Les athlètes célèbres de l'Antiquité
A l’origine des sociétés, la force physique était plus honorée qu’elle ne l’est de nos jours. Elle était aussi plus utile. Quand les hommes n’étaient pas encore réunis en communautés, ou que les communautés établies n’étaient pas assez puissantes pour protéger tous leurs membres, il était bon que chaque individu pût se défendre lui-même. Le progrès vint compléter l’œuvre de la nature et de la nécessité. Tout concourut alors à favoriser le développement de la force matérielle: le climat, la religion et les institutions sociales. Le vêtement, réglé d’après l’état d’un ciel toujours pur, ne dissimulait point les formes, mais au contraire les mettait en évidence. La religion n’était autre chose que le culte de la nature extérieure. On adorait la beauté physique sous les noms de Vénus et d’Apollon, la force physique sous les traits d’Hercule. L’esprit finit par l’emporter sur la matière; mais alors même la matière ne fut pas entièrement vaincue; comment d’ailleurs l’aurait-elle été? Peut-on supprimer le corps? C’est pourquoi Samson est, dans la Bible, le représentant de la force, comme Hercule dans la mythologie païenne.
Il n’est donc pas étonnant que, sous l’empire de ces idées, il se soit de bonne heure formé, dans la société antique, une classe spéciale de gens dont l’unique pensée était de développer leur force physique et que les États aient encouragé cette tendance, en établissant des jeux publics, consacrés à tous les exercices du corps. En Grèce, pour ne pas remonter plus haut dans l’histoire, cette profession s’appelait l’athlétique, et ceux qui s’y livraient athlètes, d’un mot qui signifie travail, et par extension, combat. En effet, les athlètes passaient par de longues et pénibles épreuves avant d’en venir à la lutte en public. Ils étaient obligés de se soumettre à un régime particulier, de s’accoutumer à supporter la faim, la soif, la chaleur et la poussière, en un mot, toutes les privations qu’ils devaient subir pendant des exercices qui duraient quelquefois depuis le matin jusqu’au soir. Aussi le médecin Galien n’a pas assez d’invectives contre cette profession, qu’il refuse d’admettre parmi les beaux-arts; «car, dit-il, on s’y occupe surtout du soin d’accroître le volume des chairs et l’abondance d’un sang épais et visqueux; on n’y travaille pas simplement à rendre le corps plus robuste, mais plus massif, plus pesant, et par là plus capable d’accabler un adversaire par sa masse; c’est donc un métier inutile à l’acquisition de cette vigueur qui se contient dans les limites de la nature, et en outre très dangereux.»
Mais l’amour de la gloire, si vif chez les Grecs, faisait oublier aux athlètes les fatigues présentes de la palestre, et les maux dont ils étaient menacés dans l’avenir. Ils n’avaient qu’un but: gagner la récompense accordée à celui qui remportait la victoire. Cette couronne avait peu de prix en elle-même; elle était, suivant les localités, d’olivier sauvage, de pin, d’ache ou de laurier. On a prétendu qu’autrefois, dans les premiers temps, elle avait été d’or. Mais cette opinion semble contredite par le sentiment des anciens et des principaux intéressés, les athlètes eux-mêmes, qui estimaient d’autant plus une telle récompense et en tiraient d’autant plus de gloire, qu’elle était plus simple et sans aucune valeur vénale. La couronne de feuillage ne valait que par l’idée qu’on y attachait, et parce qu’elle se décernait devant la Grèse entière, aux applaudissement du peuple. D’autres ovations attendaient le vainqueur, quand il rentrait dans ses foyers avec la couronne et la palme, les deux signes de son triomphe. Il faisait son entrée solennelle dans la ville sur un quadrige, précédé de gens qui portaient devant lui des flambeaux et suivi d’un nombreux cortège. Ce n’était point par la porte commune qu’il passait, mais par une brèche pratiquée exprès dans les remparts de la ville. On voulait marquer par cette allégorie qu’une cité qui comptait dans son sein d’aussi vaillants athlètes, n’avait plus besoin de murailles pour protéger son indépendance. Mais était-il certain que ces hommes, malgré toute leur force, eussent fait de bons soldats? «Qu’un athlète excelle à la lutte, dit Euripide, qu’il soit léger à la course, qu’il sache lancer un palet, ou appliquer un coup de poing sur la mâchoire de son antagoniste, à quoi cela sert-il à sa patrie? Repoussera-t-il l’ennemi à coups de disque, ou le mettra-t-il en fuite, en s’exerçant à la course, armé d’un bouclier? On ne s’amuse pas à ces bagatelles quand on se trouve à portée du fer…»
