Talleyrand - Périgord Charles-Maurice de

2 février 1754-17 mai 1838
Talleyrand diplomate (Albert Sorel, 1842-1906)
«Talleyrand avait été le ministre de deux gouvernemenis belliqueux et conquérants: il avait dirigé, en leur nom et sous leur autorité, plusieurs des grandes curées qui avaient bouleversé l'Europe depuis 1795: le traité de Campo-Formio, le congrès de Rastadt, le recez de 1803, les traités de 1805 et de 1807. Mais, en servant la politique des excès, il n'avait jamais cessé de la blâmer en secret. Il en voyait les dangers, il s'efforçait de les atténuer. Dans les vastes assises de l'Europe où il menait de son pied boiteux la justice diplomatique, il avait rendu d'implacables arrêts de spoliation et d'expropriation; dans la chambre du conseil, en arrière et en confidence, il n'avait cessé de prêcher la modération, jugeant et condamnant ces grands juges de la terre parmi lesquels il siégeait avec l'impénétrable ironie de son sourire. Le caractère en lui avait eu bien des défaillances, le bon sens n'en avait presque jamais eu. Sa prévoyance était sa revanche contre les autres et contre lui-même.

Tout jeune, il avait considéré le partage de la Pologne comme une flétrissure pour la politique française et un immense danger pour l'Europe. Dans les premières années de la Révolution, il s'entendait avec Mirabeau pour prêcher la politique de modération et de paix. Il la conseillait à la monarchie déclinante, comme le seul moyen de reprendre de la consistance en Europe; il la conseillait à la République naissante, comme le seul moyen de s'y faire admettre et de s'y maintenir. Conquête et liberté lui semblaient deux termes inconciliables. Il écrivait de Londres, au mois de novembre 1792, dans un Mémoire dont il lui fut fait plus tard grand honneur, que la France devait dorénavant renoncer aux anciennes idées de primatie et de prépondérance; que «la richesse réelle consistait non à envahir les domaines d'autrui, mais bien à faire valoir les siens»; que le territoire de la France suffisait à sa grandeur; qu'il ne pourrait être étendu sans danger pour le bonheur des Français, que des conquêtes contrarieraient «sans honneur et sans profit» des renonciations solennelles. «La France, concluait-il, doit rester circonscrite dans ses propres limites; elle le doit à sa gloire, à sa justice, à sa raison, à son intérêt et à celui des peuples qui seront libres par elle.» Ce qu'il pensait en 1792, au début de la guerre et dans sa quasi-émigration de Londres, il le pensait en 1797, au ministère et au milieu du triomphe de la République.»

ALBERT SOREL, «Talleyrand au Congrès de Vienne», in Essais d'histoire et de critique, Paris, Plon et Cie, 1883


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Une girouette sous tous les régimes
«Il aurait dû être soldat. Rendu boiteux par un accident à quatre ans, il sera prêtre. En 1788, il est déjà évêque d’Autun et commence, à la veille des États Généraux, une longue carrière d’intrigues qui lui vaudra d’être appelé par Lamartine le “courtisan du destin” et au cours de laquelle il servira et reniera tour à tour le pouvoir en place. LeDictionnaire satirique des Girouettes, établi sous la Restauration par quelques journalistes spirituels, ne s’y trompe d’ailleurs pas en ne lui décernant pas moins de douze girouettes! Ministre des Affaires étrangères en 1797, Talleyrand s’emploie, dès cette époque, à servir les intérêts de Bonaparte auprès du Directoire. Il est donc, après le 18 brumaire, l’un des courtisans les plus empressés de l’entourage du premier consul, avant de tomber en disgrâce auprès d’un empereur que ses intrigues exaspèrent et inquiètent.

Dès 1813, Talleyrand trouvera un nouvel homme fort à servir et flatter, en la personne du futur Louis XVIII. Il se lie avec les sénateurs hostiles à l’Empire et a des entrevues avec des émissaires des Bourbons. Il dictera lui-même au Sénat l’acte de déchéance de l’empereur, en avril 1814. Louis XVIII le nomme ministre des Affaires étrangères, portefeuille qu’il lui confiera à nouveau après l’intermède des Cent Jours, avant de le lui ôter sur la demande de l’empereur Alexandre, froissé par l’attitude de Talleyrand au congrès de Vienne.

Nommé pair, Talleyrand est assidu à la Chambre mais devra attendre l’avènement de Louis-Philippe pour retrouver les fonctions diplomatiques de haut rang dans lesquelles il excelle, et se voir confier l’ambassade de Londres.»

