques venus d'Angleterre, sous prétexte qu'ils sont impropres "au gouvernement spirituel des peuples Canadiens élevés dans des principes tout à fait dissemblables". […] Le curriculum de Charles-François Bailly de Messein impressionne davantage. Canadien de noblesse française, né d'une famille seigneuriale qui pratiquait le grand commerce, Bailly de Messein avait eu, adolescent, le loisir d'aller faire des études à Paris. Prêtre, il missionne en Nouvelle-Écosse, est aumônier militaire pendant la guerre contre les Américains en 1776; blessé d'une balle à l'abdomen, il est fait prisonnier; il devient ensuite professeur au Séminaire de Québec, puis curé de Notre-Dame de Québec. Le gouverneur Carleton le prend pour précepteur de ses enfants et l'emmène en Angleterre poursuivre cette fonction pendant quatre ans, ce qui met Bailly de Messein en relations constantes avec la haute société de Londres...»
C'est lui et non Hubert qui aurait dû être évêque... Mais il se laissa emporter par son tempérament, déclenchant dans la Gazette une polémique avec son supérieur qui tourna contre lui. Il le prit de trop haut: faisant ressortir l'absence de culture de Hubert, il ne pouvait que s'aliéner la majorité. De plus, il ne put s'empêcher de compliquer lui aussi les choses à sa manière, s'empêtrant dans une rhétorique stérile, refusant de croire que la réponse attribuée à l'évêque était bien de l'évêque, etc. Et l'Université neutre, dans tout ça? Oubliée. Pourtant, le mémoire que Bailly de Messein adressa directement au juge Smith répondait aux questions soulevées par son supérieur et traçait le programme de l'Université neutre:
«En tout cas, le coadjuteur s'affiche résolument en faveur de l'Université neutre: "La Théologie Chrétienne étant laissée aux soins de chaque communion [religieuse], peu importe par qui Aristote [et] Euclide seront expliqués. D'ailleurs les catholiques et les protestants étant l'objet d'une juste et constante protection, toute jalousie disparaîtra, et notre sage et aimable gouvernement donnera le bel exemple de cette union si longtemps désirée."
L'évêque s'était inquiété de savoir qui dirigera cette Université. Bailly de Messein répond: "Qui en aura la direction? Je lui demande: à qui appartiendra-t-il de l'établir? au Roi, eh bien au Roi appartiendra la direction". Pour le coadjuteur, la réponse est simple: "La place que donne la science et le mérite dans toute Université. Il n'y a aucune Université en Europe où la mitre ne le cède au bonnet et à la chausse d'Aristote. D'ailleurs les évêques ne seront plus tirés que du corps de l'Université."Où prendre les professeurs? "On ne les trouvera pas tous dans la Province, mais une liberté réciproque nous en procurerait bientôt." Les critères pour les choisir? "Des moeurs irréprochables, un esprit orné par l'étude et le goût des sciences, doivent les qualifier et nous les faire choisir [...] Il n'y aura dans les chaires de nos écoles que de savants professeurs [...] L'homme uniquement calculé pour remplir une chaire dans notre Université, sera celui dont les leçons seront exemptes de toutes questions étrangères et inutiles."
En résumé, soutient Bailly de Messein, les cours de religion assurés par chaque groupement religieux, tout le reste fera dans cette Université l'objet d'un enseignement neutre; la direction en appartiendra à l'État; l'évêque y aura une place dans la mesure de sa compétence universitaire (et il se trouvait que l'évêque Hubert n'en avait aucune...); les professeurs seront des hommes "sans préjugés" (c'est-à-dire sans préventions ethniques ni religieuses), choisis en tenant compte de leurs moeurs et de leur science. Le coadjuteur profite de son exposé pour prôner la tolérance: tolérance des autorités religieuses à l'égard des fidèles [...] et enfin, tolérance à l'égard des fidèles des autres religions: ils sont aussi l'oeuvre des mains de Dieu et je leur souhaite autant qu'à moi d'être "heureux dans l'éternité". En tout cela, pour avoir fréquenté la société anglaise, Bailly de Messein était en avance de deux siècles sur notre Révolution tranquille.»
Le mémoire de Baily de Messein n'était pas destiné à la publication mais à l'usage du comité Smith. Il ne fut donc pas rendu public, mais son auteur n'en fut pas moins fustigé par une foule de prêtres, qui préféraient se ranger du côté d'Hubert, lequel protesta auprès du juge Smith, alléguant que l'autre n'était qu'un orgueilleux et un ambitieux qui lui enviait sa chaire. Mais le fautif ne s'arrêta pas là et reprit la plume dans la Gazette de Québec, avec pour seul résultat une campagne sans précédent contre sa personne:
«L'écrasement de Bailly de Messein sera total. On parlait à cette époque de diviser le diocèse de Québec et de nommer Bailly de Messein évêque de Montréal, ce qu'il ne semblait pas savoir. À cause des difficultés qu'il venait de faire à son supérieur, le projet fut laissé de côté, Rome jugeant imprudent de confier le nouveau diocèse à un homme aussi dangereux. Il fut même question à Rome de déposer le coadjuteur, s'il ne changeait pas de conduite. L'opposition unanime du clergé avait convaincu Bailly de Messein qu'il se trouvait tout à fait isolé: il cessa ses querelles. Sa mort prématurée en 1794 mit fin au problème d'une succession épiscopale que l'on redoutait à Québec et à Rome.»
Et c'est ainsi qu'une fois de plus, la plus grande force du Québec traditionnel réussit à empêcher la révolution: «Le gouvernement interpréta toutes ces protestations comme une opposition générale au projet d'Université neutre. L'évêque n'eut pas à opposer un "non" catégorique à l'autorité anglaise; le non possumus, il l'exprime seulement dans une lettre secrète à Rome et le pape l'approuve d'avoir refusé une Université qu'il appelle "tolérante"…»