Heine Heinrich
Biographie de Heine (par Adolphe Bossert, Histoire de la littérature allemande)
«Henri Heine avait tous les dons de l’écrivain et du poète, la sensibilité, l’imagination, l’observation prompte, la conception facile, l’expression vive et pittoresque. Ce qui lui manquait, c’était le lien de toutes ces qualités, l’unité morale. Il disait, avec plus d’esprit que de justesse, que le caractère était la ressource de ceux qui n’avaient pas de talent. Pourtant la littérature allemande lui montrait, par de grands exemples, que le talent et le caractère ne sont nullement incompatibles, que même leur union constitue le vrai génie.
Il était déjà célèbre quand le hasard des circonstances l’engloba dans la Jeune Allemagne. Il n’avait rien de l’ardeur de propagande qui est la marque distinctive de l’école. Sa vie, comme sa nature, est faite de dissonances. Il est né à Dusseldorf, le 13 décembre 1797, de parents israélites. Son père, qui tenait un commerce de draps, était un homme aimable et futile. Sa mère, fille d’un médecin, était, selon tous les indices, une femme supérieure; elle savait le français, l’anglais et le latin, sans parler de l’hébreu; elle était pénétrée de Rousseau; elle avait le goût des choses de l’esprit, tout en étant ennemie de toute affectation. « Si je permets volontiers, dit-elle dans une lettre, un certain élan d’enthousiasme, je hais, en revanche, cette sensibilité qui est aujourd’hui à la mode. » Ailleurs elle déclare qu’elle se sent la force de s’élever au-dessus des préjugés et des conventions, qu’elle ne reconnaît qu’une limite, celle de la bienséance. Elle a survécu à son fils, qui a toujours eu pour elle une vénération profonde. On sait peut de chose de l’enfance et de la première jeunesse de Henri Heine. Dans les renseignements qu’il a donnés sur lui-même, il se fait tour à tour meilleur ou plus mauvais qu’il n’était. Un trait de sa nature qui se déclara de bonne heure, c’est une grande irritabilité nerveuse, qui contenait déjà le germe de sa dernière maladie. Un bruit, un cri, le faisaient tressaillir; il ne pouvait souffrir qu’on parlât haut en sa présence.
La ville de Dusseldorf devint, en 1806, la capitale du grand-duché de Berg, cédé à Napoléon, qui le donna à son beau-frère Murat. Un lycée, dirigé par des ecclésiastiques, fut établi au couvent des franciscains. Henri Heine avait dix ans lorsqu’il y entra. Il plaisante spirituellement, dans les Reisebilder, l’enseignement qu’il y reçut; mais de cette époque datent sa sympathie pour la France et son admiration pour Napoléon. En 1815, il fut placé dans un comptoir de commerce à Francfort; il y resta quinze jours, dit-il, deux ans selon un autre témoignage, et malgré lui. Ensuite son oncle, le banquier Salomon Heine, le fit venir à Hambourg, et le mit à la tête d’une maison de commission, qui liquida peu de temps après. La liquidation faite, Henri Heine resta encore six mois à Hambourg, abusant des plaisirs qu’offrait la riche ville commerçante, et dont il a donné une peinture dans les Mémoires de Schnabelewopski. Sa famille s’étant convaincue qu’il n’était bon ni pour le commerce ni pour la banque, il fit son droit à Bonn et à Goettingue. À Bonn, il suivit les cours littéraires de Simrock et de Wilhelm Schlegel. À Goettingue, il reçut, avant l’expiration du semestre, son congé sous la forme du consilium abeundi, « pour avoir transgressé les règlements sur le duel », et la ville lui laissa un souvenir peu agréable, qu’il a consigné dans les premières pages des Reisebilder. Il arriva à Berlin, au mois d’avril 1821, se fit présenter à sa coreligionnaire Rahel (Varnhagen), et fut mis en contact avec les écrivains marquants du groupe romantique, avec Fouqué, avec Chamisso, avec Schleiermacher; il entra aussi en correspondance avec Immermann. Il fut l’un des habitués de la taverne où Hoffmann prodiguait ses saillies humoristiques. C’est sous les auspices de Rahel Varnhagen qu’il publia, en 1822, son premier recueil de poésies, qui forma plus tard, sous le titre de Jeunes souffrances (Junge Leiden), la première partie du Livre des chansons ou Buch der Lieder. L’année suivante parurent les Tragédies accompagnées d’un Intermède lyrique; ces tragédies étaient Almanzor et Ratcliff, les seuls ouvrages dramatiques que Henri Heine ait jamais composés. Les poésies du Retour (Heimkehr, 1823-1824), qui forment la troisième partie du Buch der Lieder, datent d’un voyage à Lunebourg, où sa famille s’était transportée, et à Hambourg, « le berceau de ses douleurs ». Enfin deux séjours qu’il fit dans l’île de Norderney en 1825 et en 1826, pour se soulager de ses opiniâtres maux de tête, donnèrent lieu aux deux cycles de la Mer du Nord (Nordsee), qui terminent le Buch der Lieder.