Ces triomphes d’athlètes étaient quelquefois très brillants; on vit, par exemple, dans la 92e olympiade, Exénète entrer dans Agrigente, sa patrie, avec une escorte de trois cents chars, attelés, comme le sien, de deux chevaux blancs, et appartenant tous à des citoyens agrigentais. Mais là ne s’arrêtaient point les honneurs accordés aux athlètes victorieux. Ils jouissaient de nombreux privilèges, soit honorifiques, soit lucratifs. C’est ainsi qu’ils avaient le droit de préséance dans les jeux publics, que leur nom était gravé sur des tables de marbre, et qu’ils étaient dispensés des fonctions civiques; d’autre part, ils obtenaient la faveur d’être exempts des charges qui pesaient sur les autres citoyens, et d’être nourris, pour le reste de leurs jours, aux frais du trésor public. Leur ville natale leur érigeait en outre des statues, à l’origine en simple bois de figuier et plus tard en bronze. Ces statues reproduisaient l’attitude même de l’athlète pendant le combat qui lui avait procuré la victoire. C’était un général athénien, Chabrias, qui, selon Cornelius Nepos, son biographe, avait mis cet usage à la mode, depuis qu’il s’était fait ainsi représenter après une guerre contre les Spartiates.
Dans la suite des temps, les statues d’athlètes se multiplièrent, et formèrent un musée sans pareil à Olympie, ville de l’Élide et théâtre des jeux publics les plus célèbres de la Grèce. C’était un musée en plein air, disséminé dans l’Altis ou bois sacré qui, dans sa vaste enceinte, renfermait encore le temple de Jupiter avec la figure colossale du dieu en or et en ivoire par Phidias, le temple de Junon, le théâtre et une foule d’autres édifices. Les Grecs, très enthousiastes de leur nature, étaient si portés à exagérer les honneurs rendus aux vainqueurs des jeux Olympiques, que les magistrats durent contenir et réprimer cet élan; — ils veillaient soigneusement à ce que les statues ne fussent pas plus grandes que nature; celles qui dépassaient les proportions ordinaires étaient abattues sans pitié; on craignait que le peuple, entraîné par son penchant naturel, ne rangeât au nombre des dieux ou des demi-dieux les modèles de ces images.
Les statues d’Olympie étaient l’œuvre des premiers artistes de la Grèce.
Parmi les plus célèbres, ou du moins parmi celles qui devaient transmettre à la postérité le souvenir des prouesses les plus extraordinaires, on distinguait au premier rang la statue de Milon de Crotone, sortie des mains du sculpteur Damoas, son compatriote. Une preuve que le prix de la lutte ne lui avait pas été injustement décerné, c’est qu’il avait porté sur ses épaules et installé lui-même en ce lieu la statue, symbole de sa victoire. Mais ce n’était pas une fois seulement qu’il avait été couronné; six fois, il avait obtenu la palme aux jeux Olympiques, dont une lorsqu’il était encore enfant; son succès avait été le même aux jeux Pythiques. Crotone, sa patrie, ville sur la côte orientale du Brutium (Calabre), était célèbre pour sa population forte et vigoureuse; Milon ne démentit point cette antique renommée. Il aimait à donner des preuves de sa force prodigieuse: c’est ainsi qu’il parcourut toute la longueur du stade en portant sur ses épaules un bœuf de quatre ans, qu’il assomma d’un coup de poing, et qu’il mangea totalement en une journée; c’est ainsi qu’il se posait debout sur un disque qu’on avait huilé pour le rendre plus glissant et s’y tenait si ferme qu’aucune secousse n’était capable de l’ébranler. Nulle force humaine ne pouvait lui écarter les doigts lorsque, appuyant son coude sur son flanc, il présentait sa main fermée, à l’exception du pouce qu’il levait. Quelquefois, dans cette même main, il tenait enfermée une grenade, et, sans l’écraser, la serrait assez fortement pour réduire à l’impuissance tous les efforts de ceux qui prétendaient la lui arracher. Une femme qu’il aimait était la seule qui pût lui faire lâcher prise, ce qui fait dire à Élien que la force de l’athlète Milon était purement matérielle et ne le garantissait pas des faiblesses humaines.
