Histoire de la littérature romaine: Pline l'Ancien

Alexis Pierron
Le grand historien de la littérature antique au XIXe siècle, Alexis Pierron, résume la vie et l'oeuvre de Pline l'Ancien, sa méthode de travail, les circonstance entourant sa mort lors de l'éruption du Vésuve en 79.

L'histoire naturelle.
L'Histoire naturelle de Pline l'Ancien est la plus vaste composition, sans contredit, que jamais Romain ait conçue et exécutée. Elle a trente sept livres. Le titre n'indique qu'imparfaitement la prodigieuse diversité des sujets embrassés et traités par l'auteur. C'est une véritable encyclopédie des sciences et des arts. Pline avait mis à contribution plus de deux mille ouvrages sur toutes sortes de matières. Il énumère, dans son premier livre, les sources où il a puisé: ce livre est comme un index, où il a résumé brièvement ce qui est développé dans les autres. Il expose ensuite la cosmographie et la géographie. Pour ce qui concerne certaines contrées, il écrit surtout d'après ses observations personnelles. Au septième livre commence l'histoire naturelle proprement dite. Pline traite successivement de la zoologie, de la botanique, de la pharmacologie, de la minéralogie. A propos des minéraux, il s'occupe de la sculpture, de la peinture, décrit les procédés des arts plastiques, et entre dans de curieux détails sur les peintres et les sculpteurs de l'antiquité et sur leurs oeuvres. Les cinq derniers livres sont presque tout entiers consacrés à ces recherches, qui n'ont, comme on le voit, qu'un rapport fort éloigné avec l'histoire naturelle:

«Pline, dit Buffon, a voulu tout embrasser; et il semble avoir mesuré la nature, et l'avoir trouvée trop petite encore, pour l'étendue de son esprit. Son Histoire naturelle comprend, indépendamment de l'histoire des. animaux, des plantes et des minéraux, l'histoire du ciel et de la terre, la médecine, le commerce, la navigation, l'histoire des arts libéraux et mécaniques, l'origine des usages, enfin toutes les sciences naturelles et tous les arts humains; et ce qu'il y a d'étonnant, c'est que, dans chaque partie, Pline est également grand. L'élévation des idées, la noblesse du style, relèvent encore sa profonde érudition. Non-seulement il savait tout ce qu'on pouvait savoir de son temps, mais il avait cette facilité de penser en grand qui multiplie la science; il avait cette finesse de réflexion de laquelle dépendent l'élégance et le goût, et il communique à ses lecteurs une certaine liberté d'esprit, une hardiesse de penser, qui est le germe de la philosophie. Son ouvrage, tout aussi varié que la nature, la peint toujours en beau: c'est, si l'on veut, une compilation de tout ce qui a été fait d'excellent et d'utile à savoir; mais cette copie a de si grands traits, cette compilation contient des choses rassemblées d'une manière si neuve, qu'elle est préférable à la plupart des ouvrages originaux qui traitent des mêmes matières.»

Il n'y a rien à ajouter, ou presque rien, à un tel jugement, et venant d'un tel maître. Je dirai seulement que la diction de Pline n'est pas toujours d'une pureté parfaite, ni même d'une suffisante correction. Pline est, encore plus que Sénéque, un écrivain de décadence. Il vise constamment à l'énergie, à la vivacité: il y atteint souvent; mais souvent aussi il n'aboutit qu'à l'obscurité, à la déclamation, même à l'affèterie. Son éloquence n'est pas toujours de la vraie éloquence. Mais il y a, dans tous les tableaux qu'il trace, je ne sais quoi de majestueux, de grandiose et de fort, qui saisit l'admiration, et qui ne permet guère à l'esprit de se rebuter, même en face d'une fausse idée, d'une phrase prétentieuse, d'un tour vicieux, d'un mot mal inventé, d'un terme détourné de son acception véritable.

Autres ouvrages de Pline l'Ancien
Le grand homme à qui nous devons ce grand ouvrage en avait composé d'antres encore, et dont quelques-uns étaient très considérables. Son Histoire des Guerres de Germanie n'avait pas moins de vingt livres, et elle contenait, selon Tacite, le récit complet des opérations militaires des Romains contre les peuples du Rhin et du Danube. Le traité sur l'art de lancer le javelot à cheval n'avait qu'un seul livre; mais le traité de rhétorique intitulé Études en avait trois, et le traité de grammaire intitulé du Discours douteux en avait huit. Il y avait encore une Vie de Pomponius Sécunius en trois livres, et une continuation de l'ouvrage historique d'Aufidius Bassus en trente et un livres. Je ne parle pas de certains recueils ou commentaires, comme on les nomme, dont la masse avait quelque chose d'effrayant: c'étaient cent soixante livres; mais ces livres n'étaient, il est vrai, que des notes, des extraits de lectures, des matériaux pour de futurs ouvrages. Il ne reste rien de tous ces écrits, ou plutôt de toute cette immense bibliothèque. On comprend à peine qu'un seul homme ait suffi à tant de travaux; et Pline n’était pas un homme de cabinet: il a passé sa vie dans les emplois, sans cesse occupé de grandes affaires, et il est mort dans la force de l'âge, dans la plénitude même de son génie.

