Fatum stoïcum

Christophe Paillard
La liberté du jugement et de l'impassibilité.
Plus qu'aucune autre école de l'Antiquité, le stoïcisme a arraché le fatum au mythe pour le promouvoir à la dignité du concept. Les pères du Portique, Zénon de Cittium et surtout Chrysippe de Tarse, théoricien-né et auteur prolixe, ont constitué le destin comme un problème central de la philosophie; ils ont inventé la plupart des notions et des catégories à travers lesquelles on n'a cessé de penser ce problème jusqu'au siècle des Lumières; et ils ont suscité l'émergence, dès le début de l'époque hellénistique, du genre philosophique du traité De Fato promis à une belle postérité (1). Pastichant le jugement de Quintilien sur la satire romaine, ces philosophes auraient pu légitimement s'exclamer: doctrina de fato tota nostra est (2). Ils répondaient bien évidemment par l'affirmative à la première question fondamentale du débat: le destin existe. Mais mieux qu'aucune autre philosophie, ils surent justifier cette thèse et s'efforcer d'alléguer des preuves rationnelles et des confirmations empiriques. Si l'on en croit le témoignage du pseudo-Plutarque (3), le Portique avançait deux preuves de l'existence du fatum, qu'il confortait de trois arguments. La première est tirée du principe de causalité: rien n'arrivant sans cause, tout arrive selon des causes antécédentes dont l'enchaînement systématique constitue le destin. La seconde se déduit de la sympathie universelle: l'expérience atteste que la nature forme un tout unifié dont les êtres interagissent constamment. Viennent ensuite trois confirmations de la thèse: la pratique de la mantique qui jouissait d'un réel crédit auprès du Portique; la résignation du sage à l'ordre cosmique, montrant qu'il est des choses qu'on ne saurait empêcher; et le principe de non-contradiction qui implique, d'après la logique mégarique, la prédétermination des événements futurs. Si l'on en croit le traité De Fato de Cicéron, cette troisième confirmation constituerait en fait une preuve à part entière (4). On pourrait alors interpréter la juxtaposition de ces trois preuves comme la manifestation de l'universalité temporelle de la fatalité: le principe de causalité prouve la détermination des choses actuelles par les phénomènes passés; la sympathie, la détermination des phénomènes présents par l'entrelacement spatial des causalités; et le principe de contradiction, la détermination logique des phénomènes futurs. Quelle que soit la validité de ces preuves, elles ont le mérite d'exister: nous verrons qu'on ne saurait en dire autant du platonisme et de l'aristotélisme, qui admettaient le concept de fatum sans en questionner la légitimité...

Si le destin existe, comment le définir? Comme l'Académie, le Portique oscille entre deux interprétations en apparence contradictoires, le théologème et le philosophème. Il définit souvent le destin en rapport au divin: Fatum divinum (5). «Dieu, l'Intellect, le Destin et Zeus ne font qu'un» (6): la fatalité est l'expression de la raison et de la volonté de Dieu. Mais le panthéisme stoïcien identifiant Dieu à la Nature, le principe d'identité du fatal au naturel convient également à l'interprétation de sa doctrine du destin (7). Témoin en est Diogène Laërce qui, dans le cours de son exposé du dogme stoïcien, inscrit la définition de l'heimarménè dans la physique et, qui plus est, la fait intervenir aussitôt après celle de la physis (8). Dans le système stoïcien, «Dieu», la «nature» et le «destin» sont en effet des termes interchangeables: ils expriment la même réalité envisagée sous différents rapports (9). Dieu est à la fois la substance (ousia) et la raison (logos) de l'univers, principe recteur de l'être et du devenir. La Nature désigne Dieu en tant qu'il est la force (dynamis) qui façonne la matière, qui imprègne et qui organise le monde d'après un ordre systématique. Dans ces conditions, le fatum stoicum peut aussi bien être référé au divin qu'au naturel: «Le destin est la cause séquentielle des êtres ou bien la raison qui préside à l'administration du monde» (10). Si le second aspect renvoie au divin logos, le premier se réfère essentiellement à la Nature: le fatum stoicum est la prédétermination de la temporalité par le «lien» ou l'enchaînement des causes physiques. Fidèle témoin de Chrysippe, Aulu-Gelle établit clairement ce point: «le destin est un ordre établi par la nature de la totalité des événements qui se suivent les uns les autres et se transmettent le mouvement depuis l'éternité, leur dépendance étant intransgressible» (11). Si le concept de «cause» n'est pas ici évoqué, l'identité philosophique du fatal au naturel est clairement établie. Cicéron conforte et enrichit la définition: «J'appelle destin ce que les Grecs appellent heimarménè, c'est-à-dire l'ordre et la série des causes, quand une cause liée à une autre produit d'elle-même un effet. Il s'agit là d'une réalité qui, de toute éternité, s'écoule sans arrêt. De ce fait, il n'est rien arrivé qui n'ait été à venir et, de la même façon, il n'arrivera rien dont la nature ne contienne déjà les causes efficientes. On comprend dès lors que le destin n'est pas ce qu'entend la superstition, mais ce que dit la science, à savoir la cause éternelle des choses, en vertu de laquelle les faits passés sont arrivés, les présents arrivent et les futurs doivent arriver» (12). Cicéron marque toute la distance qui sépare le mythème, croyance en l'influence occulte des dieux, du philosophème, idée rationnelle de la détermination causale des événements. Si sa définition du destin ne se réfère pas à la Nature, elle la postule implicitement en tant que principe de l'agencement des causalités universelles. Ces témoignages rendent manifeste le sens du fatum stoicum: le destin est l'entrelacs, l'enchaînement ou la connexion systématique des causalités physiques. Se fondant comme à son habitude sur une improbable étymologie, Chrysippe dérivait ainsi le terme de «fatalité» (heimarménè) de la racine de «lien» ou de «lier» (heiroménè, heirmos): le destin est ce qui lie et coordonne la multiplicité des événements dans l'unité d'un système causal, le système de la Nature (13). Cette conception causale allait sceller à jamais le sens du destin en philosophie: elle déterminera notamment la signification du concept de fatalité dans le «fatalisme moderne».

Plus que par ses définitions ou par ses preuves du fatum, le stoïcisme s'est immortalisé par l'universalisation de ce concept: «"Toutes choses ont lieu selon le destin"; ainsi parlent Chrysippe au traité Du destin, Posidonius au deuxième livre Du destin, Zénon et Boéthus au premier livre Du destin» (14). L'universalisation soulève un problème décisif dont le Portique a su, contrairement aux mégariques, prendre la mesure: «comment concilier l'affirmation des déterminismes universels ("toutes choses arrivent selon le destin") avec celle de l'humaine spontanéité ("certaines choses dépendent de nous")?» Dans sa complexité, cette question cruciale divise tellement la recherche qu'on ne saurait lui apporter de réponse qui n'ait été avancée par un commentateur. Entre ceux qui estiment que les principes du Portique asservissent l'homme en le réifiant et ceux qui jugent au contraire qu'ils préservent sa liberté, le champ est ouvert aux interprétations les plus contradictoires. «Comment préserver la spontanéité de l'agir dans un monde où toutes choses arrivent selon le destin?» La clé de ce dilemme réside dans la distinction du fatalisme et du nécessitarisme: le fatum stoicum n'est pas la nécessitation mécanique de réalités passivement déterminées mais le concert harmonique d'êtres doués de spontanéité en tant qu'exprimant, chacun à sa façon et dans la mesure de sa perfection, la divine raison. Ce point appert manifestement dans la distinction qu'établit Chrysippe entre les «causes procatarctiques» et les «causes synectiques» (15). Quand le stoïcien affirme le principe de causalité, il se borne à affirmer que rien n'arrive sans une cause antécédente: la représentation sensible est la cause «procatarctique» de nos actions, le principe qui nous engage à réagir et à prendre position. Mais contrairement au nécessitarisme de Hobbes ou au déterminisme de Laplace, la cause antécédente de Chrysippe n'est pas la cause déterminante de l'action: si elle contraint l'homme à réagir, elle ne détermine pas la nature de sa réaction qui dépend exclusivement de son caractère psychologique et de ses jugements agissant au titre de cause «synectique», «parfaite» et «principale» (16). Dans le traité De Fato de Cicéron, Chrysippe use d'une belle comparaison pour illustrer sa réponse: celle du «cône» et du «cylindre». Les deux solides auront beau subir le même choc, ils décriront des trajectoires différentes, le cône tournoyant sur lui-même et le cylindre roulant de l'avant. Si l'impulsion reçue les détermine à se mouvoir, la nature de leur mouvement dépend de leur seule configuration géométrique, c'est-à-dire du principe constitutif de leur essence. Or, il en va de même des hommes, estime Chrysippe. Un même événement produit des réactions différentes chez des individus différents: la représentation de la richesse suscite ainsi l'envie dans le coeur de l'homme avide mais l'indifférence dans celui du sage (17). Bref, le principe de nos actions nous est intérieur: il ne consiste pas dans la sensibilité mais dans les jugements que nous portons sur elle et par lesquels nous choisissons