Essentiel
«Ce que je n'ai pas dessiné, je ne l'ai point vu.»
GOETHE
«Le dessin est la probité de l'art.»
«Dessiner ne veut pas dire simplement reproduire des contours; le dessin ne consiste pas uniquement dans le trait le dessin, c'est encore l'expression, la forme intérieure, le plan, le modelé. Voyez ce qui reste après cela ! Le dessin comprend les trois quarts et demi de ce qui constitue la peinture. Si j'avais à mettre une enseigne au-dessus de ma porte, j'écrirais: École de dessin, et je suis sûr que je ferais des peintres.»
«Les grands peintres, comme Raphaël et Michel-Ange, ont insisté sur le trait en finissant. Ils l'ont redit avec un pinceau fin, ils ont ainsi ranimé le contour ; ils ont imprimé à leur dessin le nerf et la rage.»
JEAN-DOMINIQUE INGRES
«Qu'est ce que dessiner? Comment y arrive-t-on? c'est l'action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible qui semble se trouver entre ce que l'on sent et ce que l'on peut. Comment doit-on traverser ce mur, car il ne sert à rien d'y frapper fort, on doit miner ce mur et le traverser à la lime, avec patience, à mon sens.»
VINCENT VAN GOGH
«Le dessin et la couleur ne sont point distincts. Au fur et à mesure que l'on peint, on dessine. Plus la couleur s'harmonise, plus le dessin se précise. Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. Les contrastes et les rapports de ton, voilà le secret du dessin et du modelé.»
PAUL CÉZANNE
«Le Dessin n'est pas la forme, il est la manière de voir la forme.»
EDGAR DEGAS
Enjeux
« Ce que je n'ai pas dessiné, je ne l'ai point vu », notait Gœthe dans un des carnets de croquis qu'il remplit tout au long de son voyage en Italie. C'est par le dessin que l'artiste prend contact avec le monde. Le dessin n'est pas seulement la preuve de ce que j'ai vu, précise Jean Clair dans ses Considérations sur l'état des beaux-arts, il est ce qui me permet de voir. Combien sont émouvantes les études d'après nature que nous a laissées Dürer. Quelle jubilation trahit l'inscription « nach ber lever» (croqué sur le vif ) que Breughel apposait au bas de ses croquis. Quelle victoire sur l'indifférence, sur l'oubli dans lesquels retombent toutes choses à moins que l'on ne se soit arrêté devant elles pour en cueillir la beauté, la vie qui les animent.
Valéry, qui fréquentait assidûment les artistes et admirait le métier tel que le pratiquaient certains tenants de l'école classique, remarquait que «plus s'éloigne l'époque où perspective et anatomie n'étaient point toutes négligées, plus la peinture se restreint au travail d'après modèle, moins elle invente, moins elle crée. [Leur] abandon fut simplement l'abandon de l'esprit dans la peinture au profit du seul divertissement instantané de l'œil. La peinture européenne a perdu à ce moment quelque chose de sa volonté de puissance. Et par conséquent de sa liberté. » Liberté est ici un mot capital. Il ne s'agit point de la liberté de créer en dehors de toute contrainte. Il s'agit de la liberté au sens de capacité de créer ou d'exprimer certains sentiments, certaines idées complexes.
Aujourd'hui, faute d'une formation adéquate, d'un contexte favorable au lent mûrissement de leurs dons, les artistes sont privés de la possibilité de choisir réellement quel type d'art pratiquer. Peut-on sincèrement croire à la liberté de créer que l'on prétend enseigner dans les écoles d'arts visuels de nos jours? Un être libre, est-ce celui qui ne connaît aucune contrainte, ou celui qui est libre de choisir parmi l'ensemble des possibles? Les oeuvres tardives de Riopelle font foi de la difficulté et du risque qu'il y a de passer de l'univers de l'abstraction à la figuration. Même enveloppées d'une sorte de halo de symbolisme primitif, que valent les Oies de Riopelle au regard des oeuvres d'Audubon? Susciteront-elles dans deux cent ans le même plaisir que procurent aujourd'hui les œuvres d’Audubon, qui fascinent encore des millions d'amateurs, leur font admirer la puissante créatrice de la nature, leur donnent le goût de l'étude des oiseaux et les incitent à prendre les chemins des prés ou des bois?
Le dessin est au tableau ce que, la mélodie est à la symphonie. On peut goûter les atmosphères, l'orchestration ou la contexture d'une oeuvre musicale contemporaine, mais spontanément, on sifflera un air de Mozart ou le refrain entraînant d'une chanson populaire. Le dessin est en quelque sorte la partie intelligible de l'art, celle qui s'adresse à l'esprit à travers le langage des formes connues: un visage, un geste, une plante, un objet. C'est à travers la pratique du dessin que l'artiste apprend à reproduire le monde, qu'il le découvre et que son infinie beauté, sa diversité lui sont révélées.
L'art abstrait ou de figuration libre se dérobe à la terrible critique qui est exercée à l'égard du dessin. Ces lignes sur la feuille représentent-elles bien la chose en soi, le mouvement qui l'anime, la lumière qui la sculpte dans l'espace? Nous pouvons tous à des degrés divers exercer un jugement sur une forme dessinée, mais à défaut de repères concrets, les oeuvres modernes n'acceptent de comparaison qu'entre elles et n'offrent aucune autre prise au jugement que l'intensité du plaisir visuel ou sensoriel qu'elles procurent. Dès lors que l'art refuse d'être soumis à la critique, il est privé au même moment du don de communiquer, d'établir un dialogue par le biais de formes connues, d'une symbolique commune à l'artiste et au spectateur.
C'est toujours sur le dessin que les grandes époques créatrices ont fondé la maîtrise de leur art. Le dessin est le premier réflexe de l'enfant pour circonscrire à l'aide du tram, par un geste de la main quasi instinctif, les formes, du réel. C'est, raconte Vasari, en voyant un jeune berger dessinant sur une petite ardoise un des moutons de son troupeau, que Cimabue découvrit celui qui allait devenir le premier grand peintre de l'histoire moderne: Giotto. Même au faîte de la gloire, le Lorrain retournait chaque jour dessiner dans la campagne romaine. Ses carnets de dessin redisent encore ce dialogue amoureux de la plume et de l'œil cherchant à retenir quelque chose du jeu de la lumière dans les bosquets, ces savantes compositions dont la nature a le secret. C'est au dessin, à la gravure que Rembrandt ou Matisse, au moment où ils doutaient d'eux-mêmes, de leur métier, demandaient des réponses.»
BERNARD LEBLEU, "L'art comment attention au monde", L'Agora, vol. 7 no 4, été 2000