Ce livre, si l’on remonte à la date des morceaux les plus anciens, tels que la ballade des Deux Grenadiers, nous apparaît ainsi comme une confession poétique, où Henri Heine a noté ses impressions, ses rêves, ses peines de cœur, pendant dix années de sa vie. Il contient toute l’évolution de son génie, depuis les sombres visions de sa jeunesse, « les pâles fantômes qui ne veulent plus rentrer dans la nuit après qu’on les a évoqués », jusqu’aux « bonnes chansons » où sa fougue s’apaise devant le grand spectacle de l’Océan, et, au point de vue de la forme, depuis la langue tourmentée et parfois incorrecte des Nocturnes jusqu’aux rythmes clairs et harmonieux de la Nordsee. Mais ce qui frappe dès le début, c’est une tendance à se rapprocher de la fermeté et de la concision du chant populaire. Henri Heine procède du romantisme; mais il s’en sépare insensiblement, et il en devient enfin le critique le plus acerbe. Il remarque de bonne heure que le défaut capital des poètes romantiques est l’indétermination de la forme; mais il pense que ce défaut ne tient pas spécialement à la nature des sentiments qu’ils expriment. « Les images qui traduisent ces sentiments », dit-il dans un article qui date de 1820, peuvent être aussi claires et aussi nettes que celles de la poésie classique. Nos plus grands romantiques, ajoute-t-il, Goethe et Wilhelm Schlegel, sont en même temps les plus plastiques de nos poètes. » Et il cite, à l’appui de sa thèse, le Faust de Goethe et l’élégie de Schlegel sur Rome. Dix ans plus tard, il n’aurait plus fait un pareil rapprochement. Dans le livre De l’Allemagne (1833), il développe la même idée, mais il choisit autrement ses exemples : « Nous donnons à la poésie des Grecs et des Romains le nom de classique, et à la poésie du moyen âge le nom de romantique. Mais ces dénominations ne sont que des rubriques vagues; elles ont amené un vrai désordre d’idées, qui s’est encore accru lorsqu’on a appelé la poésie des anciens plastique, au lieu de l’appeler simplement classique. C’est là surtout ce qui a donné lieu à des malentendus. Les artistes, en effet, doivent toujours donner à leur sujet, qu’il soit chrétien ou païen, une forme plastique; ils doivent le présenter avec des contours nets. Bref, la plasticité doit être, dans l’art romantique moderne comme dans l’art antique, la qualité principale. En effet, les figures de La Divine Comédie de Dante ou celles des tableaux de Raphaël ne sont-elles pas aussi plastiques que celles de Virgile ou celles des murs d’Herculanum? »
Renouveler, purifier, simplifier le vieux fonds romantique en lui donnant les contours nets et clairs de la forme classique, tel fut désormais le principe de Heine, et il crut trouver dans le chant populaire le lien naturel entre deux arts en apparence opposés. Dans une lettre à Wilhelm Müller, écrite en 1826, et qui accompagne un envoi des Reisebilder, il s’exprime avec plus de détails sur les influences qui ont agi sur lui, et il donne une appréciation intéressante de ses premières œuvres : « J’ai été longtemps malade et malheureux. Je ne le suis plus qu’à demi, et cela pourrait peut-être s’appeler le bonheur sur cette terre. Quant à la poésie, cela va mieux encore, et j’ai bon espoir pour l’avenir. La Nordsee est du nombre de mes dernières poésies, et vous y verrez quels sons nouveaux je fais entendre et quelles nouvelles cordes je fais vibrer. Je suis assez grand pour vous confesser librement que mon petit rythme de l’Intermezzo n’a pas seulement une analogie accidentelle avec votre rythme ordinaire, mais qu’il doit vraisemblablement sa cadence la plus intime à vos lieds; car ce sont les aimables lieds de Müller que j’appris à connaître dans le temps où j’écrivais l’Intermezzo. J’ai subi de très bonne heure l’influence du chant populaire allemand. Plus tard, quand j’étudiais à Bonn, Wilhelm Schlegel m’a initié à bien des mystères de la métrique. Mais ce n’est que dans vos lieds que je crois avoir trouvé la pure mélodie et la simplicité vraie que j’avais toujours cherchées. Comme vos