Goncourt (frères)
Charles Le Goffic, article « Goncourt », La grande encyclopédie (1885-1902) – domaine public.
Extrait d’une lettre d’Edmond de Goncourt adressée à Émile Zola au lendemain de la mort de son frère Jules :
«À mon sentiment, mon frère est mort du travail, et surtout de l’élaboration de la forme, de la ciselure de la phrase, du travail du style. Je le vois encore reprenant des morceaux écrits en commun, et qui nous avaient satisfaits tout d’abord, les retravaillant des heures, des demi-journées avec une opiniâtreté presque colère, changeant ici une épithète, là faisant entrer dans une phrase un rythme, plus loin reprenant un tour, fatiguant et usant sa cervelle à la poursuite de cette perfection si difficile, parfois impossible de la langue française, dans l’expression des choses et des sensations modernes. Après ce labeur, je me le rappelle maintenant, il restait de longs moments brisé sur un divan, silencieux et fumant.
Ajoutez à cela que, quand nous composions, nous nous enfermions des trois ou quatre jours, sans sortir, sans voir un vivant. C’était pour moi la seule manière de faire quelque chose qui vaille; car nous pensions que ce n’est pas tant l’écriture mise sur du papier qui fait un bon roman, que l’incubation, la formation silencieuse en vous des personnages, la réalité apportée à la fiction, et que vous n’obtenez que par les accès d’une forte fièvre hallucinatoire, qui ne s’attrape que dans une claustration absolue. Je crois encore ce procédé de composition le seul bon pour le roman, mais je crains qu’il ne soit pas hygiénique.
Songez enfin que toute notre œuvre, et c’est peut-être son originalité, originalité durement payée, repose sur la maladie nerveuse, que ces peintures de la maladie nous les avons tirées de nous-mêmes, et qu’à force de nous détailler, de nous étudier, de nous disséquer, nous sommes arrivés à une sensibilité supra-aiguë, que blessaient les infiniment petits de la vie. Je dis "nous", car quand nous avons fait Charles Demailly, j’étais plus malade que lui…»
Lettres de Jules de Goncourt, Paris, Charpentier, 1885, p. XXIII et XXIV. Cité par Étienne Metman, Le pessimisme moderne : son histoire, ses causes, Dijon, impr. Darantière, 1892, p. 334-335