Normalité

Pour Claude Bernard, il y a continuité entre le normal et le pathologique.

C'est à l'occasion de ses travaux sur le diabète que Claude Bernard avait énoncé sa célèbre théorie de la fixité du milieu intérieur, qui est, selon ses propres mots, la condition de la vie libre et indépendante. Le grand physiologiste français avait observé que les symptômes du diabète apparaissent quand le taux de sucre dans l'organisme tend à s'éloigner de la norme qu'il situait à 3 p. 1000 (On la situe plutôt aujourd'hui entre 1.3 et 1.8 p. 1000). Le physiologiste américain Walter B. Cannon proposa ensuite le mot homéostasie pour désigner la tendance de l'organisme à rétablir l'équilibre du milieu intérieur lorsque ce dernier a été rompu.

Pour Claude Bernard, il y a continuité entre le normal et le pathologique. La maladie n'est pas un état nouveau, qualitativement différent de l'état normal, mais une variation quantitative d'un processus normal, un simple écart par rapport à une norme. Fuite de l'âme ou au contraire invasion de l'âme par un esprit maléfique, toutes ces explications archaïques de la maladie se trouvent ainsi écartées. On est en plein positivisme, mais du même coup un terrible soupçon s'abat sur l'humanité: si la maladie n'est pas un état qualitatif nouveau dont le sujet fait l'expérience, alors la personne en santé doit toujours présumer qu'elle est un malade qui s'ignore. Dans la logique d'une telle conception, seul le recours aux tests peuvent la rassurer sur son état.

La découverte de la gramicidine, le premier antibiotique, sera pour René Dubos, l'occasion de critiquer la position de Claude Bernard.

En étudiant des sols du New-Jersey, Dubos isola le Bacillus Brevis, une bactérie qui produit deux substances, la gramicidine et la tyricidine, qui tuent les pneumocoques. Il fit à cette occasion une observation à laquelle il attacha encore plus d'importance qu'à la découverte elle-même: la bactérie ne libère sa substance dévastatrice qu'en présence de l'ennemi, comme si une sorte d'intelligence la guidait. Dubos tira de cette observation une idée qui occupa ensuite une place centrale dans son oeuvre: suite à une agression, l'organisme ne se contente pas de rétablir la fixité perdue, il s'adapte.

Il se transforme pour se conserver. La santé apparaissait ainsi comme un équilibre dynamique plutôt que comme un équilibre statique et la confiance que l'on peut faire à la nature, à son autonomie se trouvait renforcée. La semelle s'use, tandis que le pied nu se couvre de corne, telle est la différence entre la vie et la matière inanimée! Dubos se servait souvent de cet exemple pour illustrer ses idées sur la santé.

Pour Sigerist et Canguilhem, la normalité se mesure par une comparaison avec soi-même autant sinon plus que par une comparaison avec une moyenne. «La frontière entre le normal et le pathologique, écrit-il, est imprécise pour les individus multiples considérés simultanément, mais elle est parfaitement précise pour un seul et même individu considéré successivement».1 Canguilhem reprenait ici une thèse qu'Henri Sigerist, célèbre historien de la médecine, avait défendue en ces termes: «Il ne faut pas se contenter d'établir la comparaison avec une norme résultant de la moyenne mais de plus, autant qu'il sera possible, avec les conditions de l'individu examiné».

Il n'est pas exclu que la génomique contribue à ramener la médecine vers la personne et son histoire. «La génomique fonctionnelle en particulier qui définit la fonction de certains gènes chez un sujet particulier ou dans une population ciblée, devrait dans un futur proche permettre d'optimiser et de personnaliser les thérapeutiques. Les variations interindividuelles du génome ou polymorphisme génétique, sont à la base de différences entre individus concernant en particulier leur réponse aux thérapeutiques. Si ces différences deviennent techniquement repérables en clinique, avec un temps de réponse court et un prix abordable, il sera possible de pressentir la réponse à une substance médicamenteuse ou à un rayonnement ionisant, et dès lors, d'entreprendre ou non la procédure ou de l'adapter à la réponse prévue chez un malade particulier.» 2


Notes
1. Le normal et le pathologique, Paris, P.U.F., 1966.
2. MICHEL HASSELMANN,
Génomique fonctionnelle en soins intensifs, aide thérapeutique et danger éthique. Colloque génomique, génoéthique et anthropologie, Université de Montréal, Novembre 2004.

