Protection des personnes inaptes

Protection des majeurs (le cas des mineurs incapables juridiquement fera l’objet d’un autre document)

À considérer l'ensemble des siècles, les diverses aires géographiques et civilisations, il nous semble que le fait de vouloir protéger juridiquement les plus vulnérables (et même les plus vulnérables d'entre eux : les "fous", les malades mentaux, les arriérés, les vieillards atteints de démence) puisse être considéré comme une manifestation élevée de civilisation.

Certes, la définition de la personne inapte ou incapable a pu varier tout au long de l'histoire. Dans l’antiquité romaine, le sourd-muet était ainsi considéré comme incapable, ce qu’il n’est plus depuis longtemps. Certes, préoccupées davantage par la continuité familiale ou par la préservation des biens matériels, on a pu mettre longtemps la protection de la personne de l'incapable au second plan. Certes, la notion d'une protection juridique a pu coexister sans trop de heurts avec la violence, le mépris et la maltraitance vis-à-vis des individus concrets, comme en font foi les procès intentés aux sorcières du XVIIe siècle ou, plus récemment, les stérilisations forcées des malades mentaux, justifiées à partir de théories eugénistes dans bien des pays du monde, et les exterminations nazies.

Certes, mais cette préoccupation qui traverse les siècle, est remarquable. Comme le souligne à juste titre Philippe Malaurie, « le droit intervient parce que sa mission essentielle est de protéger les faibles; c'est même son honneur: le droit des incapacités, c'est l'honneur du droit.»
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Une origine lointaine

Ce souci de protection des personnes inaptes, majeures et mineures, tire son origine de la plus haute antiquité. On trouvera, dans un document associé à ce dossier, une histoire plus détaillée de la protection des personnes inaptes depuis l'antiquité. Évoquons les lignes majeures de cette évolution.

Dès l'époque de la Grèce antique, un certain encadrement juridique existe. Des tuteurs veillaient en effet aux intérêts des enfants, mineurs incapables. Aristote, dans son étude de la constitution athénienne, indique par ailleurs, que l'archonte peut introduire devant un tribunal « l’action de démence, donnée contre quiconque est accusé de dissiper son patrimoine par démence ». On peut aussi évoquer le cas de Sophocle, rapporté par Cicéron, que ses enfants voulaient faire interdire par un tribunal pour raison de démence (supposée).

La judiciarisation de la protection des incapables dans le droit romain a donné forme au droit actuel. Qu'on pense seulement aux notions de curatelle et de tutelle, que les juristes romains ont été les premiers à définir et à codifier. À partir du Moyen Age, on voit coexister deux conception distinctes, sinon opposées, de la protection des biens de la personne inapte, dont l’influence perdurera jusqu’à nos jours : « Si le droit romain prend racine, quant à la curatelle, dans le 5e siècle avant J.-C., le droit anglo-saxon de Common Law crée lors des 1ères croisades, le trust par lequel sera, entre autres, protégé le patrimoine des incapables. » (Hadrien Chino)

Pendant les premiers siècles du Moyen-Age, dans les pays des droit coutumier, il n’existera plus de réglementation précise quant à la protection des incapables. Installée au cœur d’une société chrétienne, c’est la famille qui doit prendre en charge le fou et voir à la gestion de ses biens. Après la redécouverte du droit romain au XIIIe siècle, on ne se surprendra pas de voir la garde du fou se transformer en curatelle, et réapparaître le principe de l’interdiction, autrefois réservé aux prodigues, qu’on appliquera dorénavant aux malades mentaux. Le Parlement de Paris rendit cette curatelle permanente en 1306. Par ailleurs, en 1329, « un arrêt du Parlement de Paris rappelle qu’un aliéné dont la déficience mentale a été reconnue par une sentence d’interdiction et qui a été doté d’un curateur permanent, ne peut contracter seul aucune obligation valable. » (thèse)

Fait à souligner, le droit musulman s'est aussi préoccupé, dès ses débuts, du malade mental : "Certes il légifère les notions d'aliénation et de tuteur, mais il recommande la tolérance comme d'ailleurs le faisait le christianisme de Jésus." (réf.). Un souci qui a favorisé la prise en charge très avant-gardiste, en islam, dans des établissements spécialisés, des malades mentaux (voir document sur La prise en charge des inaptes)


Le développement de l'État moderne et son engagement en matière sociale

C'est à la fin du Moyen Age, que commence à se poser en des termes dont nous sommes encore redevables la question de la protection et de la prise en charge des personnes réputées malades mentales. « Un mouvement nouveau s'amorce dans la société du XIVe siècle : la charité organisée sous l'égide de l'église, se déplace vers une certaine forme d'assistance publique. Le pouvoir royal s'organise et s'affermit. L'administration des hôpitaux passe, peu à peu, des mains de l'église à celle des autorités laïques municipales. »

Une préoccupation apparaît pour le contrôle social de ces marginaux dont faisaient partie les malades mentaux, les fous, évoqué par Michel Foucault dans sa célèbre Histoire de la folie à l’époque classique. Et plus tard même, jusqu'aux premières décennies du 20e siècle, « la logique libérale de prise en charge des populations fragilisées passe principalement par l'internement » (référ.)

