Les Goncourt romanciers

Georges Pellissier
Texte écrit à la fin du XIXe siècle qui reflète les débats en cours autour du naturalisme.
Les Goncourt se sont fait honneur d'avoir inventé non seulement le « japonisme », dont ce n'est pas ici le lieu de parler, et l'« écriture artiste », dont nous parlerons tout à l'heure, mais encore la vérité littéraire. Une telle assertion ne laisse pas de nous surprendre. On peut dire néanmoins que, même après Madame Bovary, pour ne pas remonter au delà, leurs premiers romans apportaient quelque chose de nouveau, sinon la vérité dans l'art, beaucoup plus ancienne qu'ils ne croyaient, du moins une certaine vérité spéciale et technique. Les deux frères se donnaient volontiers comme des historiographes, des psychologues et des physiologistes. Ce ne sont pas des romans qu'ils prétendaient faire, mais des études. Germinie Lacerteux? La clinique de l'amour. Madame Gervaisais? Une monographie de la religiosité chez la femme. Ils se sont imposé, si nous les en croyons, tous les « devoirs de la science ». Ils ont les premiers conçu la littérature comme une forme de l'enquête sociale, et en ont fixé la matière dans ce qu'eux-mêmes appelèrent les « documents humains ». Ils ont réduit au minimum la « fable » et subordonné l'ordonnance générale et la distribution des parties, non pas au « drame », qui pour eux est négligeable, mais à l'intérêt proprement documentaire. Du roman, ils ont retranché autant que possible l'élément romanesque.

Germinie Lacerteux peut bien être « le livre-type qui a servi de modèle à tout ce qui a été fabriqué depuis sous le nom de réalisme, naturalisme, etc. » (Préface de Chérie). D'abord, comme étude de clinique (mais Soeur Philomène, à vrai dire, n'était pas autre chose); et ensuite parce que nous y trouvons pour la première fois, sinon le roman du peuple de Paris, ce roman que sera, dix ans plus tard, l'Assommoir, du moins la représentation fidèle de personnages empruntés aux « basses classes ». Cela aussi est caractéristique. L'auteur de Madame Bovary s'était arrêté à la petite bourgeoisie de province : les Goncourt introduisirent vraiment dans notre littérature romanesque ce que M. Zola nomme « le héros en casquette et l'héroïne en bonnet de linge ». On sait que ce « livre-type » fit scandale; il mérite aussi de faire date.

Pourtant, quelques sujets qu'ils traitent et quelques personnages qu'ils mettent en scène, les Goncourt n'ont rien de populaire. Aristocrates par leur origine, par leurs goûts, par la finesse de leurs sens, cela suffirait déjà pour que le nom de naturalistes, dans son acception ordinaire, ne pût leur convenir. D'ailleurs ils peignent plus souvent les mœurs des classes riches ou cultivées. Dans la préface des Frères Zemgamno, Edmond explique pourquoi tant de romanciers s'attachent au laid et au bas. Pourquoi? tout simplement parce que l'observation en est plus facile. A ce moment-là, il prépare une étude de la haute société parisienne, étude pour laquelle son frère et lui-même ont mis des années à recueillir leurs documents. Après les Frères Zemgamno, « tentative dans la réalité poétique », il nous donnera cette étude, qui est Chérie. Mais l'aristocratisme natif des Goncourt apparaît en des livres comme Germinie Lacerteux ou la Fille Élisa par le contraste entre le fond de ces livres, milieux ou figures, et les subtils raffinements de leur forme.

Si même les Goncourt, comme ils le déclarent, ont peint la vie vraie, cela sans doute est bien quelque chose de naturaliste, ou même c'est le naturalisme tout entier. Mais qu'entendaient-ils par « la vie »? et en quoi consiste cette « vérité » qu'ils se glorifient d'avoir introduite dans le roman? Nous remarquerons d'abord que presque tous leurs personnages sont des personnages exceptionnels. Or, rien de plus opposé au naturalisme, qui a pour domaine, non point le rare et le singulier, mais ce que la nature offre de plus commun. Ensuite la vérité qu'ils nous montrent, c'est en général - sans méconnaître, dans certains de leurs livres, des analyses très fines (dans Soeur Philomène par exemple et dans Madame Gervaisais) - une vérité superficielle, toute en décors et en costumes. Leur naturalisme, si naturalisme il y a, s'en tient le plus souvent à la peinture des accessoires : nous y retrouvons les collectionneurs de bibelots et les amateurs de bric-à-brac. On sait qu'ils avaient commencé par des travaux historiques : ces études mêmes nous les montrent préoccupés de tapisseries, de faïences, s'intéressant à un menu de dîner ou à un échantillon de robe, ce qu'il ne faut pas d'ailleurs leur reprocher, mais y bornant leur curiosité frivole, et peu capables de saisir, dans une époque, autre chose que des reflets. Ainsi pour la réalité contemporaine : ils la reproduisent surtout par ce qu'elle a de pittoresque, et, d'ordinaire, n'en rendent que la figure extérieure.