de lui donner ou de lui refuser notre assentiment. Le fatum stoicum ne détermine pas le destin de l'individu indépendamment de sa nature. Fatalité n'est pas nécessité: loin de faire violence aux hommes, elle suppose leur spontanéité. Aulu-Gelle résumait bien cette doctrine: «Quoique ce soit un fait qu'en raison d'une structure nécessaire et fondamentale tout soit déterminé et enchaîné par le destin, cependant la nature de nos esprits est soumise différemment au destin suivant leur qualité individuelle». Alexandre d'Aphrodise confirme le témoignage du philologue romain: «le destin s'exerce différemment dans les différents événements dus au destin, puisqu'il agit par la nature propre de chaque être» (18). Loin d'un déterminisme uniforme, le fatum stoicum est personnalisé par l'individualité de chacun: l'homme trouve en lui-même le principe de ses actions. Mais, objectera-t-on, pour être la cause de son devenir, la nature psychologique n'est-elle pas elle-même déterminée par la nature universelle? Et le stoïcisme ne retombe-t-il pas par là dans les affres du déterminisme psychologique? En soi fondée, l'accusation semble injuste lorsqu'on l'applique aux stoïciens. D'une part, comme le remarquait Emile Bréhier, «Chrysippe arrête son analyse aux êtres individuels et qualitativement indivisibles dont le concert compose le monde. Il ne résout pas, comme le fait la science moderne, la nature des êtres en événements; les corps restent pour lui les sujets et principes des actions» (19). Sujet irréductible, l'homme ne saurait s'en prendre à la nature de ce qu'il est en son fond propre, qui le constitue et qui le distingue de tous les autres étants. D'autre part et surtout, le fatalisme stoïcien admet un idéal de liberté qui le démarque radicalement du déterminisme: la liberté du jugement. Pour faciliter l'analyse de cette conception, on distinguera quatre éléments: liberté du jugement, liberté du progrès moral, liberté de l'acquiescement au destin et liberté de l'impassibilité.

a/ La distinction chysippienne des causes antécédentes et déterminantes vise à établir que nos jugements (cause synectique des actions) ne sont pas déterminés par les représentations sensibles (cause procatarctique): si celles-ci inclinent ceux-là, elles ne les nécessitent pas, la raison pouvant leur refuser son assentiment. Cette liberté du jugement fonde la liberté stoïcienne sous les quatre rapports que nous venons de distinguer. Faute de pouvoir changer le cours des événements, l'homme peut changer la représentation qu'il s'en fait et, par là-même, en modifier la valeur affective. Intellectualiste, l'éthique chrysippienne dérive en effet les passions de jugements erronés: rectifier ceux-ci, c'est éradiquer celles-là (20). «Les choses qui ne sont pas en notre pouvoir» sont celles, extrinsèques, dont la possession n'est jamais assurée: richesses, honneurs, vie, santé, qu'un rien suffit à enlever... Se vouer à les désirer avec ardeur, c'est se condamner d'emblée à l'échec et au malheur. Non qu'il faille se désintéresser de la conservation de sa vie et de celle d'autrui, de la recherche du bien-être et de la reconnaissance sociale - le stoïcien n'est pas indolent, ascétique ni retiré du monde, loin de là -, mais il faut garder à l'esprit que la jouissance de ces biens dits «indifférents», souhaitable mais non essentielle, est par nature incertaine: ce serait méprise que de l'ériger en finalité suprême de l'existence. Le sage aspirera donc à certaines des choses qui ne dépendent pas de lui mais, contrairement aux autres hommes, il ne sera pas déçu en cas d'échec, sachant qu'elles sont par essence aliénables. La voie de la sagesse emprunte d'autres chemins. Elle consiste à se procurer «les choses qui sont en notre pouvoir», c'est-à-dire les biens véritables, inaliénables dans leur intériorité et dont la jouissance, toujours assurée, garantit le bonheur: la raison, le jugement et la vertu. L'esclavage de la plupart des hommes provient du fait qu'ils confondent les deux ordres. S'abusant à désirer exclusivement «ce qui ne dépend pas d'eux», ils se vouent par leurs jugements erronés à la servitude et à la frustration. Préservant la distinction, le sage stoïcien sauve sa liberté. Il sait en effet que si le destin lui impose une infinité d'événements, il lui réserve le meilleur: la jouissance de la raison. Pour avoir tout pouvoir sur le corps et les réalités externes, le tyran n'en a aucun sur l'intériorité de la pensée. Il aura beau enchaîner le sage, l'exécuter ou même le précipiter dans le taureau de Phalaris, il ne pourra jamais le contraindre à juger, in fore interno, qu'il n'est pas un tyran! L'intériorité du jugement assigne à l'homme le bastion irréductible de sa liberté.

