La Léda et quelques oeuvres qui lui étaient attribuées

Paul Mantz
Un aussi formidable labeur aurait mérité quelque repos; mais les âmes bien trempées se renouvellent dans la fatigue et se rajeunissent par la création éternelle. Michel-Ange ne descendit de son échafaudage de la chapelle Sixtine que pour dépenser dans d'autres entreprises les trésors d'expérience qu'il venait d'acquérir. Lorsqu'il disait à Jules II que la peinture n'était point son art, lorsqu'il prenait soin d'ajouter le titre de scultore au nom dont il signait ses lettres, il laissait sans doute voir, en même temps qu'un peu de coquetterie, quelque chose de sa véritable pensée. C'était le marbre qu'il adorait. S'il en fallait croire les témoignages contemporains, de longues années se seraient écoulées après 1512, sans qu'il fît œuvre de peintre. Les biographes signalent ici dans sa vie un entr'acte prolongé, une période toute pleine de travaux de sculpture et d'architecture, mais presque stérile pour l'art qu'il affectait de dédaigner. Sans examiner si le récit de Vasari ne présente pas de lacunes, sans rechercher si, à cette époque, Michel-Ange n'a pas fait un certain nombre de ces cartons qu'il confiait ensuite à ses élèves pour les transformer en tableaux, nous suivrons les textes, sans trop y croire. Ce ne serait donc qu'en 1529, au moment du siège de Florence, que, cédant à des sollicitations pressantes, Michel-Ange aurait consenti à revenir à la peinture.

On sait l'histoire de cette terrible année. Aux approches des armées ennemies, Michel-Ange avait été nommé, le 6 avril, commissaire général des fortifications de Florence. Après avoir fait de rapides apparitions à Pise et à Livourne, où l'appelait son office, il est envoyé le 28 juillet à Ferrare pour se rendre compte par lui-même de quelques détails relatifs à l'art de la défense des places. Il fut reçu par le duc Alphonse d'Este, qui lui montra les murailles de la ville. Si bref qu'ait été ce premier séjour — Michel-Ange revint à Ferrare au mois de septembre, mais en fugitif — le duc ne manqua pas de profiter de l'occasion et, mêlant les questions d'art aux questions militaires, il demanda à l'artiste une œuvre de sa main. Michel-Ange promit une Léda. Le sujet n'était pas pour déplaire au prince qui, faisant faire à Titien le portrait de sa maîtresse, en commandait deux éditions différentes, une édition où la belle Laura devait se montrer dans toutes les richesses de son vêtement de cour, une autre, plus intime, où tout costume était strictement interdit.

A la suite d'événements qu'il est inutile de redire, et après une promenade à Venise dont on a discuté l'à-propos, Michel-Ange était rentré à Florence en novembre et il y avait repris son service, un instant quitté. Les circonstances devenaient de plus en plus graves. Cette période du siège, jusqu'au 12 août 1530, date de la reddition de la ville, correspond pour l'artiste à une saison d'activité fiévreuse, et l'on a peine à comprendre qu'il ait eu le temps de songer à l'idéal. Il travaille cependant, passant d'une œuvre à une autre œuvre, sculptant en secret les figures de la chapelle des Médicis et commençant la Léda qu'attendait le duc de Ferrare, et dont l'histoire devait être si mystérieuse. Pour Vasari, l'exécution de cette peinture est absolument contemporaine du siège. «Benche, écrit-il, avesse questi impedimenti (les fortifications de Florence) lavorava nondimeno un quadro d'una Leda per quel duca, colorito a tempera di sua mano, che fu cosa divina. Ainsi, dans ce texte curieux, il ne s'agit pas d'un carton, mais d'une peinture, et d'une peinture qui n'est point exécutée par procuration. Elle est de la propre main du maître. Revenant plus loin sur ce sujet, Vasari nous donne quelques informations malheureusement bien vagues. Le quadro était grand. Il montrait Léda recevant les caresses du cygne divin, et il mettait en scène l'éclosion fabuleuse de Castor et de Pollux. Après le siège de Florence, Alphonse d'Este envoya un émissaire pour avoir des nouvelles du tableau; mais cet ignorant personnage ayant gauchement laissé voir que l'œuvre ne lui paraissait pas de haute importance, quelques mots piquants furent échangés, et Michel-Ange, voyant qu'il avait affaire à un sot, mit à la porte le malencontreux courtisan. Le duc de Ferrare y perdit sa Léda, et, chose grave, nous la perdîmes avec lui.