Hercule, son héros et son modèle de prédilection, n’avait-il pas, lui aussi, filé aux pieds d’Omphale?
Et non seulement il prenait Hercule pour exemple, mais il copiait même ses attributs; car il marcha contre une armée de Sybarites à la tête de ses compatriotes, drapé dans une peau de lion et brandissant une massue.
Telle était sa vigueur qu’il enlaçait quelquefois une corde autour de son front et, retenant fortement son haleine, faisait rompre cette corde par le gonflement et la pression des veines de sa tête.
Une fois, se trouvant dans une maison avec des disciples de Pythagore, le plafond menaça de s’écrouler; mais l’athlète soutint la colonne qui le supportait et sauva la vie aux assistants.
Aussi n’est-il pas étonnant qu’un aussi vigoureux lutteur ne trouvât plus, dans les jeux publics, d’antagoniste désireux de se mesurer avec lui, et qu’une fois il ait été couronné sans combattre. Mais, au moment où il se disposait à saisir la couronne que lui présentait le président des jeux, son pied glissa, et il fit une chute. Des spectateurs d’étant écriés qu’on ne devait pas couronner un athlète qui n’avait pas eu d’adversaire, et surtout après une chute: «Je suis tombé, c’est vrai, répondit Milon; mais au moins aurait-il fallu que je fusse terrassé!»
Cependant, à en croire Élien, Milon trouva son vainqueur, en la personne d’un berger nommé Titorme, qu’il rencontra sur les rives de l’Événus, fleuve d’Étolie (aujourd’hui le Fidari). C’était sans doute à l’époque où ses forces commençaient à décliner, ce qu’il ne voulait pas s’avouer à lui-même, et ce qui finit par lui devenir fatal. En effet, ayant trouvé sur son chemin un chêne, dans l’écorce duquel on avait enfoncé des coins, il voulut achever l’œuvre commencée et tenta d’élargir l’ouverture avec ses mains; mais il y resta pris, et dans cette position devin la proie des bêtes féroces.
On dit qu’il fallait à Milon de Crotone, pour apaiser sa faim, 20 livres de viande, autant de pain, et 3 conges de vin ou 15 pintes.
Polydamas de Thessalie, athlète d’une force prodigieuse et d’une taille colossale, ainsi que le témoignait sa statue que Pausanias put voir à Olympie, n’était pas moins extraordinaire. On racontait de lui des traits merveilleux.. Il avait, disait-on, seul et sans armes, sur le mont Olympe, tué, comme Hercule, un lion énorme et furieux. Lorsqu’il retenait un char par derrière, et d’une seule main, les chevaux les plus vigoureux n’auraient pu le tirer en avant.
Un jour, il saisit un taureau par un de ses pieds de derrière; l’animal ne put lui échapper qu’en laissant la corne de ce pied aux mains du puissant athlète. Le roi de Perse, Darius II, ayant oui vanter sa force surprenante, voulut le voir, et lui opposa trois de ses gardes, de ceux qu’on appelait les Immortels, et qui passaient pour les plus aguerris de son armée; Polydamas lutta contre eux trois et les tua. De même que Milon, il périt par son trop de confiance en sa force musculaire. Il était entré avec quelques compagnons dans une caverne pour se garantir de l’extrême chaleur, quand tout à coup la voûte se fendit et s’entre ouvrit en plusieurs endroits; les amis de Polydamas prirent la fuite; lui, sans rien craindre, essaya de soutenir avec les mains la montagne qui s’écroulait, mais il resta sous les ruines.