lieds sont purs, clairs! et ce sont tous des chants populaires. Dans mes poésies, au contraire, la forme seule est jusqu’à un certain point populaire; le contenu appartient à une société où règne la convention. » On sait aussi que Le Cor merveilleux d’Arnim et Brentano fit une grande impression fit une grande impression sur Heine. Et comment serait-il resté indifférent devant ce déploiement inattendu de vieilles légendes, en partie authentiques, en partie ingénieusement renouvelées? On pense involontairement à Brentano, à Tieck et à tout le premier groupe romantique, lorsqu’on cherche à se rendre compte de certaines formes de style qui se rencontrent souvent dans l’Intermezzo. C’est au chant populaire que Heine a emprunté ces métaphores d’une naïveté enfantine qui font fleurir les lys et les roses sur le visage d’une jeune fille, mais ce sont les premiers romantiques qui lui en ont enseigné l’abus. On pourrait dresser toute une flore du Livre des chansons, pour en orner un nouveau pays du Tendre. Les roses chuchotent entre elles, et se content des histoires. Le sapin, qui se dresse sur une montagne du Nord, enveloppé d’un manteau de glace, rêve d’un palmier, qui, dans l’Orient lointain, se désole sur un rocher brûlant. La lune est une orange gigantesque; ailleurs elle est l’amante du lotus, qui rougit en la regardant. Les yeux de la bien-aimée sont tantôt des violettes, tantôt des saphirs; ses lèvres sont des rubis, et elles enchâssent un collier de perles. Son cœur et celui du poète brûlent d’une seule flamme, et dans cette flamme tombe le torrent de leurs larmes. Ces mièvreries sortent du programme que Henri Heine s’était tracé; elles n’ont rien de plastique; ce ne sont pas des choses vues. On les supporte, grâce à la simplicité du style, à la brièveté des morceaux, à la légèreté du rythme, et aussi grâce à la passion vraie qui éclate même sous les ornements de mauvais goût.
La Nordsee forme l’apogée du lyrisme de Henri Heine. Ici tous les sentiments s’élèvent; le goût s’épure, en même temps que la main s’affermit. Le symbolisme amoureux se borne aux étoiles qui représentent les yeux de la bien-aimée. « À la voûte azurée du ciel, où scintillent les belles étoiles, je voudrais coller mes lèvres dans un ardent baiser. » Mais ce n’est là qu’une note passagère qui se répète de distance en distance, comme pour marquer l’unité du poème. Le fond du sujet, c’est la mer elle-même, avec sa grâce et sa furie, ses sourires et ses colères, la vie qui s’agite à sa surface et sur ses bords, les superstitions qu’elle engendre, les mythes dont elle s’embellit. Ce sont des scènes d’intérieur, peintes avec la précision d’un tableau hollandais, comme La Nuit sur la plage. « Le père et le frère sont sur la mer, et toute seule dans la cabane est restée la fille du pêcheur. Elle est assise près du foyer, et écoute le bruissement sourd et fantasque de la chaudière. Elle jette des ramilles pétillantes au feu, et souffle dessus, de sorte que les lueurs rouges et flamboyantes se reflètent magnifiquement sur son frais visage, sur ses épaules qui ressortent blanches et délicates de sa grossière chemise grise, et sur la petite main soigneuse qui noue solidement le jupon court sur la fine cambrure de ses reins. » D’autres fois, c’est l’antique Poséidon qui s’élève au-dessus des flots, la tête couronnée d’ajoncs, pour railler les douleurs de « son cher poétereau ». Ou c’est une ville légendaire qui a été couverte par les eaux, et dont, par un temps calme, on aperçoit les tours et l’on entend sonner les cloches. Ou enfin, c’est tout l’Olympe qui, par une nuit claire, défile parmi les nuages blancs au bord de l’horizon, Zeus en tête, tenant à la main sa foudre éteinte, et Junon, qui a dû se retirer devant une autre Reine du ciel, « car les dieux se succèdent dans l’empire comme les hommes… Et ces pâles simulacres me regardèrent comme des mourants transfigurés dans leur douleur, et disparurent. La lune venait de se cacher derrière les nuées qui s’épaississaient. La mer éleva sa voix sonore, et