Prudence
La prudence est la vertu sans panache. «De quelque manière qu’on l’envisage, précise Rousseau, on lui trouve toujours plus de solidité que d’éclat, et elle sert plutôt à faire valoir les autres vertus qu’à briller par elle-même.» Dans l'acte héroïque, on voit le courage, on ne voit pas la prudence qui en a assuré la réussite. L'homme prudent, s'il n'est que prudent, attirera le mépris plus que l'admiration. Être prudent, pour plusieurs, c'est être pusillanime.
Prudence en prière
Enluminures, Bibliothèque municipale de Lyon, Auteur: Prudence, Livre: Psychomachia, Cote:Ms P.A. 22, f. 5v.
Mais pourquoi les grands philosophes, à commencer par Aristote, ont-ils accordé tant d'importance à cette vertu? Pourquoi l'Église catholique en a-t-elle fait une vertu cardinale? Parce qu'elle est l'art de composer avec les situations complexes où nous plonge l'action. Parce que c'est sur elle et sur elle seule que l'on peut miser pour protéger les libertés en empêchant la prolifération des normes et la substitution de la règle de droit à la règle sociale. Sans doute aussi parce qu'elle s'apparente au kairos, cette aptitude à saisir l'occasion opportune, que Pindare considérait comme une chose divine.
Les Noirs américains doivent leur liberté à un homme prudent: Abraham Lincoln. Au cours de la Guerre de Sécession, cet homme sans panache a su ménager les états indécis, temporiser pour s'initier aux techniques de la guerre, ce qui ne l'a pas empêché de prendre au bon moment la décision de confier le commandement des armées à un homme qui savait pousser ses succès jusqu'à la victoire, le général Grant.
Si Lincoln était plus souvent à son bureau qu'au front, ce n'était pas pour fuir le risque mais parce qu'il lui fallait étudier la situation pour la comprendre. Le risque était son élément. Il sortait sans gardes du corps. C'est ce qui a causé sa mort, mais c'est peut-être ce qui lui a valu l'estime des soldats.
Aristote dit que que l'homme prudent agit en vue d'un bien qu'il ne perd jamais de vue. Abraham Lincoln n'a jamais perdu de vue ses deux buts, situés du côté du Bien, sauver l'Union et abolir l'esclavage. C'est pourquoi il s'est montré clément après la victoire. La vengeance eût été incompatible avec ses buts.