Le terrorisme de demain

Walter Laqueur
Fait partie du dossier de Perspectives économiques, revue électronique du département d'État des États-Unis, consacré à «La lutte contre le terrorisme» (vol. 2, no 1, février 1997).

Résumé: L'idéologie motivera moins les terroristes de l'avenir que ceux d'aujourd'hui. Ils seront aussi plus susceptibles d'agir par revendication ethnique, plus difficiles à distinguer des autres criminels et, pour les sociétés technologiquement évoluées, ils constitueront une menace particulière.
Les nouvelles règles d'un jeu ancien

À la fin du XIXe siècle, il semblait que nul ne fût à l'abri des attaques de terroristes. En 1894, un anarchiste italien assassine le président de la République française Sadi Carnot. En 1897, des anarchistes poignardent l'impératrice Elisabeth d'Autriche et tuent le Premier ministre d'Espagne Antonio Canovas. En 1900, le roi d'Italie, Humbert 1er, est lui aussi victime d'une attaque anarchiste. En 1901, un anarchiste américain assassine le président des États-Unis, William McKinley. Le terrorisme devient alors la principale préoccupation des politiciens, des chefs de police, des journalistes et des écrivains, depuis Dostoïevsky jusqu'à Henry James. Si les dirigeants des grandes puissances industrielles s'étaient réunis en 1900, ils auraient insisté pour que le terrorisme soit inscrit en toute première priorité à leur ordre du jour, comme l'a fait le président Clinton à l'occasion de la réunion des sept pays industriels (G-7) après l'attentat qui a détruit le complexe militaire américain de Dharan (Arabie saoudite) en juin 1996.

À la lumière de tels précédents, la récente recrudescence d'actes de terrorisme ne semble pas particulièrement menaçante. D'après le rapport annuel du département d'État traitant de ce sujet, le nombre de victimes tuées au cours d'actes de terrorisme international (cent soixante-cinq) est inférieur à celui de l'année précédente (trois cent quatorze). Étant donné les incidents retenus dans le compte et ceux qui ne le sont pas, ces chiffres ne signifient pas grand-chose. La définition actuelle du terrorisme ne reflète pas l'ampleur du problème à l'échelle mondiale.

Le terrorisme a été défini comme le recours à la violence ou à la menace de la violence afin de semer la panique dans la société, d'affaiblir ou de renverser les autorités en place et de susciter des changements politiques. Il s'apparente, dans certains cas, à la guérilla, encore que, contrairement aux guérilleros, les terroristes soient incapables de s'emparer de territoires ou peu disposés à le faire. Parfois même, il se substitue à la guerre entre États. De tous temps, le terrorisme s'est manifesté sous des formes très diverses et la société actuelle est en fait confrontée à un terrorisme multiforme.

Depuis 1900, les motivations des terroristes, leur stratégie et leurs armes ont quelque peu évolué. Les anarchistes et les armées de gauche qui, il y a une vingtaine d'années, sévissaient en Allemagne, en Italie et au Japon ont disparu ; aujourd'hui, l'initiative terroriste serait plutôt l'apanage de l'extrême-droite. De nos jours toutefois, la majorité des actes de terrorisme international et intérieur n'est ni de droite ni de gauche, mais d'inspiration ethnique et séparatiste. Les terroristes que motivent des raisons ethniques résistent mieux que ceux que motivent une idéologie, car ils s'appuient sur une base de sympathisants plus large.

