La vie sans gènes
Décryptage du génome humain, organismes génétiquement modifiés, reproduction assistée, cellules souches, thérapies géniques, empreintes génétiques, pas une semaine ne passe sans que l’actualité nous rappelle que la génétique et les biotechnologies sont en pleine effervescence et qu’elles vont bientôt envahir nos vies comme l’électronique et les télécommunications l’ont fait au siècle dernier. Au cœur de ce maelström écono-médiatico-scientifique, on trouve les gènes, ces petits segments d’ADN qui contiennent l’information nécessaire pour fabriquer un organisme et le maintenir en vie.
Mais se pourrait-il que cette «génomanie» nous donne une vision tronquée du Vivant? En donnant une telle importance aux gènes, on oublie que ce sont les protéines qui font le véritable travail de la vie et on court le risque de s’enfermer dans une vision réductionniste qui présente le Vivant comme une simple lutte entre des gènes égoïstes.
Le gène découvert
Si les biochimistes et les microbiologistes donnent un rôle si prépondérant aux gènes, c’est en partie parce qu’historiquement, les gènes ont été la première porte ouverte vers la compréhension des mécanismes chimiques de la vie. En fait, le concept de gène a été «inventé» bien avant qu’on soit en mesure de les «observer» ou même de comprendre leur nature. Il s’agit là d’un honneur qu’ils partagent avec les atomes, les neutrinos, les trous noirs, le Big Bang, et d’autres réalités aujourd’hui essentielles à notre compréhension de l’univers.
L’histoire des gènes a commencé avec les expériences du moine autrichien Grégor Mendel. En observant plusieurs générations de fèves, il en vint à la conclusion que leurs caractéristiques physiques se transmettent de plante-mère à plante-fille par de petites unités qui demeurent intactes et qui ne se mélangent pas. Pour valable qu’elle fut, cette idée resta dans l’oubli pendant un demi-siècle, jusqu’à Thomas Morgan, un pionnier américain de la génétique qui s’intéressait au comportement des chromosomes du noyau lors des divisions cellulaires. Sa connaissance intime du vivant et sa grande perspicacité lui ont permis de comprendre que les chromosomes étaient probablement le support physique idéal pour incarner le modèle théorique proposé par Mendel. De fait, quelques décennies plus tard, Watson et Crick réussirent à décrire correctement la molécule d’ADN, qui fut alors reconnue comme le véritable support physico-chimique des gènes. L’ère de la génétique venait de s’ouvrir.
Mais entre la formulation de l’idée de gène par Mendel et la découverte de la structure de l’ADN dans les années 1950, près d’un siècle s’était écoulé, des décennies au cours desquelles la chimie et la biochimie avaient fait d’immenses progrès. Grâce à des techniques d’observation de plus en plus raffinées, ces sciences avaient permis la compréhension de plusieurs phénomènes essentiels de la vie, des phénomènes liés non pas à la seule fonction de reproduction, mais aussi ceux qui interviennent pour assurer la survie au quotidien de chaque créature vivante.
Ces recherches avaient mené, entre autres, à la découverte des protéines, molécules géantes qui sont au cœur de toutes les réactions chimiques du vivant. En tentant de mieux cerner la véritable nature chimique des protéines, les biochimistes avaient réalisé qu’elles sont toutes constituées de chaînes contenant des molécules plus petites appelées acides aminés. Ils virent aussi que les acides aminés forment des chaînes parce qu’ils sont comme des wagons de chemin de fer: il en existe plusieurs modèles mais ils peuvent tous être attachés les uns aux autres par leur base, qui est la même pour tous.
Phénomène tout aussi intéressant, les analyses ont rapidement démontré qu’on retrouve toujours les mêmes acides aminés dans toutes les protéines de toutes les espèces d’organismes vivants. En effet, parmi la multitude d’acides aminés théoriquement possibles, seulement une vingtaine ont été retenus par la Vie et ceux-ci sont constamment réorganisés en diverses combinaisons pour construire la plus insignifiante des bactéries ou pour produire les neurones du cerveau de Mozart. En conséquence, ce qui différencie telle protéine de telle autre, ce n’est pas tellement leurs compositions chimiques respectives, qui sont souvent très semblables, mais bien plutôt l’ordre dans lequel les acides aminés sont alignés l’un à la suite de l’autre.