Des « modernistes », voilà ce que sont surtout les Goncourt. Et certes, le naturalisme implique de soi l'étude et la représentation de la vie contemporaine. Seulement ni les naturalistes du XVIIe siècle ni les nôtres n'ont réduit leur art à la modernité. Par delà ce qui, dans leurs oeuvres, est surtout moderne, je parle de la mise en scène, du mouvement, de la couleur, il y a ce qui est de tous les temps, ce dont la vérité, plus intime et plus profonde, ne passe pas. « On ne fait bien, disent les Goncourt, que ce qu'on a vu. » La maxime semble contestable, car les grands peintres de la vie et de la nature humaine possèdent un sens intuitif en vertu duquel ils suppléent aux lacunes inévitables de l'observation. Mais du reste ce qu'ont vu les Goncourt, ce qu'ils se sont attachés à peindre, ce n'est guère qu'une « actualité » essentiellement transitoire. Eux-mêmes remarquent que la littérature moderne diffère surtout de l'ancienne par la substitution du particulier au général. La vérité particulière, voilà leur objet propre, une vérité momentanée, celle de la sténographie et de la photographie. Et elle n'est si bien, n'est si complètement la vérité toute vive et toute flagrante d'aujourd'hui que par la notation minutieuse des détails qui, demain, auront péri. Reconnaissons-leur du moins le mérite d'avoir attrapé au vol, avec une précision extraordinairement aiguë, ce « moderne » dont ils disaient que « tout est là ». Aucun écrivain ne donne comme eux la sensation de la vie, la fiévreuse sensation d'une vie mobile, inquiète, formée d'éléments qui se dissocient avant même d'avoir été fixés par l'écriture.

Un tel art suppose l'excitation perpétuelle des nerfs. C'est leur propre sentiment que les Goncourt expriment par la bouche d'un de leur héros, Charles Demailly, quand ils lui font dire : « Je regarde la littérature comme un état violent où l'on ne se maintient que par des moyens excessifs ». Il y a des écrivains dont le génie consiste dans le tempérament harmonieux des facultés. En quelque siècle qu'ils aient vécu, à quelque race qu'ils appartiennent, ces écrivains sont les classiques. « J'appelle classique le sain », disait un des plus grands. Mais le sain, pour employer ce mot de Goethe, répugne aux Goncourt. Un beau égal, sobre, calme, leur semble une sorte de pensum. Ils ne trouvent de délicatesse que dans le raffinement, d'énergie que dans la crudité, de couleur que dans le papillotage, de vie que dans la trépidation. Ce qui est uni leur paraît monotone, ce qui est simple leur paraît plat, et terne ce qui n'a pas de miroitement. Voyons là l'effet d'une hyperesthésie morbide. Ils se félicitent moins « d'avoir du talent » que d'être « des vibrants d'une manière supérieure ». Leur talent est tout entier dans la maladie nerveuse qui les affine.

Eux-mêmes ne l'ignoraient pas. Aussi cultivèrent-ils avec soin leur nervosité native et ne négligèrent-ils aucun moyen de s'entretenir dans cet état d'exacerbation saignante qu'ils considéraient comme l'état normal de l'artiste. On sait que le plus jeune ne put supporter longtemps un tel régime. Mais, en sentant l'approche du mal qui le menace, il ne s'arrête ni ne se donne relâche, il tend au contraire tous les ressorts de sa machine, il pressure avec rage, ne voulant pas en perdre une minute, les dernières heures d'une intelligence qui s'éteint. Et quand Jules, vaincu par le mal, agonise, Edmond est là, son carnet à la main, notant, pour l'utilité de la littérature, les dernières convulsions de son frère chéri.

La littérature! C'est elle seule qu'ont aimée les Goncourt. Ils réalisèrent mieux que nul autre écrivain le type de l'homme de lettres. Mieux que Flaubert lui-même, ou, du moins, autrement, et d'une manière plus professionnelle encore, si je puis dire, avec ce que le mot laisse entendre non pas seulement de travail assidu et tenace, de rigoureuse discipline et de dures pratiques, mais aussi de préjugés, de jalousies, de susceptibilités ombrageuses, et surtout de parfaite indifférence pour les sentiments ou les idées qui n'ont pas de rapport avec l'art, avec un art considéré comme étant sa propre fin, réduit à n'avoir d'autre matière qu'une modernité spécieuse et fugace. Les Goncourt ont retranché de leur vie toutes les choses étrangères à leur métier. Aux dîners Magny, tandis que le bon Flaubert s'abandonne et se déboutonne, ils prennent des notes. Partout et toujours les Goncourt sont hommes de lettres. Chez eux, le temps que leur laisse l'écriture, ils l'emploient à s'observer et à s'analyser. Il n'est pas jusqu'au sommeil dont ces « forçats du livre » ne tirent profit en épiant leurs rêves. Mieux vaut encore ne pas dormir : ils recherchent l'insomnie, ils l'entretiennent au moyen d'excitants pour avoir, comme eux-mêmes disent, la bonne fortune des fièvres de la nuit, pour se ménager un délire lucide qui leur paraît éminemment propice à la fixation rapide et vibrante de la réalité passagère. Ce culte unique de la littérature, très méritoire en soi ou même admirable, se mêle de rites maniaques, de puériles superstitions qui en dénoncent le fanatisme étroit et mesquin. Là encore il y a de la maladie.

