Le choix et la société civile québécoise

Gary Caldwell
Quand on parle de résilience sociale, c’est en général à la sociabilité traditionnelle que l’on pense. On espère voir resurgir des rapports sociaux anciens qui étaient plus chaleureux que ceux d’aujourd’hui, ou qu’on imagine tels.

Mais cette sociabilité ancienne n’était-elle pas aussi cette sociabilité obligée, dont on a été très heureux de se libérer? Jadis, une toute petite élite seulement jouissait d’une sociabilité élective, permettant, par exemple, de choisir ses amis dans un autre pays. On peut penser que la sociabilité obligée correspondait à la mentalité du peuple, à la fois enfant et pauvre, et que tout être humain aspire à la sociabilité élective et qu’il n’attend pour y accéder que la richesse et les libertés démocratiques. Dans ces conditions, à quoi bon rêver de la chaleur de la sociabilité traditionnelle? “Dans une liberté décevante et totale”, disait Charles Péguy.

On a cependant bien des raisons de penser que, pour une personne qui peut s’accomplir dans la sociabilité élective parce qu’elle y trouve une chaleur de qualité suprême et qu’elle peut supporter les moments de solitude, il y en a un grand nombre qui, après avoir fait l’amère expérience de l’inconstance humaine, en viennent à se résigner à la plus froide des solitudes.
Nous avons demandé à nos élus de faire le partage entre le besoin de sociabilité obligée et le besoin de sociabilité élective chez les gens. Selon en effet que l’on veut favoriser l’une ou l’autre sociabilité, on adoptera telle ou telle pratique.
« Nous jouissons à notre époque, en Occident du moins, de la liberté de choisir le type de relations que nous voulons entretenir avec nos semblables. Par rapport aux siècles précédents, c’est un grand changement. Car les humains étaient alors soumis à toutes sortes de contraintes: celles de la moralité sociale, de l’ethnicité, de la religion, d’une sexualité très encadrée, de la sédentarité, de la nécessité de participer à une économie familiale. Ces contraintes ont presque toutes disparu de nos sociétés où triomphent les droits des individus, et où la technologie favorise les voyages et le brassage des populations.

Dès l’âge de seize ou dix-huit ans, un adolescent peut choisir de vivre où il veut, avec qui il veut: amis, confrères de travail et conjoints sexuels ne sont plus imposés par la famille ou la société. La génération qui a atteint la majorité à la fin des années soixante jouit en effet, au Québec, et ailleurs dans le monde occidental, de la liberté de la sociabilité élective.

La sociabilité obligée, par contre, n’offrait pas ces choix. Arrêtons-nous à ses diverses facettes. Il y avait d’abord l’obligation de participer à l’économie familiale (ferme ou entreprise), ou tout simplement au coût du logement ; d’assurer la sécurité matérielle des parents et des enfants: (une mère veuve, une sœur célibataire, un enfant malade, etc.). Il y avait aussi la contrainte de la distance: au moins les trois quarts de la population – sauf un événement exceptionnel comme une guerre ou un deuil – ne voyageaient pas (1), C’est la mobilisation et la production de guerre requérant de la main d’œuvre qui ont fait disparaître la sédentarité de la génération suivante ; comme l’automobile a fait disparaître la contrainte de la distance pour les enfants de cette génération. Il y avait aussi dans les campagnes la contrainte du voisinage ; la nécessité de composer et de coopérer avec ses voisins immédiats, “d’être de bons voisins”, d’avoir “un premier voisin” dans le rang.

Comme les familles étaient étendues, il y avait des échappatoires et un jeu de manœuvres possibles: on avait ses oncles et ses cousins favoris ; le mariage étant indissoluble, on pouvait avoir recours aux confidents, sans que cela provoque une rupture du lien conjugal ; comme les déplacements et les communications étaient coûteux et compliqués, voyager impliquait une absence de plusieurs jours. La division des rôles entre hommes et femmes créait aussi des espaces de liberté – la chasse pour les hommes, par exemple. Mais il reste que la plupart des réseaux de sociabilité étaient constitués de rapports d’obligation: famille, voisinage, paroisse et lieu de travail… et ces réseaux s’entrecroisaient pour faire un filet “tricoté serré”. On n’y échappait pas, sauf pendant quelques années, entre l’adolescence et le mariage, et sauf si on appartenait à une élite qui ne constituait toutefois pas plus de quinze pour cent de la population.