Essentiel

«Cette tendance à la sécurité, cette tendance à rechercher l'assurance n'est pas elle-même sans danger, à la manière de ce que Guillaume Le Blanc appelle la maladie de l'homme normal , la crainte de ne pas être assez garanti contre le risque : « Le discours intérieur de l'homme normal est rongé par l'angoisse de la maladie. C'est que dans le registre de la normalité, il n'y a aucune limite si ce n'est la négation brutale imposée par la maladie engendrée par une circonstance nouvelle. La terreur de la maladie est donc terreur de la nouveauté. L'angoisse devient le mode d'être de l'homme normal. Elle soustrait par là même l'homme à sa normalité. Littéralement, elle le rend malade » 1. En outre, le désir d'être normal dans une société donnée conduit peu à peu la capacité d'adaptation à s'atrophier. Faute de pouvoir réagir autrement que dans la norme, l'homme normal court le risque de la sclérose mentale : « l'homme normal est malade de la norme unique à laquelle il se soumet ou à laquelle on le soumet (…) L'homme normal est un homme sédentaire dont l'activité mentale consiste à refuser tous les mouvements qui ne rentrent pas dans la norme qu'il s'est lui-même fixée. La maladie de l'homme normal est une maladie d'homme immobile. Savoir bouger dans sa tête c'est contribuer à lever cette maladie » 2

Cette tendance à la supernormalité et à la tranquillité ne donne donc que l'illusion du libre choix individuel. En réalité, elle ne fait que relayer des réactions codifiées socialement. Elle conduit au plus bas degré de la liberté qu'est la liberté d'indifférence : le choix sans motivation. Et comme toute tendance sociale trop marquée, elle engendre par réaction son contraire : une tendance à la recherche du risque physique, qui tente d'atteindre les limites, les marges, dans un défi permanent des normes qui souvent se sait encore douloureusement conformiste. En effet il est impossible de s'affranchir de toute norme : les normes sont une donnée anthropologique avec laquelle nous devons compter. Nous pouvons seulement jouer avec ces normes qui sont les nôtres et ont construit notre subjectivité. Nous pouvons nous méfier non des normes des autres, de ceux ou celles qui nous paraissent anormaux ou dans l'erreur, mais de nos propres normes, qui ont fait de nous ce que nous sommes. Sans quoi nous risquons tous de tomber dans un comportement à risque qui peut provenir, soit d'une confiance en une trop grande sécurité du fait de la première tendance (je n'ai pas de précaution alimentaire à prendre, puisque je n'ai pas de risque génétique de maladie) ; soit d'une volonté de se détruire en éprouvant la résistance des assurances que nous avons reçues (on a voulu me donner la sécurité d'un corps trop parfait et celui-ci m'étouffe). Les normes sociales qui influencent nos choix peuvent se retourner contre nous avant que nous en ayons perçu la dangerosité intrinsèque, au même titre dont les normes sécuritaires peuvent se retourner contre ceux-là mêmes qui les ont désirées.

Notes
1. LE BLANC (G.) Les Maladies de l’homme normal, Bordeaux, Editions du Passant, 2004, p. 46-47.
2. Ibid. p. 45-46. Cité par Pierre Ancet dans Le déterminisme génétique et la liberté de choix. Colloque Génomique, génoéthique et anthropologie, Université de Montréal, Novembre 2004.

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Réflexions sur la normalité

Henri-Paul Vincent

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