sur le ciel s’avancèrent victorieusement les « éternelles étoiles ». La mer est, chez Henri Heine, un être vivant, qui a un âme et une voix, et il s’identifie avec elle, car elle est ondoyante et changeante comme lui, et elle a, comme lui, son ironie. La forme s’adapte merveilleusement aux sujets; ce n’est plus la petite strophe de quatre vers courts à trois ou quatre accents, c’est le rythme libre, où le vers s’allonge et se rétrécit, selon l’objet qu’il doit peindre, et où toutes les sonorités et toutes les cadences sont calculées avec un art d’autant plus délicat qu’il se dérobe à l’analyse. Ici, dans le fond comme dans la forme, Henri Heine a été créateur.
On a voulu savoir quels étaient les yeux de violette dont s’émaillent les strophes de l’Intermezzo et du Retour, quelle était l’étoile qui scintille dans le ciel de la Nordsee. Henri Heine a toujours été sobre de renseignements sur les femmes qu’il a aimées. Il parle cependant, dans le fragment qui est resté de ses Mémoires, de la petite rousse appelée Josépha (das rothe Sefchen), la fille du bourreau de Dusseldorf, l’héroïne des Nocturnes qui ouvrent le Buch der Lieder. Elle était réprouvée à cause de sa famille, comme lui à cause de sa religion : cela créait entre eux une sympathie. Elle lui chantait des chansons macabres, en rapport avec le métier de son père : « Ses grands yeux bruns décelaient une énigme, et le pli dédaigneux de sa bouche disait : Tu ne la devineras pas. » C’était le rêve passager, avant l’amour profond, Rosalinde avant Juliette. La vraie passion de Henri Heine, et qui ne s’éteignit qu’après de longues années, fut celle qu’il éprouva pour la troisième fille de son oncle Salomon, Amélie ou Molly. C’est elle qu’il a chantée dans l’Intermezzo. Elle était très belle, très courtisée, et très futile; elle se moquait des vers qu’il lui présentait. La poésie n’était pas, du reste, très prisée dans la famille. Le banquier lui-même disait, en parlant de son neveu : « Si ce sot garçon avait voulu apprendre quelque chose, il n’aurait pas eu besoin de faire des livres. » Amélie épousa, en 1821, un riche propriétaire des environs de Koenigsberg. Henri Heine la revit deux ans après à Hambourg, et il écrivit à son ami Moser : « La vieille passion éclate encore une fois dans sa violence. Je n’aurais (jamais) dû venir à Hambourg; au moins il faut que j’en parte aussi vite que possible. De mauvaises pensées me viennent; je commence à croire que je ne suis pas organisé comme les autres hommes, qu’il y a en moi plus de profondeur. Une sombre colère, comme une couche de métal brûlant, s’étend sur mon âme. » Il n’y avait pas deux mois que ces mots étaient écrits, quand déjà « sur l’ancienne sottise il en greffait une nouvelle ». Il avait revu aussi une sœur d’Amélie, appelée Thérèse, qui avait huit ans de moins et qu’il avait connue tout enfant. Il crut retrouver en elle « les yeux qui l’avaient rendu malheureux ». Ce fut en quelque sorte un amour par réminiscence. Il fit sur elle quelques-unes de ses plus gracieuses poésies. Mais Thérèse n’était pas moins orgueilleuse que sa sœur, et elle était déjà très mondaine. La première fois qu’il osa s’ouvrir à elle, « elle se mit à rire à gorge déployée et lui tira une brusque révérence. » Il en exprime son dépit dans une chanson qu’il lui adresse et qui se termine par ces mots : « Ne crois pas cependant que je me brûle la cervelle, quelque fâcheuse que soit mon aventure. Tout cela, ma douce amie, m’est déjà arrivé une fois. » Il se réfugiait dans l’ironie. L’amour de Henri Heine est d’une nuance particulière; ce n’est ni l’amour heureux ni l’amour tout à fait malheureux; c’est un amour à la fois ardent et résigné, non seulement déçu, mais qui va au-devant de la déception et qui l’accepte d’avance. C’est là une des raisons qui expliquent ces chutes inattendues, ces surprises qu’il inflige au lecteur, ces fins de strophe où il tourne son propre enthousiasme en ridicule. L’autre raison est dans le monde où il vivait, qu’il méprisait et dont il ne pouvait se détacher.