En France, « à partir du XVIIe siècle, les enfermements vont donc se multiplier. Pour pouvoir faire enfermer une personne, il faut soit passer par la voie judiciaire, « par ordre de justice », c’est-à-dire par arrêt et sentence des tribunaux, soit passer par voie administrative, « par ordre du roi », c’est-à-dire en utilisant le système de la lettre de cachet.[12] Ce dernier système est le plus courant car il a l’avantage d’être discret et permet de préserver l’honneur de la famille. »

À la fin de l’ancien régime, la personne inapte, malade mentale ou prodigue, était presque sans aucune protection. Ainsi, les prodigues pouvaient être internés par simple lettre de cachet, à la demande de la famille. L’interdiction des fous « s’accompagne de la nomination d’un curateur dont les pouvoirs sont calqués sur ceux d’un tuteur. Au XVe siècle, un nouvel élément de protection apparaît : le conseil de famille. Cette institution permet de limiter, selon les cas, l’incapacité d’un aliéné. »


La Révolution française et ses suites

Avec le siècle des lumières et la Révolution française, deux changements interviendront, qui affecteront, avec le temps, la protection des incapables partout dans le monde. D’abord un souci pour les droits de l’homme, de la liberté individuelle, qui influera sur la manière dont on verra la personne vulnérable dans la société. En deuxième lieu, avec l’avènement de la psychiatrie moderne, un changement dans la perception du fou : celui-ci est dorénavant un malade mental susceptible d’être guéri, et non plus un incurable auquel seul l’enfermement pur et simple serait réservé (Pinel, Esquirol).

Ajoutons que la place de l’État en matière d’assistance sociale continuera de s’accroître. « La conception de l'État et de la société subit une transformation profonde et bouleversante lors de la Révolution française et du Siècle des lumières, avec la reconnaissance de la protection sociale comme étant aussi, et à juste titre, un droit du citoyen. L'État s'est porté garant des services, mais prend également le contrôle d'une grande partie des institutions mentionnées plus haut. C'est ainsi que l'on assiste à une réduction progressive des domaines dans lesquels peuvent s'exercer l'esprit d'initiative et la responsabilité de la société européenne. Il se produit un changement de mentalité, fruit duquel se répand l'idée qu'il revient à l'État d'assurer et de pourvoir à la satisfaction de tous les besoins du citoyen (…). »

De cette époque date une approche beaucoup plus « fine » de la protection des personnes inaptes ou incapables, ou à tout le moins de leur patrimoine.

En France, le Code Civil de 1804 abordera la question de « l’incapacité du fait de l’altération des facultés intellectuelles », et créera deux régimes de protection de l’aliéné : l’interdiction et la dation d’un conseil judiciaire. Mais, selon X, « le Code Civil de 1804 s’est soucié bien plus de la protection du patrimoine que de celle des personnes. Aucun texte ne réglementait l’internement des aliénés. » Par la suite, la loi du 30 juin 1838 sur les aliénés, « qui a régi pendant 130 ans à la fois l’hospitalisation des malades mentaux et leur statut juridique, a défini le régime particulier et provisoire des « aliénés non interdits » placés dans un établissement psychiatrique. Il s’agissait à la fois d’une loi de police et d’assistance. Elle concernait aussi bien la dangerosité sociale des patients que la protection du malade contre lui- même et l’assistance. » (réf.)

On remarque des réformes législatives similaires dans d’autres pays du monde. En 1845, adoption, en Angleterre, du Lunatics Act, qui oblige les comtés et les principales villes du pays à veiller au soin des malades mentaux. Au Québec (à compléter).

L'origine des institutions publiques assurant encore aujourd'hui la protection des personnes inaptes se situe remonte à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Le premier Curateur public est établi en Nouvelle-Zélande en 1873. Le modèle s'est étendu par la suite à la plupart des pays développés. Au Canada, c'est l'Ontario qui institua, dès 1919, le premier poste de Curateur public. Le Québec suivit bien plus tard, soit en 1945.