b/ S'il est vrai que les actions résultent du caractère psychologique, il n'est pas moins vrai que le caractère est, pour partie, objet de l'activité raisonnée de l'homme, rétroaction sans laquelle les prétentions de la philosophie éthique à parfaire la personnalité seraient vaines et insensées. Le fatalisme stoïcien n'exclut donc pas la possibilité d'un «progrès moral» (21), bien au contraire. Il appartient à chacun de réformer sa nature par la pratique de la philosophie et la droiture du jugement. Sans doute la liberté au sens propre est-elle l'apanage du sage, les autres mortels subissant inéluctablement le joug des passions (22). Mais si le sage définissait aux origines du Portique une figure exceptionnelle, le stoïcisme impérial - Sénèque, en particulier, mais on pourrait également citer Epictète et Marc-Aurèle - s'est attaché à réaliser ce type idéal, promettant à tout homme assez constant et raisonnable pour gravir le sentier escarpé de la vertu de parvenir à la souveraine «Libertas» au terme de ses peines (23). Le caractère dépend de soi. Ceux qui interprètent le stoïcisme comme un déterminisme objecteront a contrario les fragments où les philosophes de cette école semblent décrire la constitution du caractère psychologique comme la résultante de l'inné et de l'acquis, et où ils font valoir le rôle des traumatismes infantiles, de l'éducation et du milieu, etc., dans la constitution de la personnalité. Ces textes établissent cependant moins le déterminisme psychologique que la nécessité d'une éducation rationnelle pour développer l'autonomie du sujet (24).

c/ Se résignant à ce qui ne dépend pas de lui, le sage exerce pleinement ce dont le destin l'a rendu maître, ses actions et ses pensées. On touche là à la dimension mystique de la liberté stoïcienne, à condition de prendre le «mysticisme» en un sens philosophique comme la croyance en la capacité de l'âme à s'unir, par la raison, au principe fondamental de l'être. En développant une parfaite rectitude du jugement, la raison individuelle de l'homme peut en effet s'identifier à la raison absolue de Dieu. Si elle ne fait qu'un avec le logos universel et qu'elle veut toujours ce que le destin ordonne, c'est-à-dire en définitive ce qui arrive, elle ne sera jamais frustrée. Tel est le chemin de la sagesse et du bonheur: ne vouloir que ce qui dépend de nous et abandonner le reste à Dieu comme le meilleur juge de ce qui doit advenir. «Ne veux pas que ce qui arrive arrive comme tu le veux, mais veux ce qui arrive comme il arrive, et tu couleras des jours heureux», résumera Epictète (25). Faut-il voir là résignation indolente au destin? abandon lascif au devenir? ou «fatalisme» au sens commun de ce terme impliquant la soumission paresseuse à ce qui pourrait être évité avec un peu d'énergie? Nullement. Entretenu par la polémique depuis l'Antiquité, ce contresens sur le Portique est par trop fréquent. S'il y a bien un «fatalisme» chez les stoïciens, c'est au sens philosophique de cette notion (idée de l'absolue prédétermination des événements par le jeu des causes naturelles, intelligibles à la raison), et non au sens commun (croyance en la détermination inconditionnelle des événements par une ou des puissances invisibles). Rien de passif ni de paresseux chez ces philosophes, quoi qu'ait prétendu l'argumentation morale antifataliste depuis les origines. D'une part, nous avons vu que le sage ne se détourne pas des «biens indifférents», utiles à la vie et au bien-être: il les recherche en restant conscient de leur précarité. S'il fera son possible pour se les procurer, il ne sombrera pas dans le désespoir s'il échoue, sachant qu'il ne dépendait pas de lui de les obtenir. D'autre part et surtout, le terme de «résignation» convient mal pour désigner la conformation du sage stoïcien à l'ordre universel: loin de la passivité et de la tristesse, cette conformation implique l'activité joyeuse et souveraine d'une âme s'identifiant à Dieu par la raison. Comme l'écrivait Franz Cumont, «Le sage ne parvient pas seulement à cette résignation qui est restée la vertu par excellence de l'islam, il atteint plus haut, il parvient à aimer son sort, quel qu'il soit» (26). Son attitude n'est pas soumission passive mais consentement ou, mieux