Hasard
«Si le monde venait du hasard il n'aurait pas de plus grand et de plus rare miracle que l'ordre.»1
«Dans la perspective classique, le mot définitif sur le hasard a été dit par Spinoza: une chose n’est appelée contingente (fortuite, produite par hasard) qu’en raison de l’insuffisance de notre connaissance».
Le hasard est incompatible avec le déterminisme strict, lequel a longtemps été considéré comme le fondement de la science puisqu’il est l’hypothèse générale selon laquelle tout phénomène a une ou plusieurs causes dans les phénomènes antérieurs.
Précisons que le déterminisme exclut le fatalisme — je mourrai d’ici dix ans quoi que je fasse et quoi qu’il advienne! — qu’il affirme non pas «la nécessité d’un événement quels que soient ses antécédents, comme le fatalisme, mais la détermination nécessaire d’un événement par ses antécédents et que, par là il exclut aussi le hasard».
Le mot hasard pouvant être pris dans deux sens bien différents, il subsiste toutefois une certaine confusion sur ses rapports avec la science. Il y a le hasard par absence de fin: un quidam reçoit une brique sur la tête en passant sous une échelle. Personne toutefois n’avait l’intention de le blesser. «Mais en ce sens du mot hasard, disent les manuels de logique, la science n’a pas à nier le hasard, parce qu’il n’est rien».
Il y a aussi le hasard par absence de cause. Comme dans le jeu de cartes ou dans celui de la roulette. Celui qui brasse les cartes ne peut pas prévoir l’ordre dans lequel elles seront distribuées. Le résultat de son geste est indéterminé. Non seulement la science nie-t-elle ce hasard, mais elle n’existe qu’en le niant, elle ne progresse qu’en dévoilant des lois qui en sont la négation.
Les biologistes invoquent pourtant le hasard pour expliquer les mutations et par là l’évolution. Se pourrait-il qu’ils ne fassent aucun cas de la logique élémentaire que nous venons d’évoquer? En réalité ceux d’entre eux qui invoquent le hasard se réclament d’une troisième définition, celle de Cournot, qui a le mérite de ramener les deux autres à l’unité.
Le hasard, selon Cournot, est la rencontre de deux séries causales indépendantes. Une série de causes explique le passage d’une personne sous l’échelle, une autre série explique la chute de la brique. Chaque série a son déterminisme propre. Le même raisonnement s’applique aux jeux de hasard. À la roulette par exemple, le geste du croupier qui fait tourner la roulette est à l’origine d’une série causale; c’est une autre série qui explique que le joueur mise sur tel numéro.
Le déterminisme évoqué précédemment était une hypothèse générale. Il est ici fragmenté, divisé en séries linéaires. La science peut très bien s’accommoder de cette fragmentation et même en tirer profit pour progresser plus rapidement. Elle renonce tout de même par là à connaître l’univers avec précision dans sa totalité. Dans la meilleure des hypothèses elle ne peut rendre compte de ce qu’elle appelle le hasard que par des lois probabilistes. Doit-on considérer ce compromis comme un aveu d’ignorance ou comme la seule façon d’appréhender la réalité au-delà d’un certain seuil?
À ce point précis du raisonnement sur le hasard, la plupart des savants se retirent, les uns sur la pointe des pieds, les autres avec un sourire ironique. Nous sommes ici au seuil de la métaphysique, disent-ils. La suite ne nous concerne pas.
Comme si, tout à coup, à une étape précise de la recherche de la vérité, une raison nouvelle devait prendre le relais de celle qu’on a suivi jusque-là! En réalité, ce relais n’existe pas. Il est seulement un prétexte pour esquiver certaines questions gênantes.
À propos de l’apparition des acides aminés, par exemple, comme à propos des mutations, il y a au moins une chose qu’on peut dire à l’aide de la raison la plus commune après avoir établi les lois probabilistes: encore fallait-il que la chose soit possible! C’est la rencontre plus ou moins probable de séries causales indépendantes — un rayon cosmique d’un côté et de l’autre une série d’événements ayant rendu telle base chimique fragile — qui explique les mutations! Soit! Mais encore fallait-il que la fragilité de la base soit proportionnée à la force du rayon cosmique!
Le singe et la machine à écrire
Pour poser le problème du rôle du hasard à l’origine de la vie, on prend souvent l’exemple du singe et de la machine à écrire. Un singe parviendrait-il à composer l’œuvre de Shakespeare en tapant au hasard sur un clavier de machine à écrire? Oui, répondent certains, s’il dispose d’un temps illimité. À quoi il faut répliquer: encore faut-il qu’il y ait des caractères sur la machine!
Allons tout de suite à la limite. Il n’y avait au début que de l’hydrogène. Le reste, y compris la vie, est apparu par hasard. Soit! Mais encore fallait-il que les atomes d’hydrogène soient faits de telle sorte qu’ils puissent interagir entre eux de façon à engendrer les éléments plus lourds. On revient ainsi à l’exemple du puzzle lancé à une hauteur de dix mètres en pièces détachées. Encore faut-il que les pièces soient conçues de façon à s’emboîter les unes dans les autres!
L’hypothèse de l’hydrogène primordial rappelle celle des atomes crochus des épicuriens, à partir desquels, selon ces derniers, la matière se serait constituée. Encore fallait-il que les crochets soient compatibles! Ainsi, plus on repousse le moment de faire appel à un principe intelligible, plus on magnifie ce principe car alors on enferme en lui, comme dans un œuf, non seulement la structure de l’univers, mais les lois et l’énergie de son développement.
!-Vladimir Ghika, derniers témoignages, présentés par Yvonne Estienne, Beauchesne, Paris 1970, p.19