Le plus grand changement qui soit intervenu au cours des récentes décennies, c'est que le terrorisme n'est plus la seule stratégie des militants. Les nombreuses fraternités musulmanes, le Hamas palestinien, l'Armée républicaine irlandaise (IRA), les extrémistes kurdes de Turquie et d'Irak, les Tigres tamouls du Sri Lanka, l'ETA en Espagne (Euzkadi Ta Askatasuna : le Pays basque et sa liberté), et un grand nombre d'autres groupes qui ont vu le jour au cours de ce siècle ont eu, dès leur création, des phalanges politiques et terroristes. L'organe politique fournit les services sociaux et l'éducation, dirige les entreprises commerciales et conteste les résultats des élections, tandis que la «section militaire» monte des embuscades et commet des assassinats. Une telle division du travail a ses avantages: les responsables politiques peuvent se dissocier publiquement des terroristes lorsque ceux-ci commettent des actes particulièrement monstrueux ou essuient un échec. Leur manque de contrôle peut d'ailleurs être réel. On connaît la propension à l'indépendance des sections armées. Les hommes et les femmes porteurs de fusils et de bombes perdent souvent de vue les objectifs généraux et peuvent donc faire plus de mal que de bien au mouvement.

Les opérations terroristes ont évolué, elles aussi. La piraterie de l'air est devenue rare, étant donné que les avions détournés ne peuvent pas rester en vol indéfiniment et qu'à l'heure actuelle très peu de pays sont disposés à les laisser atterrir, craignant qu'on ne les accuse de soutenir ouvertement le terrorisme. Les terroristes, de leur côté, ne tirent plus des détournements d'avions les mêmes avantages qu'au début. La tendance, à présent, n'est plus aux attaques ciblées, visant par exemple les responsables du camp opposé, mais plutôt au meurtre sans discrimination. En outre, la ligne qui sépare le terrorisme urbain des autres tactiques s'est estompée et, aux yeux des étrangers, celle qui, en ex-URSS, en Amérique latine ou ailleurs, sépare le terrorisme à motivation politique des activités des associations de malfaiteurs est souvent impossible à distinguer. Il existe cependant une différence fondamentale entre la criminalité internationale et le terrorisme: les mafias ne cherchent pas à renverser les gouvernements ou à sérieusement affaiblir la société; en fait, elles ont tout intérêt à ce que l'économie soit prospère.

L'ambiguïté, pas seulement sémantique, caractérise les formes variées de la violence politique. À proprement parler, un terroriste n'est pas un guérillero. Il n'existe plus de guérilleros qui pratiquent à la manière maoïste la libération de territoires, lesquels deviennent la base de la contre-société et le quartier général d'une armée établie combattant le gouvernement central, sauf peut-être dans des pays lointains tels que l'Afghanistan, les Philippines et le Sri Lanka. La pérennité de l'appellation «guérillero» est due, en partie, au fait que les terroristes la préfèrent en raison de sa connotation positive. Elle persiste également parce que les gouvernements et les médias d'autres pays tiennent à ne pas vexer les terroristes en les appelant des terroristes. Les médias français et britanniques n'imagineraient pas désigner autrement leurs terroristes nationaux, mais ils baptisent de militants, d'activistes, de combattants de la libération nationale ou même de «personnes armées » les terroristes d'autres pays.

On croit de plus en plus fermement que les missions terroristes exécutées par des volontaires prêts à se suicider est un phénomène nouveau et redoutable, car il n'y a pas de moyens de le prévenir. C'est là l'un des multiples mythes qui entourent depuis toujours le terrorisme. Le terroriste disposé à s'immoler, voire impatient de le faire, a toujours existé et ce dans toutes les cultures. Il a épousé des causes diverses, allant du gauchisme de la bande Baader-Meinhof des années 70 en Allemagne à l'extrémisme de droite. Quand l'aviation japonaise a voulu recruter des kamikazes, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les volontaires se sont présentés par milliers. Les jeunes Arabes qui se font sauter dans les autobus de Jérusalem et s'attendent à être récompensés par les vierges du Paradis sont en fait les maillons d'une chaîne ancienne.