encore, acquiescement mystique au destin: Amor Fati. Le sage n'entend pas subir l'inéluctable, la mort dans l'âme, mais l'accepter comme l'expression de la Raison divine, qui sait mieux que nous ce qui importe au bien de l'univers (27). On connaît la célèbre prière de Cléanthe: «Guide-moi, ô Zeus, et toi, ma Destinée, vers cette place que vos décrets m'assignent. Je suivrai sans murmure. Si je refuse, me voilà un méchant, et je ne devrai pas moins suivre» (28). «Ducunt volentem fata, nolentem trahunt», traduira Sénèque d'une maxime vigoureuse: «les destins guident ceux qui acquiescent; ils entraînent ceux qui résistent» (29). C'est la fameuse métaphore du chien attaché à une voiture: qu'il résiste à la traction ou qu'il abonde dans son sens, il n'en sera pas moins emporté par sa force supérieure (30). Entraînés par le destin, les hommes sont semblables à ce chien, estiment les stoïciens: le plus sage est celui qui conforme sa volonté à l'ordre universel, cette conformation n'étant cependant pas résignation contrite mais optimisme, acte de foi et confiance en la raison cosmique. Par contraste, la résignation du fataliste moderne au sort - par exemple, celle du baron d'Holbach ou de Jacques le Fataliste dans ses moments de désespoir - est tout sauf joyeuse, faute d'établir un rapport de la raison humaine à Dieu.

d/ La quatrième dimension de la liberté stoïcienne est l'impassibilité (apathie), qui résume l'ensemble des vertus. Libéré de l'aliénation par la droiture du jugement, le sage n'éprouve aucune des «maladies de l'âme», les passions, que le stoïcisme réduit à quatre principales: le «désir», la «crainte», le «plaisir» et la «douleur» (31). Est-ce à dire qu'il est un coeur de pierre, froid et indifférent à ce qui l'entoure? Nullement, quoi qu'en ait pensé la tradition. Cette interprétation qu'on retrouve sous la plume de Descartes, de Pascal, deFontenelle, de Diderot, de Casanova et qui se prolonge au XXe siècle chez certains philosophes et historiens de la philosophie est un nouveau contresens qui redouble le précédent: elle confond l'impassibilité et l'insensibilité. Pour ne point subir d'affections passionnelles, la sagesse connaît des affections rationnelles, les «eupathies», qui expriment la plénitude d'une affectivité gouvernée par la raison. Sublimée par la raison, l'âme du sage substitue la volonté au désir, la prudence à la crainte, et la joie aux plaisirs contradictoires et tourmentés du vulgaire. Seule la douleur ne connaît pas de forme rationnelle, confirmant que la sagesse procure un bonheur exempt de souffrance (32). L'apathie stoïcienne n'est donc pas l'état d'un «rocher», d'une «statue» ou d'un coeur dénué de sensibilité (Diderot), ni celui d'un «mannequin inerte» (A. Schopenhauer): elle est eupathie, joie et jouissance d'une vie purement rationnelle. Il faut ajouter à cela que le stoïcisme impérial a considérablement humanisé le sage en réalisant son type idéal. Le sage selon Sénèque n'est pas moins affecté que les autres hommes par les coups du sort qui lui arrachent des larmes et des cris de douleur, sauf qu'il les surmonte très vite pour rétablir dans son âme la constance de la vie rationnelle. Il est accessible à l'éphémère émotion, réaction naturelle de la sensibilité irréductible à la raison, mais non à la passion, dont l'enracinement dans le coeur est durable (33). L'apathie n'exclut donc pas la sensibilité, que celle-ci soit gouvernée par la raison (les eupathies ou sentiments moraux) ou que sa violence la déborde momentanément (les émotions). Il n'est qu'un état affectif que l'impassibilité exclut absolument: la passion, compulsion obsessionnelle et maladive de l'âme qui amoindrit son amplitude psychique et qui lui interdit de connaître le bonheur. Répétons-le, tant le spectre de ces contresens a hanté l'interprétation du stoïcisme: impassibilité n'est pas insensibilité, constance de la raison n'est pas monotonie ni tristesse, et fatalisme n'est pas paresse. Il fallait impérativement rappeler ces points pour rectifier les erreurs communément colportées par les «fatalistes modernes» et par leurs adversaires sur le compte du «fatalisme ancien». L'histoire de la philosophie ne saurait faire siennes les calomnies de la littérature polémique.