Menaces contre les inaptes

À la fin du 19e siècle, dans la foulée du darwinisme, certains penseurs, comme l’Anglais Francis Galton, développent des théories eugénistes. Dans la vision réductionniste de Galton, « 1) l'hérédité suffit à rendre compte du caractère et des talents humains; 2) l'homme doit prendre en charge sa propre évolution puisque par le jeu des pratiques sociales (médecine, organisations charitables, etc.) la sélection naturelle ne peut plus exercer son rôle d'élimination des inaptes. »

Au début du XXe siècle, on verra apparaître des sociétés d’eugénisme dans de nombreux pays du monde: Allemagne, Etats-Unis, Canada, Royaume-Uni, Suisse, Scandinavie, Tchécoslovaquie, URSS, etc. Un premier congrès international eugéniste sera organisée à Londres, en 1912.

Les idées eugénistes auront connu des applications en bien des pays. « De 1907 à 1931 trente Etats votent des lois sur la stérilisation des personnes présentant différents défauts mentaux (« déviants sociaux » par exemple), lois qui offrent plus ou moins de garantie aux patients. »

Au Canada, on pratiqua sur des malades mentaux, des déficients, des handicapés, entre 1928 et 1972 des milliers de stérilisations non demandées ou forcées (dont 2 832 dans la seule province d’Alberta).


L'État-providence et les droits de la personne

Née dans les 1880 dans l’Allemagne de Bismarck, l’État social qui deviendra après la Dépression et la Seconde Guerre mondiale l’État-providence (Welfare State), crée un contexte favorable à une protection accrue des personnes vulnérables, parmi lesquelles les inaptes. En fait, nous en sommes à l’ère de la protections tous azimuts. « Les sociétés occidentales ont traversé près de trois décennies de prospérité, jusqu'au premier choc pétrolier, qui ont permis d'allouer des ressources publiques croissantes à la protection sociale, pour en arriver, comme c'est le cas aujourd'hui, à engager les deux tiers des ressources disponibles dans ce but. Le Welfare State n'a point cessé de s'élargir et d'assumer de nouvelles fonctions, "du berceau à la tombe", comme se plaisait à dire Lord Beveridge. »

A la suite de la catastrophe humanitaire que fut la Deuxième Guerre mondiale, des préoccupations éthiques et bioéthiques apparaissent. Après l’adoption, en 1948, de la Déclaration universelle des droits de l'homme, une foule d’outils juridiques internationaux et nationaux viendront baliser ce champ social.

Jusqu’alors, faut-il le rappeler, c’est essentiellement les biens de la personne inaptes que l’on protégeait, son patrimoine, et non sa personne. Dans ce contexte, un changement de perspective a fini par s’imposer : « On protégeait naguère les personnes diminuées, surtout pour conserver leur patrimoine. A toujours existé aussi l'idée de la solidarité familiale: c'est à la famille qu'il appartient de défendre celui des siens qui doit être protégé à cause de l'altération de ses facultés. Aujourd'hui, l'idée dominante, c'est d'assurer le respect de la dignité des majeurs incapables. » (Philippe Malaurie)
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Progressivement, dans la plupart des pays du monde, on accordera davantage les législations avec ce souci nouveau pour l’éthique et les droits de la personne. Des réformes verront le jour un peu partout à partir des années 1980-1990. Au Québec, une réforme du Code civil tenant compte de cette nouvelle réalité, est entrée en vigueur en 1990. Une analyse de la situation en Europe occidentale, valable pour d’autres pays, « fait apparaître un mouvement général de réforme des régimes de protection, que l'Allemagne a entamé dès 1990. Grâce à des mesures personnalisées prononcées pour une durée limitée, les nouveaux textes s'efforcent de mieux prendre en compte les besoins individuels des personnes à protéger. Ils ouvrent aussi la possibilité d'anticiper l'organisation de sa propre protection. » (Sénat français)

Essentiel

Le risque lié à toute protection

"Comme toujours, une protection peut se retoumer contre la Personne protégée: sous prétexte d'assurer le respect de la personne du majeur déficient, on porte souvent atteinte à sa dignité. Le droit se retourne. (...) Malheur aux dépendants! S'ils sont protégés, ils s'enfoncent dans leur dépendance. S'ils ne le sont pas, ils risquent d'être grugés par toutes sortes de bonnes âmes. Oui, vraiment malheur aux dépendants! Le droit est impuissant devant les grandes misères." (Philippe Malaurie)

Qui est protégé?