Le terrorisme d'État n'a pas disparu. Les terroristes ne peuvent plus compter sur l'Union soviétique et ses alliés d'Europe orientale, mais certains pays du Proche-Orient et d'Afrique du Nord leur accordent encore leur soutien. Toutefois, Téhéran et Tripoli sont moins disposés à affirmer qu'ils ont le droit divin de mener des opérations terroristes hors de leurs frontières; l'attaque aérienne des États-Unis contre la Libye et les divers boycotts adoptés à l'encontre de la Libye et de l'Iran ont produit des résultats. Aucun gouvernement ne se vante aujourd'hui des guerres qu'il provoque et soutient par personnes interposées.

Ceci dit, le Soudan est discrètement devenu, pour les terroristes, l'abri sûr qu'était la Côte de Barbarie pour les pirates d'un autre âge. Isolé politiquement, à la tête d'une économie sinistrée, soutenu par les dirigeants musulmans, le gouvernement militaire de Khartoum considère que puisque personne ne veut traiter avec le pays, il peut se permettre d'accorder son appui aux terroristes de tous bords. Ce raisonnement n'est pas faux tant que le terrorisme n'est qu'une nuisance, mais si son importance grandit, les règles du jeu changent et les terroristes et leurs protecteurs font alors l'objet de fortes pressions.

Les possibilités du terrorisme

L'histoire montre que le terrorisme a généralement un impact politique limité et que, lorsqu'il produit un effet, c'est souvent l'effet contraire à celui recherché. Le terrorisme des années 1980 et 1990 ne fait pas exception à la règle. L'assassinat de Rajiv Gandhi en 1991, alors qu'il faisait campagne pour reprendre son poste de Premier ministre, n'a ni hâté ni ralenti le déclin du Parti du Congrès en Inde. La recrudescence des actes terroristes du Hamas et du Hezbollah en Israël ont incontestablement influencé les résultats des élections en Israël en mai, mais si ces deux groupes ont atteint leur objectif immédiat, qui est de retarder le processus de paix sur lequel le Président de l'Autorité palestinienne Yasser Arafat a misé son avenir, l'accession au gouvernement d'un Likoud inflexible va-t-elle dans le sens de leurs intérêts? D'autre part, Yigal Amir, l'étudiant orthodoxe juif qui a assassiné le Premier ministre Yitzhak Rabin en automne dernier parce qu'il désapprouvait les accords de paix avec les Palestiniens, aurait pu faire élire Shimon Pérès, un modéré, pour un mandat complet si les terroristes islamiques n'avaient pas remis la question de la sûreté d'Israël à l'ordre du jour.

Les terroristes sèment le trouble et déstabilisent les États dans d'autres régions du monde, à Sri Lanka par exemple, où un dérapage de l'économie a accompagné la guerre entre le gouvernement et les Tigres tamouls. Mais en Israël et en Espagne, où les extrémistes basques sévissent depuis des décennies, leurs attaques n'ont eu aucune répercussion économique. Même en Algérie, où le terrorisme a coûté le plus cher en vies humaines, les extrémistes musulmans n'ont guère inscrit de progrès notables à leur actif depuis 1992-1993, époque à laquelle beaucoup prédisaient la chute de l'impopulaire régime militaire.

Certains ont fait remarquer que le terrorisme devait être efficace puisque certains de ses adeptes étaient devenus présidents ou Premiers ministres de leur pays. On notera cependant que les terroristes dont il s'agit avaient renoncé à la violence et s'étaient adaptés au processus politique. Enfin, on n'ignore pas que le terrorisme peut allumer les feux de la guerre ou du moins empêcher le rétablissement de la paix. Il le peut bien sûr, mais seulement s'il existe déjà des conditions propices à l'embrasement ; il en était ainsi à Sarajevo en 1914, et il en est ainsi aujourd'hui au Proche-Orient et en d'autres lieux. Par ailleurs, qui peut dire avec certitude si les conflagrations en question ne se seraient pas déclenchées spontanément tôt ou tard?