En effet, peu après la visite de l'ambassadeur malavisé, Michel-Ange, dont la générosité fut souvent sans mesure, fit présent de la Léda à un de ses élèves, Antonio Mini. Il accompagna ce cadeau merveilleux d'une série de cartons et de dessins, de modèles de cire et de terre. Mini avait besoin d'argent. Il emporta tous ces trésors en France. La Léda, vendue à François 1er, était à Fontainebleau au moment où Vasari publiait son livre.

Tel est le récit du biographe. Les documents insérés par M. Aurelio Gotti dans sa nouvelle Vie de Michel-Ange fournissent sur la destinée de la Léda des indications que les lecteurs français ignorent encore, et qu'il convient de résumer. Antonio Mini, qui avait suivi Michel-Ange à Ferrare et à Venise, et qui était peintre de son métier, avait des instincts de brocanteur. Dès qu'il fut en possession de la Léda, il résolut d'en tirer un bon parti. On ne sait pourquoi ni comment il s'associa d'abord à un certain Francesco Tedaldi qui, en 1532, habitait Lyon, comme beaucoup de marchands italiens. A la suite d'une négociation, dont nous ignorons les bases, Tedaldi devint propriétaire de la moitié de la Léda. Au commencement de cette année, le tableau arriva à Lyon. Antonio Mini, dont les allures en toute cette affaire paraissent suspectes, se hâta d'en faire faire une copie par un de ses aides, Bettino de Bene. Ce Bettino ou Benedetto n'était nullement le premier venu. Il avait travaillé dans l'atelier de Sogliani, et il savait son métier. Pendant que Tedaldi, occupé de son négoce, restait à Lyon, Antonio se mit en route, emportant les deux Léda, et, après avoir passé par Nantes, il s'arrêta à Paris et déposa chez Giuliano Bonaccorci, avec l'original dont il n'était que copropriétaire, la copie qui lui appartenait en entier. Dès lors commence une affaire ténébreuse. Il s'agissait d'arriver au roi. Les deux tableaux sont portés chez messire Luigi Alamanni, personnage de conséquence, celui-là même dont Cellini parle à diverses reprises dans ses mémoires. C'est par l’intermédiaire d'Alamanni que la Léda (l'original, il faut le croire) fut vendue à François 1er. Ce que devint la copie, on l'ignore; mais on sait, par le nouveau document dont M. Aurelio Gotti a enrichi son livre, que Tedaldi ne toucha point la moitié du prix de vente, qu'il s'en plaignit amèrement, et qu'en 1540, huit ans après l'affaire, il parlait de son associé avec la plus méchante humeur.

François 1er, qui avait toujours désiré posséder une œuvre de Michel-Ange, fit placer la Léda à Fontainebleau. Elle faisait encore partie de la collection royale sous Louis XIII. Mais d'après une anecdote souvent répétée, il se rencontra à la cour un fonctionnaire pudique, Sublet des Noyers, qui, trouvant la femme de Tyndare trop peu vêtue et trop éloquente, fit détruire le précieux chef-d'œuvre. L'histoire est partout.

«Cette Léda, dit Roger de Piles en 1699, étoit représentée dans une passion d'amour si vive et si lascive que M. des Noyers, ministre d'estat sous Louis XIII, l'a depuis fait brûler par principe de conscience 1.» Florent le Comte croit savoir aussi que «la lasciveté que ce tableau pouvoit inspirer a été la cause de sa ruine 2». L'attentat aurait été commis avant le 10 avril 1643, époque à laquelle Sublet des Noyers, parvenu au maximum de la dévotion, quitta la cour et se retira à Dangu, où il mourut deux ans après avec la sérénité d'un iconoclaste. Mais de pareilles accusations sont bien graves, et les choses n'ont peut-être pas été poussées aussi loin. Mariette est bon à entendre sur ce point. «On dit, écrit-t-il, qu'après avoir fort gâté le tableau, M. des Noyers donna l'ordre de le brûler; mais l'ordre ne fut pas exécuté, et j'ai vu reparoître ce tableau, il y a sept ou huit ans. Il est vrai qu'il étoit si fort endommagé qu'en une infinité d'endroits, il ne restoit que la toile; mais au travers de ses ruines, on ne laissoit pas que de reconnoître le travail d'un grand homme, et j'avoue que je n'ai rien vu de Michel-Ange d'aussi bien peint. Il sembloit que la beauté des ouvrages du Titien qu'il avoit vus à Ferrare, où son tableau devoit aller, l'excitoit à prendre un meilleur ton de couleur que celui qui lui étoit propre. Quoi qu'il en soit, j'ai vu restaurer le tableau par un médiocre peintre, et il est passé en Angleterre, où il aura fait fortune.»