Ne demandons pas à des malades comme les Goncourt une forme d'art régulière et méthodiquement ordonnée. Leurs livres ont, pour la plupart, quelque chose de fragmentaire et d'incohérent. L'unité en est dans le rapport des divers chapitres avec un thème commun, la représentation des mœurs propres à tel ou tel milieu. Mais ce qui serait unité s'il s'agissait d'une étude, d'une monographie purement descriptive et scientifique, ne mérite plus ce nom quand il s'agit d'une oeuvre d'art. A l'unité de l’œuvre d'art se substitue un assemblage de parties indépendantes et détachées qui n'ont entre elles aucune suite. N'osant supprimer la « fabulation », comme ils disent dédaigneusement, les Goncourt ne veulent pas du moins qu'elle les asservisse à une continuité monotone. Quand ils n'attendent pas, pour commencer leur récit, d'en être à la moitié du roman, ils ne se font aucun scrupule de suspendre l'action, de l'interrompre par des tableaux épisodiques et des scènes adventices qui la laissent au même point. Leur impatience répugne à toute teneur; ils procèdent par soubresauts et par zigzags sans se soucier des lacunes, sans se demander seulement si le lecteur les suit. Dans leurs romans les moins désordonnés, dans Germinie Lacerteux, par exemple, et Soeur Philomène, la composition admet encore bien des hors-d’œuvre, subit bien des heurts. Cela n'est pas ennuyeux, et même cela sans doute a quelque chose de vif, d'imprévu, d'approprié, si l'on veut, aux hasards et aux incohérences de la nature. Mais, si nous ne devons pas exiger du romancier, quand il peint les mœurs et non pas les caractères, une méthode trop rigoureuse, si nous ne demandons pas à son oeuvre une rectitude, une cohésion qui la rendraient plus ou moins contrainte et factice, des notes et des croquis tant bien que mal juxtaposés, comme c'est le cas de Charles Demailly et de Manette Salomon, pourront bien faire un livre plus vivant, plus pittoresque, plus suggestif que la narration suivie et régulière de telle ou telle « histoire »: ils ne feront jamais ce qu'on nomme un roman.

Dans l'« écriture artiste » des Goncourt, nous retrouvons encore cette nervosité qui leur est propre. La structure de leurs phrases ressemble à celle de leurs livres. Même aversion pour la régularité, même dédain de l'ordre logique, même goût de l'accident, du discontinu, de l'inattendu. Leur unique objet, c'est de peindre l'impression. On dirait comme une mimique. Ils assujettissent, ils sacrifient, si besoin est, toutes les autres qualités du style à cette qualité par excellence : la vie. Ils se font un jeu de violer la grammaire, de bousculer le vocabulaire, d'insulter aux traditions et aux convenances de notre langue. Que leur importe l'harmonie, la netteté, la correction elle-même? ils veulent que leur écriture rende le mouvement et la couleur des choses. Non moins stylistes que Gustave Flaubert, ils le sont tout différemment. Ce rhétoricien façonne ses phrases sur des types convenus, en raccourcit ou en allonge les divers membres sans autre souci que celui de l'équilibre, d'une cadence agréable à l'oreille. Il observe religieusement les règles. Il n'ose hasarder un vocable nouveau, risquer une syntaxe insolite. Ce qu'il appelle ses affres, ce n'est pour lui que l'inquiète préoccupation de ne pas répéter un mot ou d'éviter un hiatus. Pour les Goncourt, au contraire, toutes les fautes de style auxquelles l'auteur de Madame Bovary faisait la chasse deviennent des qualités si elles les aident à traduire leurs sensations avec plus de relief, à en donner une image plus précise et plus vive. Et il faut bien reconnaître que la prose française n'est chez nul autre écrivain aussi souple, aussi nuancée, aussi pittoresque, dans le sens propre du terme, aussi riche en effets. Le frisson même des choses vues et senties court à travers ces phrases cahotantes. Langue admirable par sa force expressive, mais instable, biscornue et contournée; merveilleusement vivante, mais dont la vie s'accuse trop souvent par des grimaces.

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