Quoi qu'ait prétendu la controverse depuis l'Antiquité, «le stoïcisme n'est autre chose qu'un traité de la liberté prise dans toute son étendue» (34), pour reprendre les mots de Diderot qui, en bon «fataliste», faisait justement reproche à ce système de trop donner à la liberté de la raison. Dans la philosophie du Portique, l'homme est responsable de son caractère éthique qu'il lui appartient de perfectionner par la pratique de la philosophie morale; sa faculté de juger le doue d'une liberté inaliénable; il peut par elle s'élever à la compréhension et à l'acceptation de l'ordre universel, et, mieux encore, à l'identification à la raison divine, source d'harmonie et de bonheur; et il connaît alors la pure et parfaite impassibilité de la vie rationnelle, qui, résumant l'ensemble des vertus, lui procure une Joie inaliénable. Loin de contredire le fatum stoicum, cette conception de la liberté lui est corrélative: c'est précisément parce que l'ordre universel est par Dieu éternellement déterminé que la liberté humaine se réalise dans l'exercice intérieur de la raison, le perfectionnement de soi et le consentement au destin, source d'une bienheureuse impassibilité. On présentera souvent les «fatalistes modernes» comme les héritiers du Portique mais le rapprochement est illégitime, relevant de la polémique plutôt que de l'interprétation objective: hostile à tout nécessitarisme, le fatalisme stoïcien préserve la liberté de l'homme en tant qu'être doué de raison.

Notes

(1) Les fragments relatifs au fatum stoicum ont été rassemblés par J. von ARNIM, Stoicorum Veterum Fragmenta (S.V.F. en abrégé), 4 vol., Leipzig, B. G. Teubner, 1902-1925. Cf. notamment S.V.F., I, 152-177 (t. 1, p. 41-45) et surtout II, 912-1007 (t. 2, p. 264-298). Cf. aussi Les Stoïciens, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1962; et DIOGENE LAERCE, Vies et doctrines des Philosophes illustres, trad. sous la direction de M.-O. Goulet-Cazé Paris, Le Livre de Poche, 1999 (le livre VII est traduit par R. Goulet).
(2) Selon le mot de J. DEN BOEFT, Calcidius on Fate. His Doctrine and Sources, Leyde, E.J. Brill, 1970, p. 2.
(3) S.V.F., II, 912: pseudo-PLUTARQUE, Traité du destin, 574 E.
(4) CICERON, Du destin, X, 20-22. Cf. S.V.F., II, 952-955.
(5) Titre d'une section de von ARNIM: S.V.F. II, 928-933.
(6) DIOGENE LAERCE, VII, 135, op. cit., p. 870. Aux références de la note précédente, ajouter PLUTARQUE, Des Contradictions des stoïciens, XXXIV (Chrysippe identifie le destin à la «volonté» de Dieu) et XLVII (il l'identifie au logos divin), etc.