Ces athlètes étaient tellement accoutumés à la victoire, qu’ils ne comptaient plus leurs couronnes. Tel par exemple l’athlète Chilon, de Patras en Achaïe, à qui ses compatriotes élevèrent un tombeau, Chilon, dont la statue sortie du ciseau du célèbre Lysippe, se voyait à Olympie du temps de Pausanias; — tel surtout Théagène de Thasos (île de la mer Égée, sur les côes de Macédoine), dont les couronnes se montèrent au nombre non de 10,000 comme le déclarait un oracle rendu après sa mort, mais de 1200 ou de 1400, suivant Pausanias et Plutarque. On racontait, à propos de Théagène, une histoire singulière. Après la mort de cet athlète, un de ses rivaux venait toutes les nuits, sans doute par vengeance, fouetter sa statue qui, étant tombée inopinément, l’écrasa sous ses débris. Les fils du défunt mirent cette statue en jugement et la firent condamner par les Thasiens à être jetée dans la mer. Mais à peine cet arrêt eut-il été exécuté, que les habitants de Thasos furent visités par une horrible famine.
Ils consultèrent l’oracle de Delphes, qui leur répondit, comme toujours, une phrase à double sens: «Vos maux ne finiront qu’avec le rappel des exilés». Ils obéirent à l’oracle sans éprouver aucun soulagement dans leur détresse; consultée de nouveau, la Pythie leur expliqua qu’ils avaient oublié Théagène. Mais comment faire? Heureusement des pêcheurs ramenèrent dans leurs filets la statue de l’athlète, qui fut conduite en grande pompe et dressée de nouveau dans l’endroit où elle se trouvait auparavant. On lui rendit même les honneurs divins, et dans la suite Grecs et barbares vinrent adorer cette image réputée miraculeuse, et l’implorer pour la guérison de quelques maladies.
L’empereur romain Maximin, Goth d’origine et ancien pâtre, eût mérité de figurer parmi les athlètes de la Grèce; du reste, pendant les jeux donnés par Septime Sévère, il se mesura contre les plus forts athlètes de son temps et en terrassa seize sans reprendre haleine. Caïus Julius Maximunus, qui avait plus de 8 pieds de haut, et qui reçut les surnoms d’Hercule et de Milon Crotoniate, réduisait en poudre sous ses doigts les pierres les plus dures, — fendait de jeunes arbres avec sa main, — brisait d’un coup de poing la mâchoire, et d’un coup de pied la jambe d’un cheval. Le bracelet de sa femme lui servait de bague. Jamais il ne fit usage de légumes pour sa nourriture; mais en revanche, au dire de Capitolin, il mangeait 40 et même 60 livres de viande, et buvait une amphore de vin par jour.
L’empereur Maximin avait reçu, disons-nous, le surnom d’Hercule; mais l’empereur Commode se l’était décerné lui-même. Il se faisait appeler Hercule, fils de Jupiter, au lieu de Commode, fils de Marc Aurèle, et se montrait en public vêtu d’une peau de lion et armé d’une massue; puis un beau jour, il lui prit fantaisie de quitter son nom divin pour adopter celui d’un fameux gladiateur qui venait de mourir. Son plaisir était de descendre dans l’arène et, rejetant la pourpre qu’il déshonorait, du reste, par ses débauches et par ses extravagances, d’y combattre nu, sous les yeux du peuple. Mais ses exploits du cirque étaient sujets à caution. Le piédestal de sa statue portait, il est vrai, cette inscription:A Commode, vainqueur de mille gladiateurs! Il est à présumer que ces mille gladiateurs y avaient mis de la complaisance et qu’ils s’étaient défendus avec mollesse pour faire leur cour à César; mais si la force de l’empereur Commode n’était pas toujours de bon aloi, son adresse, en revanche, était incontestable, et nous aurons occasion d’en parler.