L'ambiguité de toute approche visant à la protection de personnes marginales, est bien soulignée par Guy Bourgeault : "... et si nous faisions plutôt appel à l'État pour qu'il nous protège d''eux', si nous attendions secrètement de lui qu'il nous protège de toutes ces personne déclarées inaptes ou incapables ? Parce qu'elles nous font peur. Ou simplement parce que nous jugeons trop lourde la tâche de l'attention requise à leur endroit." (référence)

Enjeux

Les défis actuels de la protection des personnes inaptes

De manière générale, la protection des personnes inaptes, ou incapables, celles dont l'état mental ne leur permet pas de veiller sur leur personne ou sur leurs biens, est, dans les sociétés contemporaine, confiée à leurs proches, aux membres de leur famille. Lorsque ceux-ci ne peuvent remplir ce rôle, ou lorsqu'ils se défilent de leurs responsabilités, l'État doit y pourvoir. Il peut intervenir au moyen d'organismes spécialisés (comme le curateur public ou le tuteur public) ou bien en contrôlant, par le biais du système judiciaire, l'action des acteurs privés.

Qu’arrive-t-il à la protection des inaptes et de leurs biens lorsque l’institution familiale prend de l’aile ? C’est assurément un des enjeux majeurs auxquels seront confrontés dans les années à venir ceux qui veillent à la protection des personnes inaptes. Erwan Quezede expose, dans le cas de la France, l’impact que peut avoir sur la protection la nouvelle situation de la famille : « Tout d’abord, il arrive qu’on se trouve en présence de familles disloquées, ce qui n’incite pas à confier le rôle de tuteur ou de curateur à l’un de ses membres. De plus, les juges, les associations, les médecins trouvent souvent plus commode d’avoir affaire à un spécialiste des tutelles qu’à une famille qui est lourde à traîner et qui peut poser des problèmes. En effet, il n’est pas rare que la famille se montre peu ouverte aux souhaits personnels du majeur, lorsqu’ils se traduisent par des dépenses importantes ou qu’ils contrarient des projets familiaux. L’entourage familial peut donc être un obstacle à une véritable protection de la personne du majeur. » (p. 44, thèse)

Une document émanant du Conseil des ministres du Conseil de l’Europe résume bien les défis auxquels sera confronté la protection des personnes inaptes dans les décennies à venir :

« Le nombre des personnes âgées ne cesse d’augmenter en Europe en raison de l’amélioration des conditions de vie et des progrès de la médecine. Les facultés mentales de ces personnes déclinent souvent avec l’âge, et le nombre de personnes atteintes de démence sénile connaît un accroissement notable dans les pays européens.

(…) les progrès de la médecine sont l’une des causes de cette augmentation du nombre de personnes âgées. En fait, ces progrès de la médecine permettent aujourd’hui de maintenir en vie de nombreuses personnes qui autrefois mouraient à la suite d’une maladie, de troubles ou de blessures, bien que l’on puisse parfois constater une réduction des facultés mentales. Grâce aux progrès médicaux du traitement des maladies mentales, un grand nombre de patients qui auraient dû autrefois être placés dans des établissements spécialisés peuvent continuer maintenant à vivre en société. Certaines de ces personnes peuvent être vulnérables et ont besoin de mesures de protection.

(…) L’évolution des modes de vie éloigne de nombreuses personnes de leur famille, celle-ci ne pouvant pas toujours les prendre en charge lorsque leurs facultés mentales sont altérées. Par ailleurs, du moins dans certains pays, la distribution des richesses est plus large. De nombreux majeurs incapables ont droit à certaines allocations ou pensions. Il n’est pas rare parallèlement que des personnes âgées souffrant de démence aient eu l’opportunité d’acquérir des biens pendant leur vie professionnelle. Dès lors, les législations conçues dans le passé pour régler les problèmes d’un nombre réduit de personnes fortunées doivent être appliquées maintenant à un plus grand nombre de personnes.

(…) Pendant la deuxième moitié du XXe siècle, l’accent a davantage été mis sur les droits de l’homme. Cette évolution modifie les comportements pour les soins et la protection des majeurs incapables. On s’accorde aujourd’hui à reconnaître que les libertés et les aptitudes existantes doivent être préservées autant que possible, les mesures qui lèsent les droits des personnes sans nécessité étant inacceptables. L’accent est également mis sur le bien-être de la personne, par opposition à la préservation du patrimoine. » (Conseil de l’Europe. Comité des ministres. Exposé des motifs. Recommandation REC(1999)4 sur principes concernant la protection juridique des majeurs incapables, p. 2-3. Adoptée par le Comité des ministres, le 23 février 1999, lors de la 660e réunion des Délégués des ministres)

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