Portrait de Talleyrand (La Chambre des Pairs de la Restauration, 1814-1830 — Le Sénat: histoire de la seconde chambre, Sénat de la République française)



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Talleyrand et la réforme de l'éducation sous la Révolution (Gabriel Compayré, 1843-1913)
«C'était en septembre 1791: l'Assemblée constituante allait achever sa laborieuse existence. Talleyrand lut son mémoire dans les séances du 10 et du 11 septembre. Le projet ne comptait pas moins de 208 articles. Mais désespérant d'arrêter sur une organisation aussi compliquée l'attention d'une assemblée impatiente d'en finir et de céder la place à une autre, Talleyrand réduisit son projet à 35 articles, qui furent mis en délibération le 25 septembre. Il parut à l'Assemblée que, même abrégé et raccourci, le rapport était trop important pour être utilement examiné à la fin d'une session. Buzot prit la parole et, tout en louant des propositions qui «avaient pour but de mettre l'éducation à la portée du peuple», il demanda que l'Assemblée renvoyât la discussion. «Le mieux est de ne rien faire, disait-il, quand on n'a pas le temps de bien faire.» Talleyrand insistait, il voulait qu'on votât du moins le principe de la loi. «Vous aurez à décider, non pas les détails de l'instruction des écoles primaires, mais leur existence.» Il faisait valoir l'urgence d'une solution. «Les besoins sont infiniment pressants: car partout les universités ont suspendu leurs opérations: les collèges sont sans subordination, sans professeurs, sans élèves. Il est nécessaire que les choses soient réglées avant le mois d'octobre.» L'Assemblée ne se rendit pas aux raisons du rapporteur. Elle témoigna de son estime pour le travail de Talleyrand en ordonnant qu'il fût imprimé et distribué; mais, tout en regrettant «de ne pas fonder les bases de la régénération de l'éducation», elle renvoya, le 26 septembre; l'examen du rapport à la future assemblée. Quatre jours après, le 30 septembre 1791, la Constituante n'existait plus. La Législative se montra peu soucieuse de recueillir le legs que la Constituante lui avait transmis; de sorte que le travail de Talleyrand n'a jamais eu les honneurs d'une discussion détaillée. Il la méritait pourtant: car, avec quelques idées fausses et quelques exagérations, nous allons y trouver un grand nombre de vues justes et de conceptions exactes, dont quelques-unes ont pu être appliquées dans notre siècle.

Ce qui vaut le mieux dans l'œuvre de Talleyrand, ce sont peut-être les considérations générales que l'auteur a placées au début de son travail. L'organisation des études, telle qu'il la recommande en se fondant sur ces principes, est un peu compliquée dans ses détails elle n'est pas assez pratique, elle soulève beaucoup d'objections. Les principes, au contraire, nous paraissent pour la plupart au-dessus de toute discussion; du reste, ils appartiennent moins à Talleyrand qu'à l'esprit impersonnel de la Révolution.

Talleyrand n'a pas de peine à montrer la nécessité d'une éducation nouvelle. Pour cela, il n'invoque pas seulement les changements survenus dans l'état social: il insiste aussi sur les défauts de l'éducation d'autrefois. Les plaintes que La Chalotais avait déjà exprimées, Talleyrand les renouvelle avec plus de vivacité encore. Rien de sérieux n'avait été fait depuis 1762. Malgré de louables efforts, la routine triomphante avait repris son train ordinaire, et le rapporteur de la Constituante pouvait encore lui reprocher quatre vices essentiels. D'abord l'instruction était refusée à la grande majorité des citoyens, que l'indifférence, plus encore qu'un machiavélisme prémédité, maintenait dans une ignorance absolue. Voltaire lui-même avait répété sur tous les tons: «Il y aura toujours et il est indispensable au bonheur des États qu'il y ait toujours des gueux ignorants.»De plus, pour ceux-là même auxquels elle était réservée comme un privilège, l'instruction était insuffisante, mal dirigée, «gâtée surtout par toute sorte de préjugés et d'opinions déplorables.» En troisième lieu il n'y avait pas d'accord, d'harmonie, — Talleyrand dit plus encore, — il y avait opposition absolue entre ce que l'enfant apprenait et ce qu'il était tenu de faire, une fois devenu homme. Enfin l'éducation obéissait à des tendances surannées, "à un esprit monastique tel, qu'on aurait dit l'universalité des citoyens destinée à vivre dans un cloître."» (Voir ce texte)

GABRIEL COMPAYRÉ, Histoire critique des doctrines de l'éducation en France depuis le XVIe siècle, Paris, Hachette, tome 2, 7e édition