Cette constatation a permis aux biochimistes de réaliser que les protéines sont comme des mots et que les acides aminés sont comme les lettres qui forment ces mots. Ainsi, les mots «vision» et «voisin» contiennent exactement les mêmes lettres mais ils ont des significations très différentes, entre autres à cause de l’ordre dans lequel ces lettres sont organisées. Tout comme on peut former une multitude de mots différents à partir de 26 lettres, la nature utilise l’alphabet à 20 lettres des acides aminés pour construire une variété virtuellement infinie de protéines différentes.
Quand Watson et Crick étudièrent l’ADN, composant essentiel des chromosomes, ils réalisèrent que c’était aussi une molécule géante constituée d’une chaîne de molécules similaires et plus petites, appelées nucléotides. Leur modèle fit immédiatement sensation car il montrait les deux caractéristiques essentielles d’un système de transmission génétique: 1- la possibilité de former un code par la séquence des divers acides nucléiques et 2- une capacité de reproduction d’une fidélité presque parfaite. Le modèle de Crick et Watson devint rapidement la base du credo de la biologie moléculaire.
En effet, plusieurs expériences vinrent confirmer les prévisions du modèle quant à la réplication semiconservative. Et très bientôt, on réussit à établir une relation privilégiée entre les chaînes d’acides nucléiques de l’ADN et les chaînes d’acides aminés des protéines. La séquence des nucléotides formait un code dans l’ADN, mais à la condition qu’on les «lise» trois par trois, sous forme de triplet.
Grâce à cette découverte du code génétique, on disposa bientôt d'un «dictionnaire» qui établissait une correspondance stricte entre chaque trio d’acides nucléiques et un acide aminé précis. La position des acides aminés d’une protéine était codée dans l’ADN sous forme d’une séquence de triplets. Là encore, les prévisions du modèle s’avéraient vraies. Il n’en fallait pas plus pour qu’un nombre impressionnant de biologistes moléculaires s’attaquent à déchiffrer tous les détails des composants et des mécanismes impliqués dans la réplication de l’ADN et dans la lecture du code génétique, culminant, il y a un peu plus d’une décennie, dans le premier clonage d’un gène.
Le gène couronné
C’est ainsi que la lecture de segments d’ADN a envahi tous les laboratoires, à tel point qu’au milieu des années1990, certains jeunes Ph.D. férus de biologie moléculaire se cherchaient «des gènes à cloner» auprès des physiologistes plus classiques, alors qu’ils n’avaient souvent aucun autre but que de pousser de plus en plus loin leur technique de «lecture».
Mais cette «génomanie» qui prend aujourd’hui tant de place n’a pas seulement des bases historiques et techniques. D’une part, elle a des fondements philosophiques, voire même socio-politiques, et d’autre part, elle est étroitement associée à notre façon de concevoir l’origine de la vie.
Une vision de la vie centrée principalement sur les gènes semble à première vue la seule extension logique du darwinisme: Si le «survival of the fittest» est bien la phrase qui résume le mieux la quintessence de la Vie sur Terre, il est très tentant de conclure que ce sont les gènes qui font l’objet de cette impitoyable sélection naturelle et qu’ils sont donc le moteur premier de l’évolution.
Cette thèse a été développée de façon magistrale par Richard Dawkins, auteur du livre «Le gène égoïste», dont le titre rend parfaitement compte du contenu. Selon lui et de nombreux auteurs de la même école, les organismes vivants ne sont que des créatures construites par les gènes afin de se combattre les uns les autres, un peu comme le héros Goldorak des années 70 qui s’introduisait dans une machine qui lui servait d’enveloppe pour devenir un prolongement de lui-même afin de combattre ses ennemis. Ainsi, de la bactérie la plus minuscule jusqu’à la gigantesque baleine bleue, nous ne serions tous que des véhicules utilisés par nos gènes égoïstes dans leur incessante quête de domination.
On retrouve également une forte influence de cette école de pensée dans beaucoup d’émissions de sciences naturelles à la télévision. Elle est particulièrement notable dans certaines séries qui choisissent d’insister fréquemment sur les comportements férocement compétitifs, présentés comme étant simplement des combats entre gènes dominateurs, la sélection des meilleurs géniteurs par les femelles et la transmission d’un bagage génétique de qualité supérieure aux générations suivantes.