En tout état de cause, les perspectives d'avenir du terrorisme, souvent exagérées par les médias, le public et certains politiciens, s'améliorent dès lors que son potentiel de destruction s'accroît. Ce phénomène résulte à la fois de la montée en puissance des groupes et des individus qui pratiquent le terrorisme ou qui sont susceptibles de le pratiquer et des armes qu'ils peuvent se procurer. Au cours des dernières décennies, on a vu naître des dizaines de mouvements offensifs servant une forme ou une autre de nationalisme, d'intégrisme religieux, de fascisme, de millénarisme apocalyptique. Ils vont des nationalistes hindous en Inde jusqu'aux néofascistes d'Europe et du monde en développement et aux Davidiens de Waco (Texas). Les fascistes des premiers jours croyaient en l'agression militaire et se constituaient de gigantesques arsenaux, mais cette stratégie est à présent hors de portée de toutes les bourses, y compris de celle des superpuissances. Aujourd'hui, les catalogues de vente par correspondance tentent les militants en leur proposant, à des prix beaucoup plus abordables, aussi bien des armes classiques que non classiques, celles que le président iranien, M. Ali Akbar Hashemi Rafsanjani, a appelées «les bombes atomiques du pauvre».

Outre l'armement nucléaire, les armes de destruction de masse comprennent les agents biologiques et les composés chimiques de synthèse qui attaquent le système nerveux, la peau ou le sang. Les pays fabriquent des armes chimiques depuis près d'un siècle et des armes nucléaires et biologiques depuis plusieurs décennies; ces diverses armes prolifèrent sans répit et on peut se les procurer de plus en plus facilement. Les vecteurs (missiles balistiques, missiles de croisière et aérosols) sont également devenus plus efficaces. Déployés jadis uniquement durant les guerres entre pays, les missiles ont récemment joué un rôle dans les guerres civiles, notamment en Afghanistan et au Yémen. Leur emploi par les groupes terroristes ne serait que l'étape suivante.

Jusqu'aux années 1970, la plupart des observateurs considéraient qu'en matière d'escalade des moyens utilisés par les terroristes, les matériaux nucléaires volés constituaient la plus grande menace; beaucoup pensent maintenant que le danger pourrait venir d'ailleurs. Un rapport du ministère de la défense des États-Unis publié en avril 1996 signale que «la plupart des groupes de terroristes n'ont pas les ressources financières et techniques nécessaires à l'acquisition d'armes nucléaires, mais ils pourraient se procurer des matériaux leur permettant de fabriquer des dispositifs d'irradiation, ainsi que certains agents biologiques et chimiques». Certains groupes sont appuyés par des États qui possèdent ou peuvent obtenir des armes de ces trois derniers types. Les groupes terroristes eux-mêmes s'intéressent aux agents toxiques depuis le XIXe siècle. En mars 1995, le culte Aum Shinrikyo a dispersé du gaz sarin dans le métro de Tokyo; cette attaque a fait dix morts et plus de cinq mille blessés. À un niveau plus amateur, aux États-Unis et à l'étranger, des groupes terroristes se sont essayés à l'utilisation de substances chimiques et d'agents biologiques tels que les toxines du botulisme, la protéine toxique rycin (deux fois), le sarin (deux fois), la bactérie de la peste bubonique, la bactérie de la typhoïde, le cyanure d'hydrogène, le vx (un autre gaz neurotoxique) et peut-être le virus Ebola.

Le pour et le contre

Si les terroristes ont fait usage une fois de l'arme chimique et jamais de l'arme nucléaire, c'est dans une certaine mesure à cause de difficultés techniques. La littérature scientifique ne tarit pas sur les problèmes techniques inhérents à la fabrication, à l'emmagasinage et à l'utilisation de chacune des trois catégories d'armes non classiques.

