Temps
Qu'est-ce que le temps? «Si personne ne me pose la question, je sais; si quelqu’un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus.» (saint Augustin, Confessions XI, 14, 17).
«Le temps est l’image mobile de l’éternité». Cette définition de Platon correspond au cadran solaire. La clepsydre ou le sablier sont le symbole du temps qui passe, du temps comme mesure du changement. Ce temps fait d’avant, de maintenant et d’après apparaîtra à saint Augustin comme une illusion, à laquelle le chrétien voudra échapper par une contemplation qui lui donnera accès à l’éternel présent.
Mue par une énergie que l'homme contrôle, et subdivisée de façon abstraite, l'horloge correspond au temps uniforme et absolu de la science moderne; aux yeux de Kant, ce temps est la forme pure de toutes les intuitions sensibles. Quant aux horloges atomiques, dont la précision semble illimitée, ne correspondent-elles pas à l'espace-temps, cet ensemble de coordonnées étudiées par Einstein qui varie en fonction de la place occupée par chaque observateur?
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Le temps long
«Certaines sociétés "primitives", nous dit le sociologue Norbert Elias, ne possèdent pas de concepts pour parler du temps. Elles se contentent de notions qui évoquent l'avant et l'après. Elles vivent dans ce qu'on appelle le temps long. Les événements s'enchaînent au sein d'un continuum temporel dans lequel est abolie la distance entre le passé et le présent. On n'y cherche point les occasions de rupture : comme dans toutes les sociétés conservatrices, on y élit un chef parce qu'il promet de maintenir et de préserver les traditions. L'inertie du monde pré-industriel, son absence apparente de créativité technique nous sont incompréhensibles, car il nous est difficile de partager la hiérarchie de valeurs de ces sociétés qui plaçaient au-dessus de tout la pérennité des usages sociaux et la cohésion organique des communautés. L'historien Werner Sombart cite un exemple illustrant avec éloquence cette mentalité : dans certains milieux agricoles, on résistait volontairement à l'introduction de nouvelles inventions, pour des motifs sociaux. Par exemple, on pouvait refuser d'utiliser une nouvelle faux, plus efficace, car l'outil laissait trop peu à récolter aux pauvres glaneuses après le passage des moissonneurs. Encore au xviie siècle, le ministre Colbert considérait les inventeurs de machines comme de véritables « ennemis du travail ». Ce qui ne l'empêchait pourtant pas d'être un ardent partisan de la modernisation de l'État français. On lui doit même la création des grandes manufactures des Gobelins d'où sont sorties les plus belles réalisations de l'artisanat français.
Il fallait autrefois plusieurs générations pour construire ces cathédrales qui se dressent encore fièrement au cœur des vieilles villes. "La cathédrale vivait tellement de la vie de ses bâtisseurs, écrit l'historien Élie Faure dans son Histoire de l'Art, qu'elle changeait en même temps qu'eux, qu'une génération élevait un étage ogival sur un étage en plein cintre, qu'une autre abandonnait un bras de transept à moitié, ajoutait une couronne de chapelles… faisait flamboyer une rose au front d'une nef romane débarrassée de son berceau… De là la liberté, l'élan et la violence et la douceur de l'hymne que chantaient ses voix innombrables." On ne saurait sans doute concevoir de plus parfait exemple de la façon d'intégrer le temps long dans un projet collectif, d'accepter la diversité du vivant au sein de la continuité.»
BERNARD LEBLEU, «La culture de l'urgence», L'Agora, vol 11 no 1, printemps 2005