Poète dans une société mercantile, pauvre au milieu d’une famille riche, fier et vivant de l’aumône d’un parent, aristocrate par goût et démocrate par principe, Allemand de naissance et Français d’éducation, rêveur et sceptique, amoureux et libertin, il semble que Henri Heine ait réuni en lui tous les contrastes. Et pourtant il allait introduire dans sa vie une contradiction de plus : le juif allait se faire chrétien. Ses études de droit n’étaient pas terminées; il retourna donc à Goettingue, au mois de janvier 1824. Il dit, dans une lettre à Moser, ce qui, cette fois, stimulait son zèle : « Il faut que mon dîner me soit servi sur un des plateaux de la balance de Thémis; je ne veux plus vivre des miettes qui tombent de la table de mon oncle. » Le 20 juillet 1825, il prit son grade de docteur. Il espérait s’ouvrir l’accès des fonctions publiques, entrer plus tard dans la diplomatie; mais sa religion était un obstacle insurmontable. Aussi, quelques semaines auparavant, dans la petite église de Heiligenstadt, aux environs de Goettingue, il avait passé au protestantisme. Il va sans dire que son incrédulité sortit indemne de l’eau du baptême. On le voit se livrer, après comme avant, à des plaisanteries d’assez mauvais goût sur le christianisme. Mais il était las, dit-il, de son métier de juif-errant. Au reste, sa conversion ne lui profita pas; elle lui fut reprochée par ses anciens coreligionnaires comme une apostasie, et elle ne désarma pas les ennemis que lui fit bientôt la publication des Reisebilder.
Les deux premières parties, contenant Le Voyage dans le Harz, La Mer du Nord, Le Livre de Legrand et les Lettres de Berlin, avaient déjà paru en 1826 et 1827, avant que le Buch der Lieder fût complet. C’est une œuvre unique dans la littérature allemande, et qui ne se classe dans aucun genre; un récit de voyage, puisque l’auteur observe et décrit les pays qu’il traverse; une confession, puisqu’il nous entretient de lui-même, de ses rêves, de ses admirations et surtout de ses haines; une satire, puisqu’il s’attaque à tout ce qui le gêne et qu’il raille tout ce qui lui déplait; mais c’est avant tout un livre humoristique, où le comique et le sérieux, la critique et la fantaisie, la prose et la poésie se mêlent. La forme est aussi variée que le fond; le ton change d’une page à l’autre; mais la phrase garde toujours quelque chose d’ailé et qui se prête aux mille métamorphoses du sujet. Ça et là, surtout dans les forêts du Harz, on croit entendre comme un écho du Livre des Chansons : « L’eau coule en filets argentés sous les pierres et baigne les racines et les fibres dénudées des arbres. Quand on se penche et qu’on prête l’oreille, il semble qu’on entende battre silencieusement le cœur de la montagne. En plusieurs endroits, l’eau jaillit avec plus d’abondance entre les pierres et les racines, et forme de petites cascades. C’est là qu’il fait bon s’asseoir. Des sons et des murmures étranges viennent de toutes parts; les oiseaux chantent d’amoureuses mélodies, comme entrecoupées par le désir; les arbres chuchotent comme avec mille langues de jeunes filles; et, avec mille yeux de jeunes filles, les fleurs rares de la montagne nous regardent, et elles étendent vers nous leurs larges feuilles capricieusement découpées. Les rayons du soleil se jouent et scintillent joyeusement autour de nous. Les petites herbes se font de verdoyants récits. Tout est comme enchanté, tout prend un air de mystère. Un rêve lointain revit dans l’âme; la bien-aimée apparaît… ».