Nous sommes passés, au Québec, de cette société de sociabilité obligée à une sociabilité élective en une génération – entre environ 1950 et 1980. Quels ont été les acquis et les inconvénients de cette transformation, pour ce qui est du bon fonctionnement de la société civile québécoise?

Il y a d’abord l’acquis, énorme, de l’exercice du choix pour la majorité de la population, une liberté, nous l’avons vu, réservée auparavant à une tranche assez restreinte – à moins d’un exil ailleurs (“aux États”). Désormais, on est libre de faire des études, de se lier d’amitié ou d’avoir des relations amoureuses avec qui l’on veut, de travailler et vivre à l’endroit de son choix, sans avoir à se préoccuper de la sécurité matérielle de ses parents, de son partenaire, ou de ses enfants ; sans être hanté par la peur de crever de faim, d’être sans abri ou d’être privé de services médicaux (l’État providence a grandement contribué à rendre cette liberté possible, ce qui n’est pas négligeable)! Que la majorité des jeunes d’une génération ait connu une telle libération de la nécessité est quand même une merveille en soi.

Pendant cette période d’euphorie – du milieu des années cinquante au milieu des années quatre-vingts – la société civile au Québec a connu une effervescence extraordinaire: elle s’occupait de façon bénévole (en marge des contraintes du marché et de l’état) de toutes sortes de projets: depuis l’avenir politique de la société, l’expansion des coopératives ; l’éducation, le sport, les arts, jusqu’à l’entraide locale, le développement communautaire et l’environnement.
Cette effervescence passée, les divers groupes d’âge font face aux situations personnelles suivantes. Les gens âgés de quarante à soixante ans sont nombreux à se retrouver seuls, suite à des mariages rompus et à des remaillages qui ne dépassent pas une durée de sept ans. Mais ils jouissent ou ont joui de la liberté de sociabilité élective. Il y en a qui sont capables d’assumer cette liberté en se consacrant à leurs neveux ou nièces, à des sorties culturelles et sportives, aux voyages ou aux animaux domestiques. D’autres ont des difficultés à assumer leur liberté au point de se jeter dans la mort.

De trente à quarante-cinq ans, on est au sommet de cette liberté: on peut espérer trouver un nouveau partenaire, on peut encore changer d’orientation professionnelle. L’espoir qui suscite les rêves, qui à leur tour font naître cette liberté, est encore au rendez-vous, et on a encore l’énergie et la santé pour en profiter.

Quant aux jeunes de vingt-cinq à trente-cinq ans, eux ne rêvent pas, ils sont en plein exercice de la liberté de choix. Pourtant, nombreux sont ceux qui recourent à la maison paternelle pour se reposer après une décennie de liberté et de sociabilité élective. Abandonner une vie de liberté totale pour revenir au nid familial – quand il existe encore – c’est là un phénomène tout à fait étonnant que recensent les analyses de Statistique Canada!

Que trouvent-ils là, qu’ils ne trouvent pas dans leur monde où le seul empêchement à l’exercice de la sociabilité élective est le manque d’argent (d’aucuns disent qu’ils y trouvent l’argent qui commençait à manquer)? Ce phénomène du retour des jeunes adultes au domicile de leurs parents est peut-être annonciateur d’une nouvelle tendance: le recul devant la sociabilité élective. Chose certaine, ce retour à la sociabilité obligée contribue à rebâtir la densité, la permanence et en conséquence, la résilience de l’institution familiale ; qu’il se fasse dans un bungalow de banlieue ou dans une maison de campagne. Il peut, éventuellement, constituer une adaptation qui permettrait un rééquilibre. Par exemple, les petits-enfants auront une tante ou un oncle qui graviteront autour d’eux, la tante ou l’oncle auront un point de repère plus stable, les grands-parents garderont plus longtemps une maison à nouveau pleinement habitée ; la descendance aidant, ils pourront même envisager d’y vieillir plutôt que de passer d’un appartement à un foyer d’accueil.