La fabrication des armes nucléaires et leur lancement, ou leur pose, ne sont pas si simples. Les matériaux nucléaires, dont il n'existe que des quantités limitées, sont surveillés par l'Agence internationale de l'énergie atomique affiliée aux Nations unies. Seuls les gouvernements peuvent se procurer légalement ces matériaux, de sorte que même en cette époque de prolifération, les enquêteurs pourraient, sans grande difficulté, suivre la trace de ceux qui se feraient les complices des terroristes recourant au nucléaire. Un type d'arme nucléaire plus primitif peut échapper à la surveillance, et il s'agit des matériaux non fissibles, mais radioactifs. On sait que des agents iraniens en Turquie, au Kazakhstan et ailleurs, ont tenté d'acheter de tels matériaux en provenance de l'ex-Union soviétique.

Les agents chimiques sont beaucoup plus faciles à produire ou à se procurer, mais difficiles à maintenir à l'état stable lors de l'emmagasinage, et leur dispersion dépend largement de facteurs météorologiques. Les auteurs de l'attentat perpétré dans le métro de Tokyo avaient choisi une cible pratique où un grand nombre de personnes étaient rassemblées, mais le sarin utilisé était apparemment dilué. Les agents biologiques sont de loin les plus dangereux : ils peuvent tuer des centaines de milliers de personnes, alors que les agents chimiques n'en tueraient que des milliers. Ils sont relativement faciles à se procurer, mais leur stockage et leur diffusion sont encore plus complexes que pour les gaz neurotoxiques. Le risque de contamination, pour les manipulateurs, est très élevé ; en outre, les bactéries et les spores les plus mortelles qui survivent hors du laboratoire ne sont pas nombreuses. Aum Shinrikyo a, selon les rapports, dispersé à deux reprises le bacille du charbon (bacillus anthracis), l'un des agents les plus toxiques connus, à partir d'un bâtiment de Tokyo, sans nuire à personne.

Étant donné les difficultés techniques, les terroristes sont moins susceptibles d'utiliser les dispositifs nucléaires que les armes chimiques, et encore moins les armes biologiques. Mais les difficultés peuvent être surmontées et le fait de choisir des armes non classiques sera, en fin de compte, déterminé par la spécialisation des terroristes et par leur accès aux substances mortelles.

Les arguments politiques décourageant l'emploi de telles armes sont également de poids. Le risque de détection et de représailles ou de sanctions est grand et, si cela ne suffit pas nécessairement à dissuader les terroristes, leurs commanditaires ou leurs fournisseurs peuvent s'en inquiéter. Le désir des terroristes d'utiliser des armes de destruction de masse peut aliéner au moins certains de leurs partisans, pas tellement parce que ceux-ci haïssent moins leurs ennemis ou ont plus de scrupules moraux, mais parce qu'ils pensent que le recours à une telle violence est improductif. L'usage de telles armes peut rendre des régions entières inhabitables pendant longtemps. Les armes biologiques présentent les risques supplémentaires d'une épidémie incontrôlable. Les terroristes ont de plus en plus souvent tendance à se livrer aveuglément à la tuerie, mais ils reculeront vraisemblablement devant l'usage d'armes capables de faire un grand nombre de victimes parmi leurs ennemis, mais aussi parmi leurs parents et amis, par exemple des Kurdes en Turquie, des Tamouls à Sri Lanka, ou des Arabes en Israël.

De plus, le terrorisme traditionnel repose sur le geste héroïque, la volonté de sacrifier sa propre vie comme preuve de son propre idéalisme. De toute évidence, la propagation du botulisme ou de l'anthrax n'est pas empreinte d'un grand héroïsme. Comme la plupart des groupes terroristes sont autant intéressés par la publicité que par la violence, et que la publicité résultant des empoisonnements de masse ou des explosions nucléaires serait beaucoup plus défavorable qu'une attaque traditionnelle bien ciblée, seuls des terroristes qui ne se préoccuperaient pas de la publicité songeraient à recourir aux armes non classiques.