En 1827, Henri Heine commença ses voyages lointains, qui formèrent peu à peu les deux derniers volumes des Reisebilder. Il alla d’abord à Londres, et s’y ennuya beaucoup. L’Angleterre lui inspira peu de sympathie; il la jugeait trop avec ses préventions napoléoniennes. Il vécut ensuite à Münich, comme collaborateur des Annales politiques, visita la Haute-Italie, Gênes, Florence, Bologne, Venise, et, à la fin de l’année 1829, il fut de retour à Hambourg. Dans les deux derniers volumes des Reisebilder, les souvenirs d’enfance et de jeunesse, qui faisaient le principal charme des livres précédents, disparaissent pour faire place à la satire politique et religieuse, et quelquefois à des polémiques personnelles. C’est surtout par cette partie de son œuvre que Henri Heine est de la Jeune Allemagne. Chaque siècle, dit-il, a sa tâche, par l’accomplissement de laquelle il contribue au progrès de l’humanité. « Mais quelle est la grande tâche de notre temps? C’est l’émancipation, non pas seulement celle des Irlandais, des Grecs, des juifs de Francfort, des noirs d’Amérique et autres populations également opprimées, mais celle du monde entier, et spécialement de l’Europe, qui est devenue majeure, et qui rejette aujourd’hui les lisières de fer des privilégiés, de l’aristocratie. Quelques renégats philosophiques de la liberté ont beau forger les chaînes des syllogismes les plus subtils, pour nous démontrer que des millions d’hommes sont créés pour être les bêtes de somme de quelques mille chevaliers privilégiés; ils ne pourront nous convaincre, tant qu’ils ne prouveront pas, comme dit Voltaire, que ceux-là sont nés avec des selles sur le dos et ceux-ci avec des éperons aux pieds. » L’émancipation du monde entier, c’était un programme à la fois très compréhensif et très vague, le seul programme politique que Henri Heine ait jamais eu; c’était celui que le libéralisme français et allemand avait hérité du XVIIIe siècle.
Henri Heine était encore à Hambourg, quand la nouvelle de la révolution de Juillet arriva en Allemagne. Les événements de Paris eurent un triste contre-coup dans la ville hanséatique. Les juifs, qui étaient très nombreux, furent expulsés à la suite d’une émeute; on ne ménagea que ceux qui pouvaient produire un acte de baptême. Henri Heine accepta avec empressement une offre qui lui fut faite par la librairie Cotta, et qui lui permettait de vivre « en Prussien libéré » au foyer de la Révolution. Il se rendit, au mois de juin 1831, à Paris, comme correspondant de la Gazette d’Augsbourg, et il prit dès l’abord une position originale, écrivant tour à tour en allemand et en français, servant d’intermédiaire entre deux pays, de trait-d’union entre deux littératures. Ce fut, dit-on, Loève-Velmars qui lui donna l’idée de traduire certaines parties des Reisebilder pour la Revue des Deux Mondes. Il eut bientôt autour de lui tout un groupe de collaborateurs, dont le plus ingénieux fut Gérard de Nerval et le plus appliqué Saint-René Taillandier. C’est ainsi que parurent simultanément, à Paris et à Hambourg, les deux ouvrages semblables : De la France et Französiche Zustände (1833). Le livre De l’Allemagne fut écrit en français pour la Revue des Deux Mondes (1834), avant d’être traduit en allemand. Henri Heine se prenait-il réellement pour un écrivain français, pour un successeur de Voltaire, comme l’appelaient complaisamment ses amis? Cela est douteux. Son français, sans manquer d’allure, a une teinte exotique, comme celui de certains romanciers suisses. En Allemagne, les Reisebilder et le Buch der Lieder l’avaient mis hors de pair; mais il n’en attirait que davantage l’attention des gouvernements. Il fut compris dans le décret de la Diète fédérale qui proscrivait tous les écrits de la Jeune Allemagne; il répondit par une lettre singulière, insérée au Journal des Débats (30 janvier 1836), et qui semblait dictée par l’espoir de faire revenir l’auguste assemblée sur sa décision. On pense bien qu’elle n’en fit rien, et le poète, atteint dans ses intérêts, eut recours à la « grande aumône que le peuple français distribuait aux étrangers que leur zèle pour la Révolution avait compromis dans leur patrie. »
