Saint François d'Assise
«Les saints ont nécessairement pratiqué la pauvreté, puisque la richesse est ce que l'homme désire le plus, et puisque le saint ne fait rien comme les autres hommes. François d'Assise, le premier, fit de la pauvreté une sorte de noblesse. Le jour qu'au milieu du peuple il se dépouilla de tout vêtement, on vit, peut-être pour la première fois un homme mettre d'accord son geste et sa pensée. Les plus véridiques parmi les plus convaincus permettent souvent que l'un fasse à l'autre quelques concessions et il est beau, déjà, que la vie d'un réformateur ne soit pas la négation directe de ses principes.
Sans doute, puisque la pensée et l'action, quoique nées d'un même générateur, évoluent selon des plans divergents, un tel accord n'est pas indispensable, mais une mauvaise éducation logique nous le fait regarder comme très heureux; nous y sommes si peu habitués que la surprise pourrait nous enivrer. L'acte de saint François aurait peut-être été le principe d'une révolution dans les moeurs, si les moeurs n'étaient éternellement déterminées par la nature humaine. Il en atténua un peu l'illogisme, cependant, en créant une vaste fraternité qui porta partout, pendant quelques années, l'exemple du désintéressement social et du souci spirituel. Les frères, successeurs des moines, ont un esprit fort différent. Ils sont ignorants, ignorant jusqu'au bréviaire (que saint François n'exigeait pas), ne travaillent que peu et à des métiers domestiques, bientôt tombent à la mendicité. Loin d'être une force créatrice, les Franciscains, dès la mort de leur fondateur, se dressent comme un reproche en face de l'Église opulente. Ils préparèrent la Réforme, avec une grande innocence, et se trouvèrent trop faibles pour opposer au mouvement la moindre digue. A ce moment leur rôle est épuisé; ils ne sont plus qu'une des étapes visibles dans la longue sécularisation des ordres religieux à laquelle l'église romaine travailla sans relâche jusqu'à une époque récente.
Saint François ne destinait pas ses frères au service politique de l'Église; il ne semble avoir eu d'autre but que de vivre humble, pauvre et joyeux, parmi la tristesse des malades et des pauvres. On retrouve perpétuellement en lui ce goût, si particulier aux saints, de faire le contraire de ce qui séduit l'ordinaire humanité. De là son dédain pour l'argent : « Vrai ami et imitateur du Christ, François, méprisant absolument toutes les choses du monde, exécrait par-dessus tout l'argent ; il induisit ses frères par la parole et par l'exemple à fuir l'argent comme le diable.
Un jour qu'une pèlerine avait laissé dans l'église de la Portioncule une offrande d'argent, François s'indigna, envoya un frère jeter la bourse sur le fumier. Ainsi tous ses actes sont des exemples et toutes ses paroles sont des actes. La pauvreté qu'il avait choisie n'était aucunement figurative ou symbolique; elle était réelle. Il rougissait de rencontrer un pauvre plus pauvre que lui-même, et jamais il n'accepta une aumône dépassant son besoin immédiat. Il ne voulait pas que l'on pensât au lendemain, n'admettait ni l'épargne ni les provisions. Saint Bonaventure, qui vivait en un temps où son ordre était déjà en décadence, fait de la mendicité franciscaine une oeuvre pie qui confère une sorte de grâce particulière, même au cas où on mendierait pour la forme. Rien de plus opposé aux idées de saint François qu'une telle pratique; il l'aurait jugée sacrilège et hypocrite, s'il avait pu la comprendre. Cette attitude l'eût consterné; il eût déclaré indigne de vivre près de lui et eût doucement écarté de son bercail celui de ses frères qu'il aurait surpris à recevoir une aumône sans la nécessité absolue du morceau de pain. La glorification de la mendicité, que l'on voit encore traîner dans la vaniteuse littérature de tel faux pauvre, n'est pas une idée franciscaine. François se veut pauvre pour réconforter les pauvres; il supporte joyeusement sa misère volontaire; il traverse le monde comme une espérance et non comme une ironie. De telles idées sont devenues difficilement accessibles aux hommes d'aujourd'hui; elles gardent cependant leur valeur, même philosophique, puisque la plus haute richesse et la plus basse pauvreté sont des états égaux devant l'absence de besoins et l'absence de désirs. La pauvreté n'est plus un idéal, peut-être parce que la liberté n'est plus une passion.
Saint François d'Assise fut un très libre esprit; il était doux et humble, mais ferme et volontaire. Aucunement théologien, peu instruit et seulement par la littérature populaire, les légendes et les romans de chevalerie, il respecte beaucoup l'autorité ecclésiastique, mais il la redoute encore davantage. Il n'est pas l'homme de la tradition; il imagine, il innove, il crée; il n'a pas peur d'être original. On le représente toujours tel qu'un béat, les yeux au ciel et les mains dans ses manches; je crois qu'il avait plutôt le ton d'un gueux royal, avec quelque chose de surhumain dans le regard, dans la voix, dans le geste. « Fils de marchand, dit M. Paul Sabatier, François avant sa conversion stupéfiait ses concitoyens par ses manières de grand seigneur. Devenu réformateur de la vie religieuse, il garde les mêmes allures. Le coeur s'était transformé, l'imagination restait la même et le langage aussi. La réforme de l'Église lui apparaissait comme une sorte de chevauchée épique. Les gestes des chevaliers sont pour lui sur le même plan que les actes des martyrs. On dirait par moments qu'il met Charlemagne, Roland et Olivier au-dessus de saint Augustin, de saint Benoît, de saint Bernard. Le personnage qui hante son imagination, c'est l'empereur, et quand il veut féliciter ses amis, il les appelle ses chevaliers de la Table ronde.
Ce pauvre véritable, ce serviteur des lépreux, est évidemment un aristocrate. Il est né pour commander; il n'en impose que par l'amour, mais il en impose. On ne se révolta jamais ni contre ses ordres, ni contre son enseignement, même quand sa bonté, peut-être alors un peu ironique, voulait protéger les voleurs et les loups. Il avait des fantaisies; il était poète. Malade, il dit : "Non habeo voluntatem comedendi, sed si haberem de pisce qui vocatur squalus forsitan comederem." Et au même instant " ecce quidam venit apportans canistrum in quo erant tres magni squali bene parati et cuppi de gammaris quos libenter comedebat sanctus pater ". Il chantait volontiers en s'accompagnant d'une guitare et c'est ainsi qu'il composa ses cantiques. Il avait des idées singulières. On connaît son amour pour les bêtes, les oiseaux et surtout les alouettes (il leur souhaitait la protection de l'Empereur) ; il avait également une sorte de culte pour les forces naturelles, pour le feu, et aussi pour les fleurs, les arbres, les pierres. Il y a dans quelques-unes de ses paroles une sorte de panthéisme naïf, assez traditionnel, d'ailleurs, et qu'on retrouve jusque chez Notker et chez Fortunat. Son sentiment de la beauté de la nature était vif. Il faisait toujours réserver dans le jardin conventuel un coin pour les fleurs et pour les herbes odoriférantes : "Ideo dicebat quod frater hortulanus deberet facere semper pulchrum horticellum ex aliqua parte horti ponens et plantans ibi de omnibus odoriferis herbis et de omnibus herbis quae producunt pulchros flores ut tempore suo invitarent homines ad laudem qui illas herbas et illos flores inspicerent." Mais son grand amour, après Dieu, c'était le soleil et nul ne l'a plus amoureusement chanté.»
REMY DE GOURMONT, Promenades philosophiques. [Première série]. Reproduit à partir de l’édition suivante : Paris, Mercure de France, 1931, p. 65-78.