Polyphonie

Par Hélène Laberge

La polyphonie est à la musique ce que les cathédrales gothiques élevées au XIIe et XIIIe siècle sont à l'architecture. Liszt a merveilleusement pressenti cette relation: «J'ignore pourquoi, mais la vue d'une cathédrale m'émeut étrangement. Cela vient-il de ce que la musique est une architecture de sons, ou l'architecture est-elle de la musique cristallisée? Je ne sais, mais certes il existe entre ces deux arts une parenté étroite».[1]

Ces deux manifestations artistiques relèvent d'un même esprit. L'historien du Moyen Age et de la Renaissance, Erwin Panofsky, établit le parallèle suivant entre le gothique et le chant polyphonique: de même, écrit-il, qu'en architecture «était réconcilié l'idéal d'une progression uniforme d'Est en Ouest avec les idéaux de transparence et de verticalité, de même, les polyphonies à trois et quatre voix concilient l'ancien dessin mélodique et les nouvelles exigences de clarté et de verticalité». Il montre aussi comment l'organisation tripartite, parfois quadripartite, (le quadruplum) qu'on trouve dans la musique devient aussi un principe d'édification de l'architecture... L'architecture gothique classique prévoit «une nef tripartite, un transept également tripartite qui se fond dans l'avant-choeur quinquepartite [...] avec, en plan, pour la nef, des voûtes barlongues et quadripartites et, en élévation, la succession triadique des grandes arcades du triforium et des fenêtres - et de nombreuses tours (on en prévoyait neuf pour Chartres, 1194)». De son côté, Stravinski disait: «On ne saurait mieux préciser la sensation produite par la musique qu'en l'identifiant avec celle que provoque en nous la contemplation du jeu des formes architecturales. Goethe le comprenait bien, qui disait que l'architecture est une musique pétrifiée».[2]
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De même qu'à la simplicité retenue de l'arc roman, succède l'envol flamboyant de la flèche gothique, de même une nouvelle architecture musicale - la superposition de plusieurs lignes mélodiques - vient enrichir l'humble mais parfait chant monodique grégorien - cette ligne pure qui ne peut pas même supporter d'accompagnement - comme disait Nadia Boulanger.

Cette nouvelle organisation des sons se développe pendant des siècles jusqu'à Monteverdi, ce compositeur du XVIIe siècle qui maîtrisera à la perfection les règles de la polyphonie. Alors que «l'antiquité ne concevait la musique que sous forme de monodie: une ligne mélodique, parfois ponctuée de rythmes de percussion, mais excluant toute idée d'un accompagnement même sous-entendu»[3], la construction polyphonique est la base de la musique moderne.

Ceux qui ont déjà assisté à une assemblée où l'on fait chanter la foule, ont sans doute déjà constaté qu'instinctivement certains participants accompagnent à l'octave ou à la quinte le chant collectif. C'est à des tâtonnements semblables que l'on doit l'apparition de l'organum, dont les règles furent codifiées au IXe siècle par le moine Hucbald de Flandres, comme genre esthétique.

Dans l'organum, on escorte la mélodie principale note contre note, punctum contra punctum, point contre point, d'où le nom de contrepoint donné à cette nouvelle architecture musicale. L'exécutant tenant la mélodie liturgique s'appelait principal et le doubleur - celui qui suivait la mélodie à la quarte ou à la quinte - était dit organum. Le parallélisme des mélodies entraînait le polytonalisme.

Cette architecture sortit rapidement du cadre rigide du point contre point et s'enrichit d'une libre fantaisie rythmique et mélodique ornant avec audace le principal, c'est-à-dire le thème liturgique. On appela cette nouvelle forme le déchant. Le principal fut baptisé alors cantus firmus ou teneur (qui est la racine de ténor). C'est Léonin qui, au XIIe siècle, a développé cette forme musicale en mettant la voix organale au-dessus de l'ancien principal devenu cantus firmus. Le cantus firmus, à partir de ce moment, sera souvent confié aux instruments

Le motet naquit à son tour du déchant. Procédé hybride, il peut associer le chant liturgique au chant profane*, ou être entièrement liturgique. Élaboré aussi au XIIe siècle, il est un déchant placé au-dessus du ténor et qui chante les mots (d'où son nom tiré du latin motetus petit mot) d'un poème modulé, c'est-à-dire avec un rythme fixe.