Il fit encore, en 1843 et 1844, deux voyages en Allemagne, dont les résultats furent les deux poèmes satiriques Atta Troll et L’Allemagne, conte d’hiver. Atta Troll, l’ours danseur, mais qui danse sans grâce, semble personnifier à la fois les faux démocrates, les mauvais poètes, et parfois l’Allemagne entière; c’est un personnage fantastique, dans lesquel il ne faut pas trop chercher l’unité de conception. L’important, pour le poète, c’est le détail, ce sont les vérités et les paradoxes, les invectives et les bouffonneries qu’il jette à ses ennemis. Les plus maltraités sont les écrivains de l’école souabe, envers lesquels, du reste, il ne faisait qu’user de représailles. Le décor de cette comédie aristophanesque, où les bêtes jouent les principaux rôles, est grandiose; ce sont les Pyrénées, tantôt « fières comme des rois, quand le soleil couchant les revêt de pourpre et d’or », tantôt « frissonnantes sous leurs peignoirs blancs que soulève la brise matinale », tantôt « dressant leurs murs abrupts sur le passage de la chasse internale ». Ce fut, dit Heine, le dernier chant forestier de la muse romantique; il ajoute qu’il l’écrivit « pour son propre plaisir, dans le goût capricieux et fantasque de cette école où il avait passé les plus charmantes années de sa jeunesse, et dont il avait fini par rosser les maîtres ». Le Conte d’hiver, presque aussi capricieux qu’Atta Troll, n’a d’autre unité que celle d’un récit de voyage, où l’auteur se permet toutes les digressions; c’est comme un chapitre poétique des Reisebilder. Le voyageur sème sur sa route beaucoup d’esprit et beaucoup de malice, mais il faut avouer que la malice est souvent grossière et que l’esprit n’est pas toujours spirituel. Dans les dernières parties, la fatigue est visible.
Le Conte d’hiver, qui avait passé à la censure à Hambourg, fut interdit en Prusse; un mandat d’arrêt fut même lancé contre l’auteur, qui résolut dès lors de finir ses jours dans l’exil. Au mois de janvier 1845, il eut sa première attaque de paralysie, et il est probable que la crise fut déterminée en partie par les difficultés qu’il eut avec sa famille après la mort du banquier Salomon. À partir du mois de mai 1848, il resta cloué sur son lit de douleur, sa « tombe de matelas » (Matratzengruft), comme il l’appelait. Son agonie se termina le 17 février 1856. Il était réduit à l’état de squelette, et il offrait, dit Théophile Gautier, le phénomène d’une âme vivant sans corps. Dans les derniers mots de son testament, il remercie la France de l’hospitalité qu’elle lui a donnée. A-t-il réellement trouvé chez nous une nouvelle patrie? Peut-on, en général, choisir sa patrie, sans tenir compte des affinités naturelles au milieu desquelles on a grandi et qui ont fini par composer notre âme? On en doute lorsqu’on voit le pauvre sceptique, qui se croyait si bien détaché du sol natal, y retourner sans cesse dans ses pensées :
O Allemagne, mon lointain amour,
Quand je pense à toi, les larmes me viennent aux yeux.
La gaie France me paraît morose,
Et son peuple léger me pèse.
Seul le bon sens froid et sec
Règne dans le spirituel Paris.
O clochettes de la folie, cloches de la foi,
Comme vous tintez doucement dans mon pays!
