Le printemps stérile

Jacques Dufresne
Quand de nombreux produits chimiques imitent partout dans la nature le comportement de l'hormone féminine, que se passe-t-il? Tout indique qu'il se passe des choses semblables à celles qui résultent de l'effet de serre. La nature se féminise comme le climat se réchauffe. Une foule de phénomènes aberrants, en apparence sans liens entre eux, depuis la puberté précoce jusqu'à la baisse du nombre de spermatozoïdes, accompagnent cette féminisation de la nature et pourraient avoir une cause commune: les produits chimiques oestrogènes. C'est la conclusion d'un livre de Deborah Cadbury, Altering Eden, the feminisation of Nature, qui mérite autant d'attention que le printemps silencieux de Rachel Carson.
Trente-huit ans après Le printemps silencieux de Rachel Carson, voici la suite de cette histoire post-moderne des rapports de l'homme avec la nature, voici le printemps stérile. De tous les auteurs qui, au XXe siècle, auront su trouver le ton juste et le moment opportun pour attirer l'attention de leurs contemporains sur une question cruciale, Rachel Carson, l'auteure de Silent Spring, mérite une attention particulière. C'est elle qui a lancé le mouvement écologique, obtenu l'interdiction du DDT, etc. Avant Silent Spring, il n'y avait pas de ministères de l'environnement et le mot pollution était surtout utilisé, en français du moins, dans le deuxième sens que lui assigne le Littré: émission spermatique involontaire. Précisons que dans son premier sens, le mot pollution appartient à la sphère du sacré: profanation, souillure. À la révolution française, on avait pollué les églises.
La pollution diminue dans le monde en ce moment mais, on le verra, il n'y pas lieu de s'en réjouir car il s'agit de la pollution au deuxième sens. Le livre de Deborah Cadbury dont je veux vous parler s'intitule en réalité Altering Eden, C'est moi qui lui donné le titre de printemps stérile, avec l'espoir qu'on le retiendra pour la traduction française. Car ce livre a toutes les qualités de celui de Rachel Carson; s'il est moins poétique, il est par contre plus solide sur le plan scientifique tout en étant aussi captivant qu'un bon roman policier. Ce sont les recherches résumées par Cadbury qui expliquent pourquoi on a de sérieuses raisons de s'inquiéter du phénomène de la puberté précoce chez les adolescentes. Quand le Time Magazine consacre une page couverture à un sujet comme celui-là, on a de bonnes raisons de présumer qu'il est l'indice d'un mal grave d'une portée universelle.
La densité de la population est en régression parmi les spermatozoïdes et chose plus inquiétant on note une dégénérescence croissante au niveau des individus, ce qui se traduit dans la vie des couples par des problèmes d'infertilité de plus en plus nombreux. Le chercheur danois Niels Shakkebaek a démontré que le nombre de spermatozoïdes par millilitre de sperme a diminué de 50% en cinquante ans, passant de 116 millions en 1940 à 66 millions en 1990. Ces faits, plusieurs fois confirmés, semblent bien établis, même si certaines études contredisent encore la majorité des travaux sur la question.
Pour ce qui est des causes du phénomène, il faut faire un retour en arrière et ensuite plusieurs détours imprévus pour s'en approcher. Tout commence avec la découverte des hormones au début du XXe siècle. On a d'abord observé que certaines organes, dont les ovaires et les testicules secrétaient des substances ayant de puissants effets sur la santé et le développement des organismes. Ce fut l'époque où l'on vendait le viagra sous forme d'extraits de testicules de singe.
En 1922, on parvint à isoler l'hormone féminine, cette substance secrétée par les ovaires qui assurent la régulation de la reproduction et de la croissance du foetus. On l'appela oestrogène. Quelques années plus tard le chercheur britannique Charles Dodds parvint à isoler un oestrogène de synthèse, le diethylstilbestrol, ou DES, en anglais. En bon sujet de sa Majesté, il ne soucia pas de demander un brevet pour cette découverte, si bien qu'à peine son article sur la question publié dans Nature, pas moins de huit compagnies pharmaceutiques commencèrent des travaux en vue de la commercialisation du produit, lequel avait toutes les caractéristiques requises pour apparaître comme un remède miracle.
Quelques années plus tard, la FDA (Federal Drug Agency) approuva le médicament. Il était d'abord destiné aux femmes enceintes. Il réduisait les risques d'avortement spontané. On lui trouva rapidement de nombreuses autres vertus dont celle d'atténuer les effets de la ménopause; on découvrit ensuite qu'en larges doses il pouvait être utilisé comme contraceptif.