Finalement, les quinze à vingt-cinq ans. Eux, ils font l’apprentissage de l’exercice du choix: choisir une orientation professionnelle en essayant plusieurs trajectoires scolaires ; choisir des amis dans un monde où les amis semblent être rares ; choisir des déplacements dans un monde où on bouge beaucoup ; choisir entre les parents lorsqu’ils se quittent.

Chez ces jeunes gens, on constate que le monde de leur liberté comporte souvent l’isolement. Comme ils ont de la difficulté à établir un cercle d’amis, ils passent de plus en plus de temps dans des activités individualisées (télévision et Internet) et ont moins de contacts avec leurs parents. C’est cet isolement, plus perceptible chez nous qu’ailleurs, qui est à l’origine de notre taux de suicide si élevé. Lors de l’enquête sur le suicide des cinq étudiants de la Polyvalente de Coaticook, le coroner a trouvé que la seule ressemblance entre les situations vécues était l’isolement de ces cinq adolescents. Étrange paradoxe dans un contexte de sociabilité élective!
Ce qui, dans une proportion significative, est commun à toutes ces tranches de la population, c’est qu’on y dépense beaucoup d’énergie et de moyens à faire des multitudes de choix, qui à la longue sont un facteur de déséquilibre. Comme rien n’est réglé d’avance, comme tout est remis en question, cela oblige à faire des choix dont les conséquences ne sont pas toujours prévisibles, d’où instabilité des situations et inconstance qui finissent par peser lourdement. Ces phénomènes peuvent être vus comme les difficultés inhérentes à une adaptation qui n’a pas eu le temps de se faire. Ils sont plus manifestes chez nous pour la simple raison que le passage à la liberté de la sociabilité élective s’est fait dans une génération, tandis que dans la plupart des sociétés occidentales il s’est étalé sur trois générations. Mais est-ce là une explication suffisante?

Revenons maintenant à la société civile et à son rôle pour ce qui est de la “résilience” de notre société. Je rappelle, pour fins de discussion, notre définition de la société civile et de son rôle. La société civile est cet espace social qui n’est pas soumis à une finalité politique (l’action de l’État dans la gérance de la coercition collective) ni à une finalité économique (le marché). Des institutions comme le mariage, la famille, l’école, l’église, les associations volontaires, le voisinage, le groupe d’amis qui trinquent ensemble, sont un espace sur lequel l’État et le marché n’ont pas une emprise complète. Cette société civile est le lieu de la création et de la transmission de la culture ; et elle est porteuse de sens et de moralité. Les penseurs contemporains sont d’accord pour dire que, sans l’existence d’une société civile en santé, il n’y a pas de démocratie ou de prospérité économique possible. En Amérique du Nord, certains d’entre eux s’inquiètent d’un affaiblissement de la société civile. Au Québec, l’auteur de cet article (cf. L’Agora, 1998) a constaté un rétrécissement de la société civile évident depuis la fin
des années quatre-vingts.