Des formes plus complexes existent: on ajoutait parfois une troisième voix, appelée triplum, qui chevauche et domine avec tant d'indépendance ses partenaires que son texte peut même appartenir à une langue étrangère. Une quatrième partie, quadriplum, constituée d'un poème distinct, pouvait s'appuyer sur les trois autres. Après le polytonalisme, le polyverbalisme!

Apparut enfin le conduit, motet où le ténor n'est plus astreint à chanter une mélodie liturgique. Un exemple amusant de conduit à notre époque serait de superposer la mélodie Tea for Two à la chanson de Trenet Que reste-t-il de nos amours?

Le premier âge de la polyphonie correspond à la construction de Notre-Dame de Paris. Pendant qu'au XIIe siècle s'élèvent les voûtes et les arcs-boutant de cette cathédrale, deux grands organistes, Léonin et son disciple Pérotin «s'appliquent à cette merveilleuse construction de l'esprit, la polyphonie». On parlera à leur sujet de l'École Notre-Dame dont les disciples sont demeurés anonymes comme les sculpteurs et les peintres des églises romanes et gothiques. Pérotin le grand élargit l'organum à deux voix de Léonin, en fixe les règles définitives et porte le conduit et le motet à leur perfection. A ce début de l'ère polyphonique fut donné le nom d'ars antiqua (art ancien), nom ambigu qui désignait pourtant une création importante pour l'avenir de la musique. L'ars nova le Traité que Philippe de Vitry (1291-1361) écrivit vers 1320, est une méthode pour mesurer la musique. Par extension, l'ars nova (science nouvelle) désignera la musique polyphonique du XIVe siècle dont le grand compositeur sera Guillaume de Machaut (1300-1377).

Philippe de Vitry était un homme polyvalent; compositeur, instrumentiste, théoricien, il était prêtre et deviendra même évêque de la ville de Meaux (qui sera illustrée par Bossuet au XVIIe siècle). Il était en rapport avec les grands de ce monde et a occupé de nombreux postes diplomatiques pour l'Église et la Royauté. Il fut entre autres conseiller du Dauphin. Formé à la Sorbonne, il fut un des principaux précurseurs de l'humanisme français. Il eut une correspondance suivie avec Pétrarque. Son traité est le premier à être publié depuis les écrits de Boèce sur la musique au Ve siècle.

Guillaume de Machaut comme Vitry est dans les ordres; c'est un clerc tonsuré. Lui aussi a vécu à la Cour de plusieurs rois, de Jean de Bohème, puis après la mort de ce dernier, de sa fille, et enfin du roi de Navarre. Il était également poète et nous connaissons sa liaison, à la fin de sa vie, avec Péronne d'Armentières par un livre de poèmes intitulé Veoir dit. Son oeuvre La messe de Notre-Dame est la première oeuvre polyphonique, écrite par le même compositeur, englobant tout l'ordinaire de la messe. Dans l'analyse que Vuillermoz fait de cette oeuvre se trouve merveilleusement résumée la construction musicale propre à la polyphonie: cette messe, écrit le musicologue, «est, en outre, remarquable par la hardiesse et le relief de sa polyphonie. Les audacieuses superpositions de sons qu'elle nous propose ne sont pas toujours créées par les points de contact de plusieurs mélodies entrelacées, comme dans le motet ou le conduit, mais par la volonté très nette d'édifier des piliers sonores, des accords déterminés. L'analyse verticale cherche à se substituer à l'horizontale dans la grammaire des sons. C'est un événement considérable. Les lois de l'harmonie tendent à se dégager de l'écriture contrapuntique et à conquérir leur indépendance. Le résultat obtenu apparaît encore bien rude aux observateurs d'aujourd'hui; il n'en demeure pas moins acquis pour l'historien que Machaut fut un étonnant précurseur et que sa magistrale utilisation des ressources de l'ars nova a fait de la France, au XIVe siècle, le professeur de musique de toute l'Europe ».[4]



[1] POURTALES, Guy De, La vie de Franz Liszt. Paris. Éditions Gallimard, 1926, p. 118

[2] MONSAINGEON, Bruno, Mademoiselle, entretiens avec Nadia Boulanger, Éditions Van de Velde., p. 87.

[3] DUFOURCQ, Norbert, La musique des origines à nos jours, op. cit., p. 110

[4] Vuillermoz, Émile, Histoire de la musique, pp. 57-58

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