(7) L'identification stoïcienne de l'heimarménè et de la physis est flagrante dans ce texte où PLUTARQUE rapporte la doctrine de Chrysippe: "«Des événements particuliers, il n'en est aucun, pas même le moindre, qui n'arrive selon la nature universelle et la raison de cette nature». Que la nature universelle et la raison universelle de cette nature soient le destin, la providence et Zeus, c'est ce qu'on sait même aux antipodes; car ils (les stoïciens) le répètent partout. Et Chrysippe prétend qu'Homère a dit justement: «La volonté de Zeus s'accomplit», en se référant au destin et à la nature universelle selon laquelle tout est gouverné»" (Des Contradictions des Stoïciens, XXXIV, in Les Stoïciens, op. cit., p. 121-122: S.V.F. II, 937). Cf. aussi ALEXANDRE d'APHRODISE: «Le destin même, la nature, la raison par laquelle est régi l'univers, c'est Dieu», disent les stoïciens, pour qui ces termes étaient équivalents (Traité du destin, 22, trad. P. Thillet: S.V.F. II, 945).
(8) DIOGENE LAERCE, VII, 148-149, op. cit., p. 877-878.
(9) SENEQUE, Des Bienfaits, IV, 8, 3: «tu peux maintenant parler de nature, de destin (...), ce sont autant de noms du même Dieu exerçant son pouvoir suivant des modes divers» (trad. Préchac in Les Stoïciens, op. cit., p. 1373).
(10) DIOGENE LAERCE, VII, 149, op. cit., p. 878. E. Bréhier traduisait: «une cause des êtres où tout est lié», préservant l'idée de «lien» qui est au coeur de la définition chrysippienne du destin.
(11) AULU-GELLE, Les Nuits attiques, VII, 2, 3, trad. R. Marache, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 84: S.V.F., II, 999.
(12) CICERON, De la divination, I, LXI, 126, trad. G. Freyburger et J. Scheid, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 170: S.V.F. II, 921.
(13) J.-J. DUHOT, La conception stoïcienne de la causalité, Paris, Vrin, 1989, p. 257. Cf. S.V.F. II, 945-951: «Infinita series causarum». Ajoutons que MARC-AURELE définissait le destin comme «la somme de toutes les causes» (Pensées, V, 8).
(14) DIOGENE LAERCE, VII, 149 (Les Stoïciens, op. cit., p. 64): S.V.F. I, 175. Cf. le raisonnement prêté par CICERON à Chrysippe: «tout ce qui arrive arrive par le destin» (Traité du destin, X, 21: S.V.F. II, 952).
(15) CICERON, Traité du destin, XVIII, 41-XIX, 45 (Les Stoïciens, op. cit., p. 488-490).
(16) Selon la traduction de CICERON, Traité du destin, XVIII, 41: S.V.F. II, 974.
(17) Cf. J.-J. DUHOT, La conception stoïcienne de la causalité, op. cit., p. 177-178, qui rapproche le texte de Cicéron d'un fragment de Posidonius.
(18) AULU-GELLE, Les nuits attiques, VII, 2, op. cit., p. 85 (S.V.F. II, 1000) et ALEXANDRE d'APHRODISE, Traité du destin, 14, trad. P. Thillet, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 29.
(19) E. BREHIER, Chrysippe et l'ancien stoïcisme, nouv. édition revue, Paris, P.U.F., 1951, p. 193.
(20) DIOGENE LAERCE, VII, 111, op. cit., p. 858.). Toute la liberté consiste alors dans le bon usage des représentations ou dans la rectitude du jugement, par laquelle l'âme s'affranchit de la tyrannie des passions. On connaît à ce propos la distinction cardinale de la philosophie morale des stoïciens: «il y a ce qui dépend de nous, il y a ce qui ne dépend pas de nous» (Cf. par ex. EPICTETE, Manuel, I in Les Stoïciens, op. cit., p. 1111.).
(21) EPICTETE, Manuel, XII; Entretiens, I, 8, 5; 18, 4, etc. Cf. J. PEPIN (Les Stoïciens, op. cit., n. 6 p. 1114); A. A. LONG, Problems in Stoicism (Londres, Université de Londres, The Athlone Press, 1971, p. 181); C. STOUGH, «Stoic Determinism and Moral Responsibility» (The Stoics, éd. J. Rist, Berkeley, University of California Press, n. 45, p. 230) et J.-J. DUHOT, La conception stoïcienne de la causalité, op. cit., p. 176-177: «...sommes-nous responsables de notre nature? Le Portique donne à cette question une réponse positive. Nous avons à perfectionner notre nature, qui est aussi le résultat de nos habitudes, de sorte que nous en sommes responsables». Le perfectionnement moral de soi par la sagesse est compris dans l'enchaînement du destin.