Arrêtons-nous à l’évolution d’un phénomène qui est une manifestation par excellence de la société civile: le don. En effet, le don est une manifestation positive de la vigueur de la société civile, comme le suicide en est une manifestation négative. Quant à ce dernier indicateur, le suicide, des données sont disponibles et ont été largement commentées. Pour ce qui est du don et son évolution récente au Québec, il se trouve qu’il existe aussi des données fiables.
Depuis 1969, l’enquête de Statistique Canada sur les dépenses des ménages inclut la fréquence et les montants des dons à des institutions charitables et à des individus. Ces données couvrent trois décennies (1969 à 1996) dans toutes les régions du Canada ; elles nous donnent l’occasion d’avoir une perspective dans le temps, et une perspective comparative sur ce qui s’est passé au Québec depuis trente ans – depuis la transition de la sociabilité obligée à la sociabilité élective. Il y a, évidemment, beaucoup d’autres indicateurs possibles de l’état de santé de la société civile, mais celui du don en est un privilégié, et qui n’a pas – à ma connaissance – été évoqué jusqu’ici, pour ce qui est du Québec, d’une façon empirique et quantifiée. (Le sociologue Jacques Godbout a toutefois écrit un livre sur le phénomène comme tel dans les années quatre-vingts). Les analyses chronologiques des données se font actuellement à Statistique Canada, bien que les données mêmes soient du domaine public. Je dois à Paul Reed, chercheur senior à ce même organisme, le bref aperçu que voici:
L’évolution du don au Québec se résume ainsi: depuis trente ans, le don comme pourcentage du revenu disponible n’a pas augmenté au Québec, tandis qu’il a augmenté ailleurs au Canada, et le niveau actuel au Québec est un peu plus que la moitié du niveau au Canada dans son ensemble! (2)

Des individus “peu constants” ont moins de ressources à partager et ils sont moins disposés à le faire. Par conséquent, il y a moins d’individus qui peuvent bénéficier de cette manifestation de la société civile, rendant ainsi cette même société civile moins capable de soutenir ses membres. C’est pourtant cette capacité de soutien, par le biais de la famille, du voisinage, de l’Église, du réseau d’amis, etc., combinée avec la transmission d’une culture à travers ces rapports sociaux, qui est un élément constitutif de la “résilience” d’une société.
Sans cette “résilience” conférée par la société civile, une société a plus de difficultés à pallier les insuffisances de l’État ou du marché ; et l’État et le marché essoufflés deviennent de leur côté moins capables de remplir leur rôle propre (un État-nation démocratique qui fonctionne et une économie de marché qui croît) dont dépend également la société civile elle-même pour pouvoir bien fonctionner.

Dans l’interdépendance État, marché, société civile, le maillon le plus faible du Québec contemporain est indiscutablement la société civile. Et la faiblesse de la société civile, comme je l’ai montré, découle du passage nécessaire mais trop rapide d’une sociabilité obligée à une sociabilité élective. À moins de sortir de cet état de choses, nous risquons l’implosion civile… un phénomène social très fréquent dans une perspective historique plus large.
Mais que faut-il pour fortifier la société civile? La réponse à cette question se trouve, sans doute, dans une compréhension plus poussée des conditions qui ont donné lieu au rétrécissement, plus marqué ici qu’ailleurs, de la société civile, tel que nous le vivons présentement. Une première explication – celle de la vitesse de la transition, qui s’est produite en une génération – m’est apparue insuffisante. Il y a autre chose, et cette autre chose se trouve dans le caractère même de la sociabilité obligée qui prévalait au Québec au niveau de la population, jusqu’aux années soixante.

Cette sociabilité “obligée”, comme le suggère le qualificatif qu’on lui a donné, était encadrée par une contrainte extérieure qui lui donnait un caractère d’obligation. L’Église qui fournissait cet encadrement avait un pouvoir coercitif. En fait, l’Église du Québec jouissait d’un pouvoir proprement politique ; au cours du siècle précédent, elle avait acquis une hégémonie qui l’a amenée à avoir une finalité politique. Dans un tel contexte, les formes de la sociabilité étaient déterminées par une contrainte qui n’assurait pas l’intériorisation de l’éthique sociale prônée par cette même Église. Il y avait, évidemment, une “sociabilité familiale” qui, elle, était intériorisée, comme l’affirme Daniel Dagenais (3) , et qui soutenait les enseignements de l’Église (laquelle avait précédé laquelle?). Dans une société monolithique où la contrainte sociale relève en partie d’une finalité publique, donc coercitive, l’intériorisation de l’éthique qui gouvernait les choix de la sociabilité n’était pas nécessaire ; surtout si cette éthique était compatible avec la sociabilité familiale qui, elle, était effectivement intériorisée (4).

