Pauvreté et avenir de nos communautés : une nécesaire réflexion

Stéphane Stapinsky

Même si le sujet n’est pas très « glamour », il est essentiel de réfléchir à la pauvreté et aux conséquences qu’elle a sur la société en général et sur les communautés au sein desquelles nous vivons en particulier. Ceux qui comme moi estiment qu’une des visées de tout engagement politique et social est de contribuer à bâtir des communautés dignes de ce nom, qui regroupent, au-delà des particularités de chacun, tous les gens qui se trouvent sur leur territoire, ne peuvent accepter qu’une partie importante des citoyens en soit, en pratique, exclue. Ainsi que l’écrivait Jean-Marie Domenach, en évoquant un penseur illustre du 19e siècle, « Il reste que la Cité perd sa légitimité lorsqu’elle se résigne à ce qu’une partie des citoyens campe à ses portes, comme le disait Auguste Comte. » (1) 

La question de l’existence d’une communauté féconde, viable, ne peut que nous amener à poser la question des inégalités socio-économiques au sein de celle-ci. Je ne suis pas utopiste au point de croire que ces inégalités puissent disparaître complètement, surtout en régime capitaliste. Par ailleurs, on ne saurait nier qu’une certaine proportion d’inégalités, si elle est modérée, peut être bénéfique à une société, en générant un mouvement de dépassement.

Mais cela n’a rien à voir avec les niveaux d’inégalités extrêmes qui existent aujourd’hui dans les société industrialisées. Alors que les think thanks de la droite ultralibérale (comme l’Institut économique de Montréal (2) n’y voient pas d’inconvénients (c’est, pour eux, une preuve du bon fonctionnement du marché), des économistes heureusement plus lucides, comme le prix Nobel Joseph Stiglitz, nous mettent en garde contre les dangers graves qui nous guettent lorsque des écarts trop criants se font jour (3). 
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Je suis moi aussi d’avis que trop d’inégalités, dans une société, a des conséquences délétères. Contrairement à ce que soutiennent les fondamentalistes du marché, les effets des inégalités de se font pas sentir qu’en terme d’argent, de pouvoir d’achat, même si cela est un aspect non négligeable. Non, elles engendrent toutes une série de problèmes, ainsi que les décrivent certains chercheurs américains : « Les inégalité des revenus sont accompagnées d’une multitude de problèmes sociaux et de santé. Plus les inégalités de revenus dans un pays sont élevées, plus les taux de mortalité infantile, d'obésité, d'homicides, d'analphabétisme, de maladies mentales, de naissances chez les adolescentes, d'incarcération, de toxicomanie sont élevés; on y observe une mobilité sociale des plus réduites et une espérance de vie moindre que dans des sociétés plus égalitaires. En d'autres termes, plus l'écart entre les riches et les pauvres d'un pays s’accroît, plus le dysfonctionnement social s’accroît lui aussi. » (4) Ces inégalités extrêmes défont donc le tissu d’une communauté et entraînent une ségrégation de l’espace géographique, en réservant des quartiers et des territoires aux riches riches et d’autres aux pauvres. 

La ville de Camden, New Jersey, l'une des plus pauvres des États-Unis. Une communauté ravagée par la misère économique, le chômage et bien d'autres problèmes sociaux. Prenons garde à ce que nos villes ne deviennent pas d'autres Camden.

Source : Wiki Commons

 

Plusieurs études le démontrent. L’écart entre les plus riches et le reste de la population augmente, mais si les plus fortunés voient leurs revenus et leurs avoirs croître de manière exponentielle, le reste de la population les voit stagner sinon régresser. Le plus grand nombre s’appauvrit donc peu à peu. Une telle situation, où un nombre croissant d’individus seront préoccupés principalement par leur survie économique, aura pour conséquence de créer une société de plus en plus individualiste, dans laquelle tous seront en compétition les uns contre les autres. Comment, dans ces conditions, édifier des communautés dont les membres seront préoccupés par la chose publique, par le bien commun, en même temps qu’ils seront solidaires et veilleront les uns sur les autres ?

 Les inégalités sociales trop criantes dans une société ont des effets très detructeurs sur les groupes les moins favorisés. Elle créent un climat social très malsain. Elles exacerbent la division entre les classes sociales, et décuplent les rivalités des plus pauvres entre eux pour les rares ressources qui restent à leur disposition. Beaucoup d’emphase est mise sur la division entre ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas. Pour qui se soucie de l’existence de communautés fortes et viables, la manière dont sont perçus et traités aujourd’hui les chômeurs, les sans-emplois, les assistés sociaux, ne peut être qu’une source d’inquiétude. J’y reviendrai dans l’article principal de ce dossier.

Notes
(1) Jean-Marie Domenach, Des idées pour la politique, Paris, Seuil, 1988, p. 54
 (2) Journée internationale des travailleurs : cinq raisons de ne pas s'inquiéter des inégalités. Communiqué de l'Institut économique de Montréal, 1er mai 2012 - http://www.newswire.ca/fr/story/964881/journee-internationale-des-travailleurs-cinq-raisons-de-ne-pas-s-inquieter-des-inegalites
(3) Joseph Stiglitz, Le prix de l’inégalité, Les liens qui libèrent, 2012, 540 p.
(4) Michael Shank, « Tax Loophole Exploitation Exacerbates Income Inequality in US », CSR Wire, 13 novembre 2011 - http://www.csrwire.com/blog/posts/212-tax-loophole-exploitation-exacerbates-income-inequality-in-us - Traduction libre du passage suivant : : « (…) income inequality comes with a host of health and social problems. The higher a country's income inequality, the higher its infant mortality rates, obesity rates, homicide rates, illiteracy rates, mental illness rates, teenage births, incarceration rates, drug addiction rates, social immobility and lower life expectancy. In other words, the bigger the gap between a nation's rich and poor populations, the greater dysfunction in that nation's society. »
 

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