Vie de Pline l'Ancien
Caïus Plinius Sécundus était né, selon les uns, à Vérone; selon les autres, et c'est l'opinion la plus vraisemblable, à Côme, en l'an 23 de notre ère. II servit longtemps en Germanie, dans les armées romaines. Vespasien, dont il était l'ami, étant parvenu à l'empire, le chargea du gouvernement de l'Espagne. Sous Titus, nous voyons Pline commander la flotte stationnée à Misène. On sait comment il périt, victime de sa passion pour la science, durant cette éruption du Vésuve qui détruisit Herculanum, Pompéi et Stabies. C'était en l'an 79, et Pline n'avait que cinquante-six ans.

Voici comment Pline s'y prenait pour se faire des loisirs, pour apprendre tant de choses, pour les digérer, pour en composer des ouvrages: «Tu t'étonnes, dit Pline le Jeune à un de ses amis après avoir énuméré les ouvrages laissés par son oncle, tu t'étonnes qu'un homme si occupé ait pu composer tant de volumes et parmi lesquels il y en a bon nombre qui sont écrits avec tant de soin. Tu t'étonneras bien plus encore, quand tu sauras qu'il a plaidé quelque temps au barreau; qu'il est mort à cinquante-six ans; que sa vie, entre ces deux époques, a été partagée et entravée et par des emplois considérables et par l'amitié des princes. Mais il avait un génie plein d'activité, une ardeur incroyable à l'étude, la force de supporter les plus longues veilles. Il commençait à travailler à la lumière dès les Vulcanales, non pas seulement pour la forme, mais afin d'étudier: alors, c'était aussitôt la nuit fermée; mais en hiver, c'était depuis la septième heure, ou, au plus tard, depuis la huitième, souvent depuis la sixième. Il avait vraiment le sommeil à souhait, s'y pouvant livrer quelquefois parmi ses études mêmes, et s'en débarrassant selon son gré. Avant le jour, il allait faire visite à l'empereur Vespasien, qui était, lui aussi, un travailleur de nuit; puis il s'occupait des devoirs de ses charges. A son retour chez lui, il rendait aux études ce qui restait de temps. Après le repas, qu'il prenait de jour, à la façon antique, repas léger et de digestion facile, souvent, en été, s'il avait quelque loisir, il s'étendait au soleil: on lui lisait un livre; il annotait, et faisait des extraits. Car il ne lisait jamais rien sans extraire. Il avait même coutume de dire qu'il n'y avait pas de livre si mauvais, qu'on n'y pût trouver quelque chose d'utile. Après s'être chauffé au soleil, il se baignait, d'ordinaire dans l'eau froide; puis il faisait collation et il dormait quelques instants. Bientôt, comme s'il faisait une autre journée, il se mettait à l'étude jusqu'à l'heure du souper. Après le souper, on lui lisait un livre, et il annotait; et c'était au pas de course. Je me souviens qu'un de ses amis reprit une fois le lecteur, qui avait mal prononcé certains mots, et le fit recommencer: «Tu avais donc compris? dit mon oncle. — Oui, répondit-il. — Pourquoi reprendre alors? ton interruption nous a fait perdre plus de dix lignes.» Voilà comme il était ménager du temps! Il quittait le souper, en été, de jour; à la première heure de la nuit, en hiver: on eût dit que quelque loi l'y forçait. Telle était sa vie au milieu des travaux, et dans le tumulte de Rome. Dans la retraite des champs, il n'enlevait aux études que le temps du bain. Quand je dis du bain, je parle du temps qu'il passait dans l'eau. Car, tandis qu'on le frottait et qu'on l'essuyait, il écoutait ou dictait quelque chose. En voyage, c'est à cela qu'il employait tout ses instants, comme s'il eût été débarrassé de tout autre souci. Il avait, à son côté, un secrétaire avec un livre et des tablettes. En hiver, ce secrétaire se garantissait les mains avec des mitaines, afin que la rigueur même de la saison ne fît pas tort à ses études. C'est pour cette raison qu'à Rome même, il se faisait porter en litière. Je me rappelle avoir été grondé par lui pour m'être promené: «Tu pouvais, dit-il, ne pas perdre ces heures-là.» C'est grâce à cette application qu'il a composé tous ces volumes, et qu'il m'a laissé cent soixante commentaires d'extraits, pages et revers remplis, et le tout écrit en caractères d'une finesse extrême, ce qui multiplie encore ce nombre.... Aussi ne puis-je guère m'empêcher de rire, quand certaines personnes me traitent de laborieux, moi qui, comparé à lui, ne suis que la paresse même 1.

Tacite, ayant à raconter, dans ses Histoires, la grande catastrophe de l'an 79, pria son ami Pline le Jeune de le renseigner avec quelque détail sur les circonstances de la mort de son oncle. La lettre où Pline le Jeune fait ce récit est la plus belle peut-être et la plus intéressante de tout son recueil 2. C'est là qu'il faut voir combien Pline l'Ancien, cet homme de tant de science et de talent, était aussi un homme d'un grand caractère, d'une intrépidité à toute épreuve, d'un calme et d'un sang-froid imperturbables. Malheureusement cette lettre est beaucoup trop longue pour que nous la puissions transcrire ici tout entière; et il ne conviendrait guère de mettre en lambeaux des pages où tout se tient, dont le charme principal est dans cette continuité même, et qui veulent être lues d'un bout à l'autre.

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