Nous mourrons tous dans la soixantaine

Jacques Dufresne

Cet article a d'abord paru dans Le Devoir du 16 avril 2015

Nous mourrons tous dans la soixantaine si nous cessons de consommer des médicaments antihypertenseurs et anticholestérol. C’est le pronostic que Claude Lafleur attribue au docteur Rémi Quirion dans un article intitulé Le scientifique en chef en appelle aux chercheurs, paru dans Le Devoir du 11 avril 2015.

Claude Lafleur attribue aussi à Rémi Quirion ces propos sur la tuberculose : « Une maladie infectieuse contagieuse qui semait la terreur chaque fois qu’une personne, souvent jeune, développait une infection pulmonaire — la fameuse crainte de se retrouver en sanatorium ! Combien de destins bouleversés pour des jeunes cloués au lit pendant des mois, voire des années. Il a fallu des décennies d’intenses recherches pour finalement concevoir des vaccins et des antibiotiques efficaces pour la contrer, dans les années 1950.»


Vraiment? René Dubos n’a-t-il pas démontré vers 1950 que la médecine, la streptomycine en particulier, n’avait eu qu’une influence négligeable sur la courbe du déclin de la tuberculose.1 En Occident, cette maladie mourait de sa belle mort depuis cent ans. Cette découverte marqua le début de cette critique de la médecine que vous réduisez à des croyances, mot qui dans le contexte québécois actuel est une allusion à une certaine secte de la région de Joliette.

L’OMS fait sans doute partie de cette secte puisque dans un rapport qu’elle a publié en 1997, elle présente la «confiance exagérée dans le BCG (vaccin), comme l’une des causes de l’échec de la lutte contre la tuberculose. 2

Monsieur le scientifique en chef ignorerait-il par hasard que les maladies ont une histoire, largement indépendante de l’effet de la médecine sur elle? Dans un article paru dans la New-York Review of Books du 9 novembre 1978, Richard C Lewontin, après avoir repris à son compte la thèse de Dubos sur la tuberculose, n’hésite pas à écrire :« L’histoire de la tuberculose c’est celle de la plupart des maladies les plus mortelles du XIXème siècle. La coqueluche, la fièvre scarlatine, la rougeole, toutes avec un taux de mortalité de 1000 par un million d’enfants, ont connu un déclin constant, sans qu’on ait observé le moindre effet de la découverte d’un agent causal , d’une immunisation ou d’une chimiothérapie. La seule exception fut la diphtérie, dont le déclin a commencé en 1900 suite au recours à l’anti-toxin. Elle fut éradiquée aux États-Unis 5 ans après le lancement de la campagne d’immunisation»3

Je n’en conclurai pas que le vaccin contre la rougeole est inutile. Je ne fais pas ici un plaidoyer contre la vaccination, mais pour la science.
Revenons à la mort dans la soixantaine: «enlevez les antihypertenseurs et les anticholestérols et on va tous recommencer à mourir dans la soixantaine ! »

Le ton de la boutade ici n’excuse rien. C’est là, et je pèse mes mots, un recours à la rhétorique de la peur aussi grossier que faux Les ignorants dont je suis, qu’avec condescendance vous voulez initier à la science, vous demandent en chœur, monsieur le scientifique en chef, de citer vos sources sur la question de la mort dans la soixantaine. Autre question : Quel cas faites-vous du consensus parmi vos collègues selon lequel on n’a jamais démontré que les statines (anticholestérol) ont un effet tangible sur le taux de mortalité? Vous devez savoir aussi que cette démonstration est également à faire pour tes antihypertenseurs dans l’hypertension bénigne.

Vous voulez organiser un forum pour expliquer à «monsieur et madame Tout- le-monde» comment fonctionne la science médicale. Vous présiderez sans doute ce débat? Si vous devez le faire dans l’esprit des propos rapportés par Claude Lafleur, je vous conseille de vous refugier dans le silence et de faire appel aux lumières d’Émilie Corriveau. Elle signe dans le même Devoir du 11 avril un article sur le VPH beaucoup plus scientifique que vos propos.

Je réclame un forum sur un autre sujet : la vraie prévention de la mortalité prématurée passe d’abord par le statut économique, éducationnel, environnemental, occupationnel et social, suivi du mode de vie qui en dépend largement, et non pas de pilules dites préventives prescrites ‘à vie’ à des bien portants pour le grand bonheur des actionnaires des mondiales du médicament. On sait que le Big Pharma influence indûment – pour être poli - une bonne partie de la réglementation du médicament, de la formation des médecins, de la recherche clinique, des institutions médicales, des revues savantes et de la conception de la santé et, en conséquence, du savoir médical et pharmaceutique.4

 

Notes

1- René Dubos et Jean-Paul Escande, Quest, Harcourt Brace Jovanovitch, New-York, 1979, p. 38
2- http://whqlibdoc.who.int/hq/1997/WHO_TB_97.220_fre.pdf
3- http://www.nybooks.com/articles/archives/1979/jan/25/death-of-tb/
4- http://encyclopedie.homovivens.org/Dossiers/medicalisation

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