Toutefois, dans une société moderne, pluraliste et individualiste, les choses sont tout autres. Sans éthique intériorisée, l’individu ne peut pas faire des choix durables dans le temps et résistants aux modes passagères (5). Il faut cette capacité, une éthique intériorisée, pour arriver à une certaine constance ; des “gens solides” capables de se tourner vers d’autres (et faire des dons) et suffisamment convaincus pour transmettre l’éthique en question à leur entourage. Condition importante pour qu’une société moderne ait de la résilience.

Notre dilemme se résume donc ainsi: non seulement sommes-nous passés d’une sociabilité obligée à une sociabilité élective en trop peu de temps pour que puissent émerger de nouveaux comportements fonctionnels ; mais aussi, d’un contexte où une éthique sociale non intériorisée suffisait, à un autre contexte où elle ne suffit plus. Une question corollaire qui se pose et à laquelle je n’ai aucune réponse: “qu’est-il advenu de la sociabilité “familiale” qu’on pensait bien intériorisée?” (6)

Mais comment parvenir à une sociabilité élective – car qui voudrait abandonner les acquis de liberté? – que nous soyons, collectivement, capables d’assumer, faute de quoi l’implosion sociale nous guette? Dans l’abstrait, il nous faut moins de choix mais des choix de plus de conséquence, et donc plus contraignants ; et l’intériorisation d’une éthique sociale qui nous faciliterait la tâche de faire et de maintenir de tels choix.

Arrêtons-nous au premier volet – moins de choix, mais des choix de plus de conséquences. Prenons deux exemples bien d’ici: le régime de la cohabitation sexuelle et le choix d’une école pour nos enfants. Au Québec, où une société monolithique fonctionne selon un modèle unique, on s’est adapté en transformant l’ancien modèle unique en un nouveau modèle tout aussi unique. Auparavant, le seul modèle de cohabitation sexuelle était le mariage religieux (le mariage civil n’a pas existé au Québec avant 1963). Plutôt que de laisser ce modèle en place et d’en instaurer d’autres parmi lesquels les individus devaient choisir, on a dénaturé l’ancien pour rendre compatibles mariage religieux, mariage civil, et union libre. Nous sommes effectivement – suite à toute une série de mesures juridiques et administratives – devant une situation où le mariage et l’union libre ont pratiquement les mêmes conséquences. Le langage populaire reflète cela dans un nouveau vocable où “ma blonde” ou “mon chum” peut être aussi bien le conjoint avec qui on est marié que celui avec qui on est en union libre! Voici donc consacrée une réalité sociale telle que le choix entre le mariage ou l’union libre n’est pas un choix de grande conséquence.

L’autre exemple, c’est le choix d’école. Lorsque la société s’est laïcisée dans la foulée de l’implantation d’une sociabilité élective, plutôt que de créer des écoles laïques pour ceux qui en auraient voulu, on a plutôt dénaturé l’école confessionnelle pour la rendre compatible à tout le monde. Encore des petits choix (enseignement religieux ou moral) mais pas de choix lourd de conséquence. Le résultat est qu’il n’existe ni de véritables écoles publiques confessionnelles au Québec, ni d’écoles vouées à une éthique humaniste de type républicain. On a les formes de l’une et les aspects du contenu de l’autre, mais on n’a la cohérence ni de l’une ni de l’autre. Et pour qu’une éthique sociale soit intériorisée (ou rejetée par choix), il faut suffisamment de cohérence et de substance pour permettre qu’elle soit choisie.