La trompe du veilleur de nuit, son familier et doux.
Le chant du veilleur vient jusqu’à moi,
Traversé par les accords du rossignol.
Il semble, à lire certaines poésies de Henri Heine, qu’il y ait toujours eu dans son âme un coin obscur, connu de lui seul, où les rossignols allemands continuaient de chanter. Il a eu deux patries, mais la première est restée la vraie. Une scission profonde dans sa nature fut la dernière et peut-être la plus douloureuse épreuve de sa vie.
Henri Heine est, de tous les poètes allemands, sans en excepter Goethe, celui qui a été le plus souvent mis en musique. Il est, de tous les écrivains allemands, poètes ou prosateurs, le plus lu à l’étranger; cela tient peut-être à ce qu’il est resté assez allemand pour garder sa saveur primitive, et pas assez pour être d’un accès difficile. En Allemagne même, il a été diversement apprécié, selon que son libéralisme français a été plus ou moins conforme aux idées du jour. Il a introduit dans la discussion politique, littéraire, religieuse un dilettantisme qui a fait école, et les errements des disciples ont nui à la considération du maître. Sa gloire durable est dans son lyrisme. Il a créé un mélange de sentiment et de réflexion, de passion et d’ironie, qui est à lui et qui constitue son originalité; il a trouvé la forme classique du romantisme.»
ADOLPHE BOSSERT, Histoire de la littérature allemande, Paris, Hachette, 1904, p. 807-822
Heine et le Dieu personnel selon Hans Küng
«Il me semble que j’entends résonner de loinHeinrich Heine (...) fut, vers la fin de sa vie, atteint d'une grave maladie qui le cloua huit années durant sur son grabat. il commença alors à réfléchir sur le thème que nous avons traité. (...) [Et Heine écrit : ] : " A certaines heures, surtout quand les crampes me taraudaient par trop douloureusement la colonne vertébrale, le doute me saisissait et je me demandais si vraiment l'homme est un dieu bipède comme me l'avait assuré le bon professeur Hegel, il y a vingt-cinq ans à Berlin." Sans un mot de ses anciennes critiques contre la religion, un homme des Lumières commence ici, grâce à la foi biblique en Dieu, à devenir lucide sur lui-même. "Oui, je suis revenu à Dieu, comme le fils prodigue après avoir longtemps gardé les porcs chez les hégéliens" écrit Heine dans la postface au Romanzero. La nostalgie du ciel : "Etait-ce la misère qui m'y ramenait ? Peut-être un motif moins misérable. La nostalgie m'envahissait et me poussait par-delà forêts et ravins sur les sentes vertigineuses de la dialectique." Heine en concluait : " Quand on désire un Dieu capable de nous secourir - et c'est bien le principal -, il faut également [277] admettre sa dimension personnelle, plus vaste que le monde et ses attributs sacrés : bonté, sagesse, justice, etc. absolues. L'immortalité de l'âme et notre survie après la mort nous seront alors données par surcroît..." (...)
[278] Désormais la religion est pour Heine "une indispensable manière de vivre, un comportement adapté à ce qui nous échappe... On ne peut intégrer les conditions de notre existence à nos disponibilités individuelles ou collectives" (Hermann Lübbe) Là se trouve, explique Lübbe, la force historique de la religion judéo-chrétienne, que Heine a vue avant même d'être malade : "Bien avant que la maladie fatale ne l'ait terrassé, Heine a discerné que la raison, qui assure toujours à la religion le dernier mot dans la réponse aux questions des hommes, est le véritable motif qui a permis le triomphe de la religion judéo-chrétienne sur le panthéon antique. Quel est ce motif ? Le fait qu'on ne puisse maîtriser les conditions de notre vie et d'une vie heureuse - ce qu'on expérimente sinon dans le bonheur, du moins dans la souffrance - est la meilleure réponse que juifs et chrétiens ont su donner à cette expérience." (Lübbe) Conclusion : " Dans un cas extraordinaire, l'oeuvre de Heinrich Heine nous permet donc de reconnaître comment la religion survit à sa critique et comment la piété s'accorde avec une lucidité plus parfaite." (Lübbe).
Hans Küng, Vie éternelle, Seuil 1985.