Dans l'ensemble, les terroristes ne feront pas plus qu'il n'en faut si les armes classiques dont ils disposent, en l'occurrence leurs pistolets-mitrailleurs et bombes, sont suffisantes pour continuer la lutte et atteindre leurs buts. Mais la décision de recourir à la violence n'est pas toujours rationnelle; si elle l'était, il y aurait beaucoup moins d'actes de terrorisme, car ceux-ci parviennent rarement à réaliser leurs objectifs. Que se passera-t-il si, après des années de lutte armée et la perte d'un grand nombre de leurs militants, les groupes terroristes ne réalisent aucuns progrès ? Le découragement peut déboucher sur l'abandon de la lutte armée ou le suicide. Mais il peut également mener à une dernière tentative désespérée de vaincre l'ennemi haï par des armes que l'on n'a pas encore essayées. Pour reprendre une expression d'Atalide, héroïne de Bajazet, une tragédie de Racine: «Mon unique espérance est dans mon désespoir.»

La fin du monde est pour bientôt

En principe, les groupes terroristes réunissent des fanatiques, car seule une foi intraitable en ses idées (ou un relativisme moral total) justifie le fait de tuer. Cet élément était vif parmi les terroristes russes avant la révolution et chez les fascistes roumains de la Garde de fer dans les années 1930 ; il l'est encore aujourd'hui chez les Tigres tamouls. Les musulmans fanatiques considèrent que tuer leurs ennemis est un commandement religieux de Dieu et que les partisans de la laïcité parmi eux ainsi que l'État d'Israël seront annihilés car telle est la volonté d'Allah. Selon la doctrine d'Aum Shinrikyo, le meurtre peut aider la victime comme son assassin à trouver le salut. Le fanatisme sectaire a connu un regain d'activité au cours des dernières années et, en général, plus le groupe est petit, plus il est fanatique.

Alors que l'humanité approche de la fin du deuxième millénaire de l'ère chrétienne, les mouvements apocalyptiques prennent de l'ampleur. La croyance à la fin imminente du monde est probablement aussi vieille que le monde, mais pour des raisons qui ne sont pas entièrement claires, les sectes et les mouvements qui prêchent la fin du monde ont une plus grande influence en fin de siècle, et bien plus encore à la fin d'un millénaire. La plupart des prophètes de l'apocalypse ne préconisent pas la violence. Certains annoncent même une renaissance avec l'arrivée sur terre d'un nouvel être humain. D'autres, en revanche, considèrent que plus tôt viendra le règne de l'antéchrist, plus tôt le monde corrompu sera détruit, et plus vite on assistera à l'avènement du monde nouveau prophétisé par Jean dans l'Apocalypse, par Nostradamus et par d'autres prophètes.

Les millénaristes extrémistes aimeraient donner un coup de pouce à l'histoire, contribuer au déchaînement d'une fin du monde faite de guerres, de famines, de pestilences et d'autres fléaux généralisés.

Ceux qui souscrivent à de telles croyances se comptent par centaines de milliers, voire des millions. Ils ont leurs propres subcultures, produisent des livres et des disques compacts par milliers, et construisent des temples et des communautés dont l'existence est inconnue de la plupart de leurs contemporains. Ils disposent de moyens financiers considérables. Bien que les groupes apocalyptiques les plus extrêmes soient des terroristes en puissance, les services du renseignement ne s'intéressent guère à eux; ceci explique le choc qu'ont produit l'attaque au sarin perpétrée dans le métro de Tokyo et l'assassinat de Yitzhak Rabin, pour ne citer que deux événements récents.