(22) DIOGENE LAERCE, VII, 121, op. cit., p. 863.
(23) SENEQUE, De la constance du sage, 19. Lettres à Lucilius, LXV,18-21, CX,20, etc.
(24) Cf. A. A. LONG, Problems in Stoicism, op. cit., p. 191-192.
(25) EPICTETE, Entretiens, VIII, p. 1114.
(26) F. CUMONT, «Fatalisme astral et religions antiques», Revue d'Histoire et de Littérature religieuses, III, 1912, p. 528.
(27) Cf. MARC-AURELE, Pensées, V, 8 (Les stoïciens, op. cit., 171). Cf. A. FESTUGIERE, La révélation d'Hermès Trismégiste, II. Le dieu cosmique, Paris, Les Belles Lettres, 1990 (1ère éd., J. Gabalda, 1950), p. 325-332: «La mystique du consentement».
(28) CLEANTHE, ap. EPICTETE, Manuel, LIII: trad. A. Festugière, La révélation d'Hermès Trismégiste, II, op. cit., p. 329.
(29) SENEQUE, Lettres à Lucilius, 107, 11.
(30) S.V.F. II, 975.
(31) DIOGENE LAERCE, VII, 111 (Vies et doctrines, op. cit., p. 858).
(32) Ibid, VII, 116, p. 861. Cf. SENEQUE, Lettres à Lucilius, 116, 1. Voir le bel exposé de ce point essentiel de la morale stoïcienne par P. GRIMAL dans Sénèque ou la conscience de l'Empire, Paris, Fayard, 1991 (1ère éd., Les Belles Lettres, 1978), p. 330 sqq. Cf. aussi R. TURCAN, Sénèque et les religions orientales, REL, Latomus, vol. XCI, Bruxelles, 1967, p. 58 sqq. Au XXe siècle, Bergson prolongera l'interprétation en opposant le «stoïcisme glacé» au «christianisme brûlant» (M. CARIOU, Lectures bergsoniennes, Paris, P.U.F., 1990, p. 128-136). On peut en dire autant d'A. SCHOPENHAUER (Le monde comme volonté et comme représentation, I, XVI et Supplément, XVI: «Le sage stoïcien n'est jamais un être vivant, et (...) il est dépourvu de toute vérité poétique; ce n'est qu'un mannequin inerte, raide, dont on ne peut rien faire, qui ne sait lui-même que faire de sa sagesse, et dont le calme, le contentement et le bonheur parfaits sont en opposition directe avec la nature humaine, au point qu'on ne peut même se l'imaginer», trad. A. Burdeau, Paris, PUF, 1966, p. 132). Comme le remarque M. CARIOU, l'origine du contresens, ou plutôt de cette caricature du Portique, tient à ce qu'on a donné à la «raison» stoïcienne un sens étriqué, étroitement intellectualiste: «Le "logos" ou la "ratio" est une émanation de la divinité, et non pas l'intellectualité bornée» (Lectures bergsoniennes, op. cit., p. 133). Conséquemment, l'impassibilité du sage n'est pas insensibilité, mais joie et contentement de la raison jouissant d'elle-même.
(33) Cf. SENEQUE, Lettres à Lucilius, éd. F. Préchac et trad. H. Noblot, 5 vol., Paris, Les Belles Lettres (plusieurs rééd.). Contrairement au mégarique, le sage stoïcien n'est pas «insensible» (Lettre IX,3) aux coups du sort, mais contrairement aux autres mortels, il en reçoit «piqûre» et non «blessure» (ibid XLV,9; LXXII,5). Il est en effet «une réaction naturelle inexpugnable à la raison» (LVII,4), l'émotion, que l'on ne peut s'empêcher d'éprouver. Le sage de Sénèque sera donc momentanément affecté par les tragédies de l'existence: sous le coup du choc, il aura «l'âme frappée, le teint altéré», les traits crispés et les larmes aux yeux (LVII,3-4), mais il retrouvera très vite sa contenance, la constance de la raison. Emotif quoique impassible, il n'a rien de la «statue» imaginée par Diderot: il connaît les eupathies de la raison.
(34) DIDEROT, Essai sur les règnes de Claude et de Néron, Oeuvres, éd. L. Versini, Paris, Robert Laffont, 1994, t. 1, p. 1190.

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Jacques Dufresne


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