De la tolérance

Jean-Paul Desbiens

« L'été dernier, avant même de savoir que 1995 serait l'Année de la tolérance, mon attention était attirée par le fait suivant : Une pièce de Voltaire, Mahomet, présentée à l'occasion du tricentenaire de la naissance de l'auteur, a dû être retirée de l'affiche
sous la pression de divers groupes islamiques. Cela se passait à Genève, où se trouvent la moitié au moins des organismes internationaux qui s'excitent à grands frais contre tous les fanatismes et pour toutes les tolérances.
Cette même pièce, présentée à Paris en 1742, fut retirée de l'affiche de la Comédie-Française à la suite de la protestation des gens de Port-royal. On devine que les raisons de ce retrait n'avaient rien à voir avec l'islamisme, mais qu'elles avaient tout à voir avec le fanatisme religieux et l'absolutisme politique de l'époque. À deux siècles et demi d'écart, une même pièce de théâtre aura suscité l'intolérance de deux groupes religieux différents. Preuve de la complexité de la notion même de tolérance ».

« On n'imagine pas l'ONU déclarer l'Année internationale de la Patience. Ou de la Compréhension. Dans la conjoncture internationale contemporaine, l'utilisation du mot tolérance était inévitable, nonobstant ses connotations négatives. L'Année de la tolérance survient après et pendant les carnages inspirés par le fanatisme ethnique et religieux au Rwanda, en Algérie, dans l'ex-Yougoslavie, en Tchétchénie et en dix autres régions dont on parle peu. Elle survient aussi au moment où l'intégrisme (qui est un autre nom de l'intolérance) islamique menace sérieusement l'équilibre mondial.

Au-delà de l'aspect ironique de l'événement, se pose la question des limites de la tolérance à l'intolérance. Le slogan Mort à l'intolérance est un paradoxe du genre : Tout est relatif, qui est une affirmation absolue. Ou encore : Tous les Crétois sont menteurs, dit un Crétois. Ou encore, le paradoxe du catalogue qui contient la liste de tous les catalogues. Ou encore, un nombre infini de paires de bottes, qui amusait fort Alain et le mathématicien Georg Cantor.

La tolérance ne peut être le fait que du plus fort, assuré de pouvoir siffler, n'importe quand, la fin de la récréation. Dans le domaine des idées, il est impossible de faire sa part à l'idée contraire. Impossible, par exemple, de faire sa part à l'idée de liberté. Si l'on entrouvre la porte de la cage, tôt ou tard, l'oiseau sortira. Ainsi, la confessionnalité des écoles ne peut pas indéfiniment cohabiter avec ce qu'on appelle le pluralisme. Un fait étrange, c'est qu'au nom du pluralisme, on interdira la reconnaissance du catholicisme dans l'école. Autrement dit, pour que l'athée, l'incroyant, l'agnostique, le musulman se sentent libres, le catholique doit s'effacer.

« La liberté est habitée par un refus » (Guitton).
Le mot tolérance n'est pas aussi limpide qu'on le croit et la réalité qu'il signifie n'est pas aussi courante qu'on le prétend. Commençons donc par établir quelques distinctions. Distinguer, c'est penser. Distinguons d'abord la tolérance d'un certain nombre de concepts plus ou moins apparentés.

« Tous les Hommes se haïssent naturellement l'un l'autre, car chaque moi est l'ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres » (Pascal).

Tolérance et Indifférence

L'indifférence, c'est un état sans douleur ni plaisir, sans crainte ni désir vis-à-vis de tous ou vis-à-vis d'une ou de plusieurs choses en particulier. L'indifférence, si elle n'est pas une pose, une affectation, n'a évidemment rien à voir avec la tolérance. Dans la mesure où la tolérance, c'est l'acceptation de la différence celui qui affiche l'indifférence n'a aucunement besoin de pratiquer la tolérance envers qui que ce soit ou quoi que ce soit. Si tant est que l'indifférence soit un trait de la vieillesse Maurois pouvait écrire : « Le vrai mal de la vieillesse n'est pas l'affaiblissement du corps c'est l'indifférence de l'âme ».

Tolérance et détachement

Le détachement, le mot le dit déjà assez, est le résultat d'une opération sur soi-même, plus ou moins laborieuse. On obtient de se détacher des honneurs, de l'argent, du pouvoir, des aménités de la vie, etc. Le détachement est une condition de la liberté, comme le suggère assez bien son antonyme : attachement. L'attachement à l'argent est une forme d'esclavage. L'attachement aux honneurs, au pouvoir, se paye de mille liens, de mille contraintes. On ne court pas quand on porte chape, comme disait Bossuet. Et Pascal : « On ne sent pas son lien quand on suit volontairement celui qui entraîne ».
Dans le langage moral, le détachement s'appelle ascèse, qui signifie « exercice en vue d'un affranchissement ».

Tolérance et indulgence

L'indulgence est une disposition à la bonté, à la clémence; une facilité à pardonner. L'indulgence va plus loin que la tolérance, mais il est clair que les deux font un bout de chemin ensemble. L'indulgence est un trait de la vieillesse quand celle-ci est un mûrissement et non un durcissement ou un pourrissement.