Le temps passa, puis un jour, en 1970, un médecin de Boston, le professeur Arthur Herbst, constata l'apparition d'une forme nouvelle de cancer de l'utérus chez les adolescentes. Herbst devait bientôt apprendre que les mères de ces adolescentes avaient une chose en commun: on leur avait, comme à six millions d'autres mères, prescrit du DES pendant leur grossesse. Les derniers jours de Charles Dodds devaient être assombris par la lecture qu'il fit d'un article paru dans le New England Journal of Medecine sous la signature de Arthur Herbst. Au cours des années suivantes on découvrir que le DES pouvait aussi être associé à diverses malformation des organes génitaux des filles dont les mères avaient pris du DES.
Si la bombe a retardement à éclaté chez les descendants femelles, elle a bien dû laisser des traces de sa présence chez les rejetons mâles. William Gill, un chercheur de Chigago observa en effet que l'exposition in utero au DES provoquait diverses anomalies dans l'appareil mâle de reproduction: kystes, testicules non-émergents et anormalement petits, cancer des testicules, baisse de la quantité de spermatozoïdes, etc.
Au cours de ses recherches à ce propos, Deborah Cadbury apprit que l'un des dirigeants de la FDA qui avaient autorisé la commercialisation du DES avait fait ensuite une belle carrière à la tête de l'une des compagnies pharmaceutiques ayant tiré profit du remède miracle.
On ne pouvait toutefois pas expliquer la baisse du taux de spermatozoïdes chez les mâles d'une grande partie de la planète par le fait que 6 millions de femmes enceintes, américaines surtout, avait absorbé du DES. On avait toutefois défriché une piste qui devaient à conduire à plusieurs autres.
Dans les eaux pollués des grands lacs, on était depuis longtemps intrigué par des poissons monstrueux présentant, entre autres anomalies, des malformations de l'appareil de reproduction. On découvrait aussi, en nombre croissant, des poissons hermaphrodites et d'autres qui semblaient êtgre entrain de changer de sexe au moment de leur capture. Comme si les mères de ces poissons et des crocodiles de Floride des symptômes semblables avaient avalé les mêmes hormones que les mères des adolescentes atteintes de cancer de l'uterus.
Les cancers du sein et les cancers de la prostate connaissent en ce moment une forte croissance. Faut-il exclure qu'il y ait une cause commune à tous ces maux?
L'hormone féminine agit en s'arrimant aux récepteurs des cellules cibles, c'est-à-dire celles qu'elle a pour mission d'atteindre en vue d'y déclencher un processus déterminé au moment opportun. De même qu'il existe parmi les produits de l'industrie mécanique de nombreux objets qui sans avoir eté conçus à cette fin, peuvent remplir les fonctions d'une clé ou d'un levier pour déclencher un processus quelconque, de même il existe parmi les produits de l'industrie chimique en suspension dans l'environnement diverses substances que l'on peut qualifier d'oestrogènes parce qu'elles imitent dans l'organisme le comportement de l'hormone féminine et de son homologue de synthèse, le DES.
Nous voici de retour à Rachel Carson et au DDT. Quand elle observait que certains oiseaux avaient de la difficulté à se reproduire et qu'elle associait cette tragédie au DDT, Rachel Carson ne pouvait pas pousser l'analyse très loin. On sait désormais que le DDT, toujours bien présent dans nos organismes même s'il est aujourd'hui interdit (dans les pays riches), fait partie de la grande famille des substances oestrogènes; il en est de même de certains BPC et divers phtalates présents dans quelques plastiques. Et tout indique que la liste est appelée à s'allonger.
Si probante que soit la convergence des études les plus diverses, on n'a pas encore la preuve formelle qu'il y a un lien direct entre lrs produits chimiques oestrogènes et les problèmes de l'appareil de reproduction. D'où le fait qu'on ne semble même pas songer à adopter les mesures appropriées, qui seraient on le devine extrêmement coûteuses. Au moment où les résultats de ces études commençaient à tomber en cascades dans les salles de presse, le New York Times a publié une série d'articles où des experts en santé et environnement s'interrogeaient sur le bien fondé des milliards dépensés pour la dépollution suite à des mouvements de panique dans la population.
Plusieurs des chercheurs dont les travaux ont inspiré Deborah Cadbury n'ont pas attendu de preuves plus probantes pour se tourner vers les produits de l'agriculture biologique. Tous reconnaissent que le problème est extrêmement sérieux. Le danois Niels Shakkebaek est d'avis les corrélations sont aussi probantes que dans le cas des rapports entre la cigarette et le cancer du poumon, où il n'existe pas non plus de preuves pleinement satisfaisantes. Qu'est-ce qu'une preuve satisfaisante et… pour qui?
Une seule chose paraît certaine: l'industrie des bébés cyborgs ne manquera pas de clients. Tout ce passe comme si elle avait prévu, sinon planifié ce qui arrive.

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