Donc, il faudrait, en tant que société, qu’on rende possibles des choix qui soient lourds de conséquences, c’est-à-dire contraignants ; et qu’on accepte que des individus choisissent selon des éthiques sociales portées et transmises par une société non monolithique, c’est-à-dire une société pluraliste. La question qui reste à savoir c’est si notre élite politique et culturelle (dont les membres, eux, jouissent de la sociabilité élective depuis longtemps) est prête à accorder à l’ensemble de la population ce pluralisme tant vanté par cette même élite dans sa rhétorique. Un bon exemple se trouve dans la crise qui secoue les caisses populaires du Québec, où ceux qui voudraient transformer le mouvement coopératif décentralisé en banque capitaliste sont confrontés à ceux qui voudraient garder leurs institutions locales et communautaires.

La résolution du problème serait si simple et si saine, si les caisses individuelles avaient la liberté de choisir la fédération actuelle ou de se regrouper dans une nouvelle fédération en marge de celle qui se transforme. Cependant ce choix n’existe pas: au Québec, la loi actuelle ne permet pas l’existence d’une caisse d’épargne et de crédit en dehors du mouvement Desjardins! (7) Il y avait là, dans la création des caisses populaires au Québec, un bel exemple d’une éthique sociale qui a présidé à un choix ; on a maintenant réussi dans la recherche d’un autre modèle unique, à évacuer et l’éthique et le choix. En clair, on est en train d’arracher les caisses de la société civile pour les livrer au marché, avec la complicité de l’État.
Si la population acquiesçait de façon monolithique à cette spoliation de la société civile – ce qui n’est pas encore fait ; dans certaines localités rurales, heureusement, on rue encore dans les brancards – voilà qui augurerait mal pour ce qui est de l’émergence d’une société civile à base de sociabilité élective, capable de nourrir la résilience dont la société québécoise contemporaine a grandement besoin. »

Notes
1) Au Québec, par exemple, on rencontrait encore dans les années soixante des aînés en milieu rural qui n’étaient jamais allés à Québec ou à Montréal!
2) Paul Reed, Statistiques Canada, “Giving in Canada: Trends in Gifts and Donations over Three Decades, 1969-1996”, Ottawa.
3) Il y a des auteurs qui tirent de l’intensité de la “sociabilité familiale” au Québec le caractère déterminant de la société canadienne-française ; voir Daniel Fournier et Daniel Dagenais dans Société 20/21, été 1999, Montréal.
4) Société 20/21, été 1999
5) La mode risque de devenir le critère de choix: souvenez-vous de ce poste de radio qui entonnait, jour après jour, dans les années quatre-vingts, le conseil suivant: “tout le monde le fait, fais-le donc!”
6) L’article de Daniel Fournier, dans Société 20/21, été 1999 est très suggestif à cet égard.
7) Cet état de choses est assez récent (les années 70), il s’est imposé progressivement suite à une complicité entre Desjardins et l’État.

Autres articles associés à ce dossier

Le développement social et la société civile dans le Québec contemporain

Gary Caldwell

Le Québec a connu des changements sociaux majeurs au cours du dernier demi-siècle, comme de nombreuses autres petites sociétés qui, de façon anal

Une grande oubliée

Marc Chevrier

Certes la société civile n'a pas de droits, comme une personne peut en avoir et l'on peut pour cette raison la considérer comme une abstraction. Il

À lire également du même auteur

Où sont passés les hommes au Québec?
Historiquement, les hommes québécois semblent avoir évité les confrontations soutenues avec la f

Nos petites municipalités
Pourquoi veut-on nous enlever nos petites municipalités? « Lorsqu'une grande vérité triomphe su

Léon Gérin
Texte paru dans: « Le local à l’heure de la mondialisation », L’Agora, numéro hors s

Le développement social et la société civile dans le Québec contemporain
Le Québec a connu des changements sociaux majeurs au cours du dernier demi-siècle, comme de nombre

Le discours sur l'antisémitisme au Québec
La controverse Delisle-Richler, le discours sur l'antisémitisme au Québec et l'orthodo

La tuerie de Polytechnique
Pour expliquer la tuerie du 6 décembre 1989, à l'École Polytechnique de Montréal, Gary Caldwell




Articles récents