Tolérance et complicité

La complicité est une association dans le mal. Dans le langage juridique, comme dans le langage courant, il n'y a complicité que dans un délit. En ce sens-là, il peut arriver que l'on tolère une situation, une conduite, parce que cela fait « son affaire », comme on dit familièrement. Cette tolérance fournit un alibi, une excuse, un prétexte. Cette forme de tolérance dure le temps d'un intérêt commun et provisoire.

Tolérance physique
Tolérance mentale

Il faut maintenant distinguer la tolérance au sens physique du terme et la tolérance au sens moral, psychologique et religieux.

La racine du verbe tolérer signifie supporter au sens physique du terme. Le sol « tolère » l'édifice. C'est ainsi encore que l'on parle de la tolérance au froid, au chaud, à la faim, à la douleur en général. Compte tenu de son idiosyncrasie et de bien d'autres facteurs, on ne décide guère de son seuil de tolérance en ces matières. L'habitude et l'entraînement peuvent augmenter le seuil de tolérance au froid, au chaud, à la faim, jusqu'à un certain point au-delà duquel on est menacé dans son être même. Une trop grande souffrance physique fait « perdre connaissance », comme dit le langage courant. Plus grande et prolongée, elle détruit son sujet.

La tolérance physique est un signe de force. On est renvoyé à la racine du mot. Tolérance signifie alors, à toutes fins utiles, endurance. Cette endurance peut aussi être le signe d'une certaine grossièreté. Autrement dit, d'un endurcissement. La main d'un forgeron est plus endurante que celle d'un pianiste; elle est aussi moins fine. Elle perçoit moins de nuances. On pourrait en dire autant de l'ouïe, de l'estomac et des autres sens, y compris le sens commun. Les « élites », accoutumées à n'entendre que certains sons, le bruit de fond qu'elles font, en arrivent à ne plus percevoir la voix du peuple, lequel « a les opinions très saines » (Pascal).

On est ici devant un paradoxe : plus un être est évolué, raffiné, moins il est tolérant. Une fausse note irrite le musicien, mais elle laisse indifférent celui dont l'oreille est moins développée. Même chose en matière de nourriture : le goinfre a un seuil de tolérance plus élevé que le gourmet. Mais cette tolérance plus grande n'est pas une qualité. Il en va de même en matière d'écriture et d'esthétisme en général. Ainsi, la perfection d'une qualité rend davantage intolérant vis-à-vis de tout ce qui s'en écarte. Certes, l'artiste n'assassine pas le philistin, mais il ne le tolère pas, ou peu, ou pas longtemps. Fuite, silence et morgue.

De l'idée de tolérance comme capacité d'endurance physique, sensorielle, on passe naturellement à l'idée de tolérance comme capacité de résistance d'ordre moral et psychologique. Ici encore, on trouve l'idée de force. Celui dont les convictions ou les sentiments sont robustes est davantage capable de tolérance que celui dont les convictions sont fragiles ou récentes. Une Église de « convertis » me ferait peur. Vive les vieux chrétiens d'origine! Celui qui est mal assuré n'endure guère la contradiction, la différence, la dissidence. On ne peut se permettre de douter que sur la base d'une certitude. Les fanatiques, les frénétiques et autres « trépigneurs » sont des êtres incapables de supporter l'opinion ou la situation différente de la leur.

On établit mécaniquement l'équation entre démocratie et tolérance. Certes, la démocratie suppose l'opposition, un espace et des instruments d'opposition. Mais chacun sait que la loi est intolérante, sauf à l'intérieur d'une limite de « tolérance ». Exemple : la vitesse sur les routes. On tolère cinq ou dix km au-delà de la vitesse imposée.

En matière intellectuelle, la tolérance est pratiquement nulle. C'est la guerre ou la retraite. En ce sens, Valéry pouvait dire : «Tandis que les peintres ou les poètes ne se disputent que le rang, les philosophes se disputent l'existence ».

Mais c'est en matière religieuse que le problème de la tolérance se pose de la façon la plus aiguë et, souvent, la plus féroce. Pourquoi? Parce que, en ces matières, on est devant l'absolu, mais non pas l'évidence. On est dans l'ordre de la conviction, mais non pas de la démonstration. En mathématique, on peut toujours conduire quelqu'un à l'évidence, au CQFD.Devant l'évidence, nul n'est jamais confondu, selon les deux sens du mot : confus ou humilié. On pourrait multiplier les exemples dans d'autres disciplines. Si je confonds Budapest et Bucarest, je ne suis pas fier, mais une fois renseigné, je m'incline et je suis gagnant. Aussi bien, Alain disait que « l'école est le lieu où l'esprit corrige l'esprit ». L'esprit, non pas la force, la violence, la contrainte, le mensonge.

Jésus était-il tolérant? Il ne l'était aucunement dans la proposition de la vérité. L'Évangile est plein de prescriptions absolues : « On vous a dit, mais moi, je vous dis ». « Que votre oui soit oui, et votre non, non ». « Laissez les morts ensevelir leurs morts ». Il y a là une apparence d'intolérance; une attitude hautaine et insoutenable. Mais Jésus était infiniment « tolérant » en ceci qu'il laissait, qu'il laisse toujours l'Homme libre devant l'accueil de son message.