Cette vision de la vie donne aux gènes une place prépondérante dans le grand drame de la vie, une espèce de Fürherprinzip qui voudrait que l’ensemble de la cellule et de l’organisme soit à leur service. En conséquence, selon cette école de pensée, le seul geste vraiment signifiant que fassent les êtres vivants, c’est de transmettre leurs gènes à la génération suivante. Tout ce qui se produit entre la conception et la mort doit nécessairement contribuer ou nuire à cette transmission, sans quoi il ne s’agit que de bruit de fond sans importance.
Choisir de voir la Vie de cette façon a nécessairement des conséquences à plusieurs niveaux, incluant certains choix scientifiques qui ne sont pas toujours faits de façon bien consciente. Ainsi, si la Vie se résume à une «guerre de gènes», il va de soi qu’elle a commencé par des gènes. À cause de ce choix, la plupart des travaux sur l’origine de la vie qui ont été faits depuis plusieurs décennies ont porté sur la recherche d’une molécule capable de s’auto-répliquer.
Or, si cette thèse s’avère être la bonne, cela voudra dire que la Vie, apparue sur notre planète il y a plus de 3.5 milliards d’années, savait déjà comment réaliser le prodige d’engendrer une molécule auto-réplicante. C’est pourtant un exploit dont elle est toujours incapable aujourd’hui, en dépit des longues années de pratique qu’elle a eues depuis ces temps immémoriaux. Malgré toute l’incroyable variété de molécules qu’on trouve maintenant dans le vivant, il n’en existe encore aucune capable de produire une copie d’elle-même sans passer par une lourde machinerie chimique impliquant des centaines ou des milliers de protéines. On peut donc se demander comment une telle molécule aurait pu exister dans notre si lointain passé.
Par ailleurs, si la vie a vraiment commencé par des molécules auto-suffisantes et capables de s’auto-répliquer, pourquoi diable n’ont-elles rien trouvé de mieux à faire que de s’encombrer de machines de plus en plus lourdes pour se livrer leurs petites guerres? Et finalement, si les bactéries d’il y a 3,5 milliards d’années disposaient déjà de ce merveilleux outil qu’est l’ADN, pourquoi ont-elles si peu évolué pendant près de 1,5 milliards d’années, avant d’engendrer les premières cellules à noyau véritable et toute la merveilleuse variété d’organismes qui s’en est suivie?
On évite ces culs-de-sac si on choisit de s’éloigner du Fürherprinzip et de regarder les gènes pour ce qu’ils sont vraiment : une bibliothèque chimique à base d’ADN et qui contient des recettes pour fabriquer des protéines!
Le gène serviteur
Un organisme vivant, c’est un ensemble de réactions chimiques à un niveau de complexité tel qu’il est difficilement imaginable avec les outils intellectuels dont nous disposons aujourd’hui. On peut pourtant en comprendre quelques principes de base en concentrant nos efforts sur les humbles bactéries, qui sont infiniment moins complexes et immensément plus anciennes que nous.
Comme les Québécois et les Canadiens le savent aujourd’hui, les bactéries ont la capacité de se reproduire rapidement. Si elles sont dans un environnement favorable et que rien ne s’oppose à leur travail, quelques bactéries à peine peuvent transformer la jambe d’un futur Premier Ministre en milliards de copies d’elles-mêmes, et ce, en moins de quarante-huit heures. Ainsi, une bactérie c’est une petite machine chimique qui puise des choses dans l’environnement et qui les transforme en nouvelles copies d’elle-même. Nous appellerons ce phénomène : «fabriquer du soi-même».
Mais avant qu’une bactérie ne se divise pour former deux nouvelles bactéries, elle aura d’abord dû fabriquer de nouvelles copies de chacune des protéines qui la constituent. Ainsi donc, la bactérie, que nous avons définie comme une machine chimique servant à fabriquer de nouvelles bactéries, est d’abord et avant tout une machine chimique servant à fabriquer de nouvelles copies de ses propres protéines.
Si on analyse d’encore plus près ce qui se passe dans une bactérie, et par extension, dans tout être vivant, on observe que toutes les réactions chimiques peuvent être schématisées par un certain nombre de cycles chimiques imbriqués les uns dans les autres et interconnectés les uns aux autres. Ces cycles chimiques sont organisés de façon à obtenir toujours les mêmes résultats: fabriquer de nouvelles protéines pour remplacer celles qui sont endommagées, fabriquer de nouvelles protéines pour réagir aux conditions de l’environnement, fabriquer de nouvelles protéines qui formeront une nouvelle bactérie au moment de la reproduction.
