Mirabeau peint par Louis Barthou et Albert Mathiez

Albert Mathiez
En filigrane de ce compte rendu de l'ouvrage de Louis Barthou, homme politique de droite (Figures du passé : Mirabeau, Paris, Hachette, 1913, in-8 de 323 p.), Mathiez trace un portrait dévastateur du grand tribun.
Le livre d'un premier ministre est toujours un événement. Les esprits mal tournés, qui voient partout des intentions, se sont demandé pourquoi M. Louis Barthou abordait, à cette heure, le domaine de l'histoire et s'attaquait, pour ses débuts, à la grande figure de Mirabeau. Ambitions académiques, n'ont-ils pas manqué de murmurer, comme si les lauriers académiques n'étaient pas au-dessous de l'ambition d'un véritable homme d'État ! et comme si le talent oratoire de celui-ci n'était pas déjà suffisant pour lui ouvrir à deux battants les portes de l'antique et honorable salon ! La vérité est plus simple, sans doute. M. Barthou possédait une dizaine d'autographes du célèbre tribun pour lequel il professe l'admiration d'un disciple fervent et pieux. Il n'a pu résister au plaisir de faire connaître les raisons de son admiration. C'est moins une histoire qu'il a écrite qu'un discours, panégyrique ou éloge funèbre et triomphal.

Le dessein apologétique se révèle dès les premières lignes : « La Révolution donna aux dons exceptionnels du célèbre tribun un emploi éclatant. Mais, même sans elle, il eût fait figure de grand homme » (p. 1). Grand homme, parce qu'il avait enlevé Sophie de Monnier, bâclé à la grosse, à l'aide d'une équipe de « nègres », toute une série de travaux de librairie ou de pamphlets de circonstance qu'on ne peut plus lire sans bâillement ! M. Barthou a des trésors d'indulgence. Le Mirabeau décavé et agioteur, alternativement l'ami ou l'ennemi de Calonne ou de Necker, le Mirabeau qui fait argent d'une correspondance diplomatique qui ne lui appartient pas et qu'il publie, bien qu'elle soit essentiellement secrète, trouve presque grâce devant lui ou n'est jugé qu'avec une sévérité pitoyable. On aurait pu croire que M. Barthou s'intéressait avant tout à l'homme public. L'homme privé l'a retenu davantage, et plus de la moitié de son livre est consacrée au Mirabeau d'avant 1789, à l'aventurier dont l'histoire, n'en déplaise à M. Barthou, aurait à peine retenu le nom si Louis XVI n'avait pas convoqué les États Généraux.

Est-ce parce qu'il a voulu éviter, étant homme politique lui-même, le reproche de pédantisme s'il s'appesantissait sur l'action politique de Mirabeau ? est-ce parce que les côtés inquiétants et troubles de son héros l'intéressaient davantage ? toujours est-il que le Mirabeau constituant est la partie sacrifiée de l'ouvrage. Autant M. Barthou s'étendait avec complaisance sur les bonnes ou les mauvaises fortunes de cet enfant terrible dont la virtuosité l'enchante, autant il prenait plaisir à scruter les replis de son âme compliquée et fougueuse, à faire revivre ses proches, ses parents, sa femme, ses maîtresses, autant sa plume est alors alerte et ingénieuse, autant au contraire il devient sec et confus, lourd et gêné, quand il lui faut enfin retracer le rôle du tribun à la Constituante. Il est visible qu'il se perd dans les discussions et dans les partis, qu'il lui manque un fil conducteur pour diriger son récit. « Il donne un peu l'impression, a dit avec esprit un de ses critiques, d'un voyageur étranger dans une église à l'heure du sermon. » Il faudrait reprendre ici ses jugements presque à toutes les pages.

S'il est obligé (p. 177 et sq.) de constater l'attitude singulière et contradictoire de Mirabeau dans la discussion de la déclaration des droits, il croit l'expliquer et l'excuser par cette remarque banale que le tribun faisait céder la « doctrine » à la « méthode ». Non ! Le tribun commençait à s'adapter. Il s'offrait à la cour, et l'Assemblée, qui le connaissait, ne s'y méprit pas.

De même (p. 180), quand il soutenait le veto, la prérogative royale, il se souciait infiniment moins de « doctrine », et de « méthode » que d'attirer l'attention de la reine. Toute sa tactique, dans ces mois de septembre et d'octobre 1789, vise à renverser Necker pour le remplacer. Mme de Staël et Al. de Lameth sont ici infiniment plus près de la vérité que M. Barthou.

Comment croire que Mirabeau avait une doctrine politique, quand on le voit alternativement caresser et menacer la cour, passer de la démagogie la plus basse à la courtisanerie la plus flagorneuse, démentir dans le privé son langage public, mendier des subsides à toutes les portes, prêt à trahir tous les hommes et tous les partis et les trahissant tous effectivement, ne songeant jamais, en définitive, qu'à son intérêt personnel le plus immédiat ? Si c'est en cette trahison perpétuelle que consiste le génie politique, la science de l'homme d'État, inclinons-nous bien bas avec M. Barthou qui connaît son Parlement, mais attendons d'être touchés de la grâce spéciale qui souffle au Palais-Bourbon pour admirer et comprendre.

Dans son zèle apologétique, M. Barthou conteste (p. 205) que le traité négocié par Monsieur entre Louis XVI et Mirabeau ait été exécuté. C'est nier l'évidence. Expliquer, un peu plus loin, p. 215, que Mirabeau, au début des négociations menées par La Marck, « continuait à ignorer l'intention réelle » de ces pourparlers, c'est lui attribuer vraiment trop de candeur. Mirabeau naïf, qui l'eût cru ? L'analyse des fameuses notes écrites pour la cour aurait gagné à être éclairée et commentée par l'étude de la situation politique. M. Barthou passe ici très rapidement sur le rôle de Mirabeau au comité diplomatique; sur l'affaire de Nootka, sur celle d'Avignon, il est vraiment insuffisant. Sur les rapports de Mirabeau avec Talon et Sémonville, chargés de diriger l'espionnage de la cour et d'acheter les écrivains et les députés, il est muet. Sur le machiavélisme de sa politique religieuse, sur les arrière-pensées de son grand discours du 27 novembre 1790, il garde également le silence. Il est visible que, faute d'une information puisée aux sources, les intentions véritables de la politique de Mirabeau lui ont assez souvent échappé.

Mais nous aurions tort de nous attarder à ces critiques. Nous n'avons pas affaire, répétons-le, à un ouvrage historique. M. Barthou ne se pique pas d'apporter du nouveau ni d'appliquer la méthode scientifique. Il exprime son admiration et, ce faisant, il livre à demi le secret de sa propre politique. A ce point de vue, ce livre ne sera pas indifférent. Il n'est pas sans intérêt, à l'heure actuelle, de savoir que le président du conseil fait sien le jugement de Taine sur les jacobins, qu'il traite d' « anarchistes » les adversaires de Mirabeau, les Pétion, les Buzot, les Barnave, les Robespierre, qu'il félicite son héros d'avoir voulu « reconstruire » et de s'être montré résolument un homme d'autorité. Si ce livre ne nous apprend rien ou peu de chose sur Mirabeau, il nous fait mieux connaître M. Louis Barthou, et ce n'est pas là, certes, un profit négligeable.

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