Vers une définition de la tolérance

Tolérance s'oppose, bien sûr, à intolérance, mais cela ne nous avance guère. Il me semble que c'est le fanatisme qui est le contraire de la tolérance. Alain définit la tolérance comme étant « un genre de sagesse qui surmonte le fanatisme, ce redoutable amour de la vérité ». On tient ici un bout de piste. Alain parle de « sagesse » et de « surmonter ». Non pas de la tolérance qui résulterait de l'indifférence, du mépris, de la faiblesse des convictions ou du caractère, mais d'une sagesse qui surmonte. On retrace l'idée de force, nourriture souterraine de la tolérance. Dans le même ordre d'idées, Guitton écrit : « Il y a dans la sagesse un esprit de compromis. La modération est-elle un abandon? Si toute sagesse est l'acceptation de quelque incohérence, ne faut-il pas placer la sagesse du côté de l'imperfection, et non pas du côté du bien? » Le « Tout ou rien » est le propre de l'intolérant. L'intolérance est raide et abstraite; la vie est souple et « impure ».

Dans l'idée de tolérance, il y a l'idée de délai. On tolère facilement une situation ou une personne que l'on est sûr de pouvoir éviter ou neutraliser, à son gré ou prochainement. On tolère par politesse, par ruse, par calcul ou tout bêtement par lassitude. Mais, au fond, on attend de n'avoir plus à tolérer. Si l'on veut sortir de cette conception et de cette pratique de la tolérance, il faut passer à l'idée de respect. Si, au lieu de tolérer l'autre, c'est-à-dire le différent et même l'opposant, je m'efforce de le comprendre et de le respecter, je fais preuve de force et de confiance. Confiance dans la raison et dans le bien. Au-delà du respect, on entre dans l'ordre de la charité. Je ne sache pas que saint Paul ait jamais prêché la tolérance, mais il écrit : « L'amour est patient, il ne s'irrite pas, il supporte tout, croit tout, espère tout, endure tout » (1 Co 13, 4-7). On trouve ici les mots patience et endurer.

Chez Thomas d'Aquin, on ne trouve pas la tolérance dans l'énumération et l'ordonnancement des vertus. Ce qui s'en rapproche le plus, c'est la patience, l'équanimité, la longanimité. Ajouterai-je : la magnanimité? Vertu irrecevable par un démocrate. Au demeurant, toutes ces vertus se rapportent à la vertu cardinale de force. Une idée de force implique celle de patience. La tolérance est, au fond, une forme de trêve ou de compromis. L'objet de la tolérance (personne, situation, conduite) ne change pas de nature. On le supporte, on lui permet d'être, jusqu'au moment de sa « conversion », c'est-à-dire de la renonciation à ce qui détermine la tolérance à son endroit, ou bien jusqu'au moment où, devenu le plus fort, il supprimera le tolérant qui ne l'a pas supprimé par tolérance.

La tolérance n'est pas un idéal; elle n'est pas un horizon politique. Elle est la condition nécessaire, mais non pas suffisante, pour permettre le dégagement d'une tierce position. Cette tierce position « est un sentier, souvent étroit, entre la lâcheté qui cède au mal et la violence qui, croyant le combattre, l'aggrave. C'est le chemin de la charité » (Catéchisme catholique).
Dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, les collaborateurs avouent leur embarras à définir la tolérance à l'intérieur de leur discipline. C'est un fait qu'en français (en latin également, mais j'ignore comment la chose se présente dans d'autres langues), le mot tolérance a un sens négatif, si je puis ainsi dire. II est soudé à l'idée de supporter, d'endurer. Or, on supporte, on endure quand on ne peut pas faire autrement. Ou bien pour éviter un plus grand mal, un des collaborateurs du dictionnaire écrit : « On sait quelles répugnantes associations d'idées peut éveiller ce terme, par l'emploi qui en a été fait dans les règlements sur la prostitution ». A ce sujet, on connaît la boutade de Claudel : « Tolérance! Tolérance! Il y a des maisons pour ça! »

Toute autre est, non pas l'idée, mais la disposition durable à« endurer ». Dans une famille, hormis les crises d'humeur (manifestations de faiblesse), la tolérance des parents est durable. On peut faire fonds sur elle. A moyen terme, cette forme de tolérance fait crédit à la raison et au bien. Saint Paul avertit les parents : « Et vous, pères, n'exaspérez pas vos enfants, de peur qu'ils ne se découragent » (Col. 3, 21). Cela dit, la tolérance n'empêchera pas de sévir et de punir. Punir, c'est honorer. Je te punis parce que je t'estime plus haut que ta défaillance.

Compte tenu des remarques et des distinctions qui précèdent, on peut donc avancer que la tolérance, l'esprit de tolérance, c'est la disposition stable à « endurer » avec confiance le différent, l'adversaire, le mal, non pas dans l'espoir de voir triompher sa propre position, son propre sentiment, mais dans l'assurance de la victoire finale du vrai et du bien ».

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