Contrairement à la vision «génomaniaque», ce point de vue ne crée pas de coupure entre la vie au quotidien et la reproduction. En effet, si les conditions le permettent, la bactérie fabrique assez de nouvelles protéines pour engendrer une nouvelle bactérie; si les ressources sont moins abondantes, elle se contente de fabriquer les protéines dont elle a besoin pour survivre; et si les ressources sont insuffisantes, elle meurt. Vues ainsi, les activités de la bactérie sont toujours les mêmes et la reproduction n’est rien de plus que l’extension de ce qui se produit le reste du temps.
Une telle vision centrée sur les protéines permet par ailleurs d’émettre une hypothèse différente quant aux origines de la vie. Si une bactérie est d’abord et avant tout une communauté de protéines qui travaillent ensemble pour fabriquer de nouvelles copies d’elles-mêmes, rien ne dit qu’elles ont toujours disposé de la bibliothèque des gènes pour les aider dans ce travail. On peut ainsi imaginer qu’à l’origine de la vie, il y a eu non pas une molécule capable de s’auto-répliquer, mais bien plutôt un groupe de molécules capables collectivement de se reproduire.
On peut alors penser que la vie aurait commencé avec des cycles d’auto-catalyse relativement simples au sein desquels une molécule A aurait favorisé l’apparition d’une molécule B, laquelle aurait favorisé l’apparition d’une molécule C, et ainsi de suite jusqu’à une molécule Z qui aurait favorisé l’apparition d’une nouvelle molécule A, bouclant ainsi la boucle et générant un cycle qui fabriquerait des copies de plus en plus nombreuses de chacune des molécules A à Z faisant partie du cycle.
Ces premiers cycles simples seraient apparus peu de temps après la formation de la Terre parce qu’il y avait beaucoup d’énergie dans l’environnement et que la présence de toute cette énergie libre favorisait les réactions chimiques caractéristiques de la Vie, qui se font souvent en infraction aux lois de l’entropie. Certaines de ces communautés de molécules auront rapidement appris à s’enfermer dans de petites sphères de graisses et elles auront laissé les traces connues sous le nom de stromatolithes, qui prouvent que la Vie sur Terre est bien aussi ancienne que l’on pense.
Avec le temps, les cycles se seraient complexifiés, mais à un rythme très lent, ce qui expliquerait pourquoi il a fallu plus d’un milliard et demi d’années avant que les bactéries primitives n’engendrent autre chose que des bactéries. Ainsi, on peut postuler que les acides nucléiques ne sont apparus que beaucoup plus tard, au moment où les cycles sont devenus trop complexes pour être gérés par les seules protéines et qu’elles ont dû «inventer» un système de contrôle et de mémoire: le gène.
L’apparition des acides nucléiques aurait ainsi pu se produire graduellement au cours de la deuxième moitié de l’ère géologique précédant l’apparition des cellules à véritable noyau (eucaryotes), il y a environ deux milliards d’années. Après un période d’hésitation, les unicellulaires eucaryotes ont littéralement explosé en une multitude de formes multicellulaires, peut-être parce que l’invention de l’ADN et sa prise en charge des mécanismes chimiques a révolutionné de fond en comble le «jeu» de la vie, permettant aux humbles bactéries d’accoucher des unicellulaires à noyaux, lesquels ont peu après engendré tous ces merveilleux organismes pluricellulaires qui font aujourd’hui l’orgueil de notre planète. Loin d’être les führers du vivant, l’ADN et les gènes en sont plutôt devenus les plus fidèles serviteurs.
Ainsi, une approche centrée sur une communauté de protéines nous éloigne un peu du Fürherprinzip, des gènes égoïstes de Dawkins, de la sociobiologie, et de toutes ces thèses centrées sur le «survival of the fittest», qu’on confond d’ailleurs trop souvent avec la loi du plus fort. Nous ne connaissons pas encore l’origine de la vie, et il y a fort à parier qu’il reste au moins plusieurs décennies de recherches à faire avant d’y voir clair. D’ici là, pourquoi devrions-nous laisser certains auteurs nous imposer une vision égoïste de la vie qui inspire aujourd’hui le néo-libéralisme et le capitalisme sauvage, comme le darwinisme social a déjà servi d’excuse à l’eugénisme, au racisme, à l’impérialisme et au nazisme?