Les éléments apocalyptiques se révèlent dans les groupements intellectuels contemporains en vogue comme chez les extrémistes politiques. C'est ainsi que les écologistes extrémistes, en particulier les groupes dits «écologistes de restauration», croient que des catastrophes environnementales détruiront la civilisation telle que nous la connaissons, ce qui, à leurs yeux, ne représente pas une grosse perte, et ils considèrent que la majorité des humains est sacrifiable. Avec de telles idées et de telles valeurs, il n'y a qu'un pas à faire pour passer à des actes de terrorisme qui accélèrent le processus. Si l'élimination de la variole perturbe les écosystèmes, pourquoi ne pas rétablir l'équilibre en réintroduisant le virus? La devise de «Chaos International», l'une des nombreuses publications dans ce domaine, est une citation de Hasan ibn al-Sabbah, maître des «Assassins», une secte médiévale shiite dont les membres en état d'extase mystique tuaient notamment les croisés : «Tout est permis, dit le maître.» C'est à ce point que le monde ancien et le monde futur se rencontrent.

Le choc du futur

En observant la scène contemporaine, on aperçoit une multiplicité de terroristes et de groupes et sectes terroristes en puissance. Les pratiquants du terrorisme tels que nous les connaissions étaient des groupes de nationalistes et d'anarchistes, d'extrémistes de gauche ou de droite. Mais le monde moderne a apporté à ceux qui usent de la violence une nouvelle inspiration qui s'ajoute à l'ancienne.

Par le passé, le terrorisme était pratiquement toujours l'apanage de groupes de militants appuyés par des forces politiques, tels les mouvements sociaux révolutionnaires d'Irlande ou de Russie des années 1900. Les terroristes de demain seront des individus ou des groupuscules de gens d'une même opinion, à l'instar de Theodore Kaczynski, l'«Unabomber» ennemi de la technologie qui, travaillant apparemment en solitaire, a envoyé des colis piégés à différentes destinations pendant plus de vingt ans, ou des auteurs de l'attentat à la bombe qui a détruit un bâtiment fédéral à Oklahoma-City en 1995. Un particulier peut posséder les connaissances techniques nécessaires pour voler, acheter ou fabriquer les armes dont il aurait besoin à des fins terroristes; il ou elle peut avoir besoin ou non de l'aide d'une ou de plusieurs personnes afin de se servir de ces armes contre la cible désignée. Les idéologies adoptées par ces individus ou ces groupuscules risquent d'être plus aberrantes encore que celles des grands mouvements. Et les terroristes œuvrant seuls ou en petits groupes seront plus difficiles à repérer, sauf s'ils commettent une erreur majeure ou sont découverts par accident.

Ainsi, à un extrême, le terroriste solitaire est apparu, tandis qu'à l'autre, le terrorisme appuyé par les États s'épanouit silencieusement, car les guerres d'agression sont devenues trop coûteuses et trop risquées. En cette fin de siècle, le terrorisme s'est substitué aux grandes guerres du XIXe et du début du XXe siècle.

La prolifération des armes de destruction de masse ne signifie pas pour autant que la plupart des terroristes les utiliseront dans un avenir proche; mais, la chose est pratiquement certaine, certains groupes s'y essaieront, en dépit de toutes les raisons qui s'opposent à leur utilisation. Les gouvernements, quels que soient leur brutalité, leur ambition et leur extrémisme idéologique, hésiteront à fournir des armes non classiques aux groupes terroristes sur lesquels ils n'exercent pas un contrôle absolu; les gouvernements pourront être tentés d'utiliser eux-mêmes de telles armes dans une première attaque, mais ils y auront recours plus vraisemblablement à des fins de chantage plutôt que dans de véritables combats. Les individus et les groupuscules, en revanche, échappent aux contraintes qui retiennent les gouvernements, même les plus irrationnels.

