L'influence de Proudhon

H. Bourgin
Biographie de Pierre-Joseph Proudhon publiée dans La Grande Encyclopédie à la fin du XIXe siècle. Troisième partie: l'influence de sa pensée économique et politique sur le mouvement socialiste et la société française au XIXe siècle.
I) Éléments biographiques
II) La pensée économique et politique de Proudhon
III) Son influence

La place de Proudhon est considérable dans l'histoire de la pensée française et du socialisme français. Il a fait passer à l'épreuve de sa critique sévère, généralement prévenue, mais presque toujours perspicace, toutes les théories économiques et sociales notables, produites en France depuis la fin du XVIIIe siècle; il les a parfois mal jugées, mais, par une rude analyse, il en a toujours exprimé le contenu et mis en lumière les éléments constitutifs. La partie de dialectique et de polémique de son œuvre présente ainsi le tableau à peu près complet de ces théories, rationnellement distribuées, placées à leur rang, disposées entre elles selon leurs rapports. Mais, dans ce mouvement d'idées, dont il ne s'est pas séparé, il a pris à son compte ou élaboré de lui-même un certain nombre de propositions ou de systèmes que l'économie politique ou le socialisme ont regardés comme des acquisitions positives. Il a donné au fédéralisme et à l'anarchisme une doctrine; il a conçu une organisation démocratique du crédit; il a, sinon créé, du moins précisé et fixé les théories socialistes de la valeur, de la rente, du droit de l'ouvrier au produit intégral de son travail: on peut ainsi apprécier sa part dans la formation ou dans la direction des doctrines contemporaines.

Proudhon n'a pas fait école. L'extrême personnalité et l'évolution constante de sa pensée rendaient difficile un groupement net et durable de disciples. Cependant il a eu autour de lui un certain nombre d'hommes médiocres, mais dévoués, qui ont défendu les plus communicables, les plus simples et les plus actives de ses idées. Darimon, Langlois, Chaudey, Duchêne et une douzaine d'autres, ses collaborateurs et ses amis, ont vulgarisé les conclusions pratiques dont ils ne comprenaient pas toujours les prémisses et qu'ils dénaturaient parfois. Bakounine doit à Proudhon plus de la moitié de ses idées.

Ces résultats d'un grand effort paraissent faibles; mais il n'y a là qu'un insuccès doctrinal, qui s'explique, Proudhon ayant dit tout ce qu'il avait à dire, et ne laissant: presque rien à développer de ce qu'il avait une fois dit.

Son action directe sur le publie a été notable et efficace. Jusqu'en 1848, ses ouvrages, assez peu lus, n'ont intéressé que le monde savant et les théoriciens; mais en 1848, entré dans la lutte, il s'est fait connaitre du peuple, et il a eu sur lui une immédiate influence. Ses journaux étaient parmi les plus importants de Paris; le Représentant du peuple acquit à la Banque d'échange les adhésions d'une partie de la presse; le Peuple, presque aussitôt après sa fondation, tira à 30.000 exemplaires, puis régulièrement à 50.000, et parfois jusqu'à 70.000; sa propagande attira à la Banque du peuple, en moins de deux mois, plus de 12.000 adhérents: la Voix du peuple tirait encore à plus de 20.000 exemplaires. Écrasés d'amendes, ces journaux succombèrent les uns après les autres, mais l'effet produit par eux avait été grand. Au contraire, l'action de Proudhon sur les partis politiques fut nulle; ses attaques violentes contre la gauche l'isolèrent à l'Assemblée nationale et dans le parti démocratique tout entier. Il s'efforça de constituer en France un parti purement socialiste et révolutionnaire, et peut-être eût-il réussi sans le coup d'État et la réaction bonapartiste: son incarcération n'avait pas diminué son influence; son Idée générale de la Révolution se vendit àplus de 42.000 exemplaires. Le coup d'État, en lui révélant l'aveuglement du peuple, non instruit par ses anciens maîtres, et les dix années d'impérialisme autoritaire et clérical qui suivirent, en lui découvrant la lâcheté et la décomposition morale de la haute bourgeoisie, modifièrent ses vues politiques: il se proposa de faire l'union entre la petite bourgeoisie, qui touchait au prolétariat, et la partie supérieure et cultivée du prolétariat; c'est à cette classe nouvelle qu'il destinait ses théories revisées et accommodées à une application immédiate. Après 1860, par ses amis bourgeois et ensuite par ses publications, ses idées recommencèrent à pénétrer dans le peuple. Le réveil démocratique de 1863 leur fut une occasion de s'affirmer. Des centres d'opposition se formèrent, à Paris et dans quelques départements, pour protester contre l'Empire par l'abstention électorale, en réclamant, à défaut de fédération, la décentralisation et le mutualisme; il y eut, aux élections de 1863, à l'occasion desquelles on se compta, environ 4.600 protestataires pour Paris et 63.000 pour les départements. Mais la politique de Proudhon continua à faire des adhérents, et, au mois de mars 1864, la consultation que lui demanda un groupe d'ouvriers de Paris sur la situation électorale et le Manifeste des soixante est une preuve des progrès qu'avaient faits ses idées dans l'opinion démocratique et populaire.

Son influence ne cessa pas à sa mort; elle dure encore, plus ou moins reconnue. Le mouvement important de la mutualité dans les dernières années de l'Empire se rattache en partie à lui; la Commune, dont plusieurs des principaux membres avaient été les propagateurs de ses théories, en fut un essai d'application fragmentaire, incohérent et violent; l'Internationale mit en présence et en conflit l'anarchisme proudhonien et le marxisme organisé, qui n'en triompha, aux congrès, que par l'exclusion et le coup d'État; l'esprit de Proudhon s'affirmait encore dans les assemblées du socialisme français (congrès de Marseille, 1889); il dirige à cette heure de nombreuses organisations ouvrières, qui n'ont pas adhéré au collectivisme, et ne se disent pas socialistes; ce qu'il reste de lui peut faire prévoir des transformations peut-étre profondes du socialisme, sur lequel il n'a pas épuisé sa puissance de critique et d'action.

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