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Citations de Talleyrand
L'art du diplomate
«Il faut, disait-il en parlant d'un ministre des affaires étrangères, qu'il soit doué d'une sorte d'instinct qui, l'avertissant promptement, l'empêche avant toute discussion de jamais se compromettre. il lui faut la faculté de se montrer ouvert en restant impénétrable, d'être réservé avec les formes de l'abandon, de l'effusion, d'être habile jusque dans le choix de ses distractions. Il faut que sa conversation soit simple, variée, inattendue, toujours naturelle et parfois naïve, en un mot, il ne doit pas cesser un moment dans les vingt-quatre heures d'être ministre des affaires étrangères. Cependant toutes ces qualités, quelque rares qu'elles soient, pourraient n'être pas suffisantes, si la bonne foi ne leur donnait une garantie dont elles ont presque toujours besoin. Je dois le rappeler ici pour détruire un préjugé assez généralement répandu: non, la diplomatie n'est point une science de ruse et de duplicité. Si la bonne foi est nécessaire quelque part, c'est surtout dans les transactions politiques, car c'est elle qui les rend solides et durables. On a voulu confondre la réserve avec la ruse. La bonne foi n'autorise jamais la ruse, mais elle admet la réserve, et la réserve a cela de particulier, qu'elle ajoute à la confiance...» (Éloge de Reinhardt)


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Propos et jugements sur Talleyrand

LAMARTINE
«M de Talleyrand réunissait chez lui les diplomates, les hommes éminents de la Révolution et de l'Empire passés sur sa trace au nouveau règne, les jeunes orateurs ou les jeunes écrivains qu'il désirait capter à sa cause et qui venaient étudier de loin chez ce courtisan réservé et consommé la finesse qui pressent les événements, les manoeuvres qui les préparent, l'audace qui s'en empare pour les tourner à son ambition. M de Talleyrand, comme tous les hommes supérieurs à ce qu'ils font, avait toujours de longs loisirs pour le plaisir, le jeu, les entretiens. Il craignait, il aimait et il soignait les lettres au milieu du tumulte des affaires. Nul ne pressentait de plus loin le génie dans les hommes encore ignorés. Ce ministre, qu'on croyait absorbé dans les soucis de la cour et dans le détail de l'administration, traitait tout, même les plus grandes choses, avec négligence, laissait faire beaucoup au hasard qui travaille toujours, et passait des nuits entières à lire un poëte, à écouter un article, à se délasser dans l'entretien d'hommes et de femmes désœuvrés de tout, excepté d'esprit. Il avait un coup d'oeil pour chaque homme et pour chaque chose, distrait et attentif au même moment. Sa conversation était concise, mais parfaite. Ses idées filtraient par gouttes de ses lèvres, mais chaque parole renfermait un grand sens. On lui a attribué un goût d'épigrammes et de saillies qu'il n'avait pas; son entretien n'avait ni la méchanceté ni l'essor que le vulgaire se plaisait à citer et à admirer dans les reparties d'emprunt mises sous son nom. Il était, au contraire, lent, abandonné, naturel, un peu paresseux d'expression, mais toujours infaillible de justesse. Il avait trop d'esprit pour avoir besoin de le tendre. Ses paroles n'étaient pas des éclairs, mais des réflexions condensées en peu de mots.» (Nouvelles confidences)

ALBERT SOREL
«Grand seigneur, philosophe, prélat de cour, diplomate, il avait affiné par une culture et un exercice constants ces deux qualités qu'il possédait à un si haut degré: le goût qui fait l'écrivain, le tact qui fait l'homme d'État. Sa phrase est limpide et coulante; sa pensée éclaircit tout ce qu'elle touche. Les obscurités, le galimatias pédantesque, les longs enchevêtrements de termes abstraits qui voilent trop souvent la pensée des diplomates et dérobent dans les récits de chancellerie la vie des grandes affaires, se filtrent pour ainsi dire dans le courant rapide de cette eau transparente. Il avait l'horreur du vague et du disproportionné, de la pensée confuse et du mot impropre, la haine de la boursouflure et le mépris de l'exagération. Les éclats shakespeariens de Napoléon lui semblaient les propos d'un soldat mal élevé; il ne voyait dans le mysticisme politique du tsar Alexandre que les divagations d'un esprit sans équilibre. Le premier ne parvint pas à le déconcerter, le second ne l'enguirlanda jamais. Par suite, il y avait un certain idéal de grandeur et un certain charme de poésie, qui lui demeurèrent toujours inaccessibles. C'était le moins romantique des hommes.» (Essais d'histoire et de critique)

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