La société est également devenue vulnérable face à une nouvelle forme de terrorisme, dans laquelle le pouvoir du terroriste individuel et du terrorisme en tant que tactique est infiniment plus grand. Les terroristes d'antan assassinaient des monarques ou de hauts dignitaires, mais d'autres, pressés d'hériter du sceptre à leur tour, prenaient rapidement leur place. Les sociétés avancées d'aujourd'hui sont chaque jour plus dépendantes du stockage, du rappel, de l'analyse et de la transmission de données. La défense, la politique, les opérations bancaires, le commerce, les transports, les travaux scientifiques et une grande partie des transactions du gouvernement et du secteur privé sont désormais informatisés. Ceci expose de vastes domaines vitaux de la nation aux méfaits ou au sabotage du premier pirate de l'informatique venu, et le sabotage concerté pourrait mettre un pays hors d'état de fonctionner. D'où les interrogations croissantes sur l'infoterrorisme et la guerre cybernétique.

Un fonctionnaire des services du renseignement des États-Unis, anonyme, a déclaré qu'avec vingt informaticiens capables et un milliard de dollars, il pourrait amener les États-Unis à un arrêt total. Un terroriste pourrait certainement en faire autant. Il existe peu de confidentialité dans la société branchée de l'informatique et les mesures de protection se sont révélées de valeur limitée: de jeunes pirates de l'informatique ont accédé à des systèmes de niveau top secret dans tous les domaines. Les possibilités de semer le chaos sont déjà pratiquement illimitées et la vulnérabilité des systèmes ne fera que croître. Les terroristes changeront donc de cibles.Pourquoi assassiner un politicien ou tuer des gens aveuglément si une attaque sur un commutateur électronique peut produire des résultats bien plus spectaculaires et plus durables? Le commutateur du siège du réseau électronique de la Banque fédérale de réserve, à Culpeper (Virginie), qui traite toutes les opérations financières de l'État, serait une cible toute désignée. Si le nouveau terrorisme ciblait essentiellement l'informatique, son pouvoir destructeur serait infiniment plus grand que celui qu'a exercé le terrorisme du passé, plus grand encore que s'il se tournait vers les armes biologiques ou chimiques.

Et pourtant, la vulnérabilité des États et des sociétés présentera un intérêt moindre pour les terroristes que pour les criminels ordinaires et les syndicats du crime, pour les employés mécontents de grandes sociétés et, cela va de soi, pour les espions et les gouvernements hostiles. Les malfaiteurs électroniques, qu'ils pratiquent la fraude des cartes de crédit ou l'espionnage industriel, font partie d'un système qu'ils exploitent, mais qu'ils ne veulent pas détruire : cela leur coûterait leur gagne-pain. Les groupements terroristes à motivations politiques, surtout les séparatistes qui aspirent à fonder leur propre nation, ont des buts précis. Le Parti des travailleurs kurdes, l'IRA, l'ETA et les Tigres tamouls veulent affaiblir leurs ennemis et les obliger à des concessions d'une grande portée, mais ils ne sauraient en tout réalisme espérer les détruire. Il se pourrait, en revanche, que des groupes terroristes au bord de la défaite ou inspirés par des visions apocalyptiques n'hésitent pas à mettre en œuvre tous les moyens de destruction dont ils disposent.

Tout ceci nous mène bien au-delà du terrorisme que nous connaissons. De nouvelles définitions et de nouveaux termes devront être élaborés pour refléter les nouvelles réalités; les services du renseignement et les décideurs politiques devront apprendre à discerner les motivations, approches et buts divers des terroristes. Selon l'Ancien Testament, «quand Samson renversa le temple, s'ensevelissant avec les Philistins sous les décombres, ceux qu'il fit périr à sa mort furent plus nombreux que ceux qu'il avait tués sa viedurant ». Les Samson ont été relativement rares dans l'histoire du monde. Mais étant donné les nouvelles technologies et le monde en mutation dans lequel ils agissent, quelques Samson en colère et disciples de l'Apocalypse suffiraient à déchaîner le chaos. Sur cent tentatives d'attaques de terrorisme, il est probable que quatre-vingt-dix-neuf échoueraient. Mais une seule attaque réussie ferait bien plus de victimes, causerait des dégâts matériels plus graves et provoquerait une panique plus grande que tout ce que le monde a connu jusqu'à présent.

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