Le texte de Mariette soulève la question de savoir si la Léda qu'il a revue sous Louis XV était bien l'original de Michel-Ange ou la copie, peut-être excellente, de Benedetto de Bene, le garzone d'Antonio Mini. Mais, sur ce point douteux, toute recherche est devenue impossible. Ajoutons, pour ne rien omettre, qu'indépendamment des deux peintures, il a existé un carton de la Léda. Donné par Michel-Ange à Mini, ce carton aurait été apporté en France avec le tableau, et, quelques années après, il serait revenu à Florence. Au temps de Vasari, il appartenait à Bernardo Vecchietti.

A la suite de cette œuvre, si malheureusement perdue, et qu'il serait intéressant de pouvoir comparer à la petite Léda de marbre du musée national à Florence, nous mentionnerons quelques compositions dont la date n'est pas connue, mais qui comptent parmi les travaux du maître. Il ne s'agit point de tableaux, — Michel-Ange en a décidément fait très peu, — mais de cartons qu'il dédaignait ou qu'il n'avait pas le temps de peindre et qui servaient de modèles à ses élèves. Jacopo da Pontormo fut l'un de ceux à qui Michel-Ange abandonna ainsi quelques-unes de ses plus belles inventions. Le maître avait fait pour Bartolommeo Bettini un carton superbe, Vénus caressée par l'Amour, que Vasari qualifie de cosa divina. Pontormo le transforma en tableau, et, bien qu'il fût promis à Bettini, qui l'attendait impatiemment, il le vendit au duc Alexandre de Médicis, détail intéressant, puisqu'il nous apprend que l'œuvre est antérieure à 1537 3. La peinture, dont la trace avait été perdue, fut retrouvée en 1850 au garde-meuble de Florence, mais en fort triste état et presque méconnaissable, un ingénieux restaurateur ayant imaginé d'habiller Vénus. Réparée avec soin, débarrassée de la draperie dont on l'avait affublée, la Venere baciata da Cupido est placée depuis 1861 au musée des Offices, et elle jette l'esprit dans un trouble étrange.

Nulle œuvre n'est plus formidable en sa grâce imposante, et nulle n'est plus austèrement passionnée. Michel-Ange est le seul artiste qui ait compris avec cette grandeur sévère les sujets amoureux. La déesse est étendue, sans voiles, sur un terrain que recouvre en partie une étoffe d'un gris azuré. Son corps, superbe et robuste, se présente à peu près de face, l'une des jambes doucement repliée au genou. Placé à côté d'elle, Eros, jeune garçon déjà grandelet, se penche vers sa mère et va déposer sur ses lèvres un baiser où les tendresses filiales se compliquent de beaucoup d'autres tendresses. Vénus reste sérieuse, et son visage garde, non sans douceur, l'énigmatique impassibilité du sphinx. Elle sait, la grande amoureuse, que le baiser est souvent un mensonge, et que bien folle est qui s'y fie! Nul doute que Michel-Ange n'ait voulu donner à sa composition un sens allégorique. A l'extrémité du tableau, aux pieds de la Vénus couchée, se dresse un petit autel de pierre où sont posées les flèches de Cupidon et une coupe pleine de roses. Deux masques y sont suspendus; l'un semble s'illuminer du beau sourire de la jeunesse confiante; l'autre a le rictus moqueur du satyre. Devant l'autel, dans la pénombre, est une figurine qui n'a qu'un bras. Tout cela est sans doute d'un symbolisme un peu subtil, à la façon des poètes du XVIe siècle, mais la pensée est évidemment que l'amour terrestre abonde en périls, et qu'il n'est pas toujours prudent de se livrer aux folles joies de la passion, aux délires de l'ivresse qui passe. Le Pontormo, en peignant ce tableau, a scrupuleusement suivi les indications et les doctrines du maître. Sous la peinture, on devine le carton. Pour le coloris, le traducteur, d'ailleurs très habile et très convaincu, s'est tenu dans une harmonieuse combinaison de gris, de bleus et de verts rompus, et il a mis au bas du ciel une chaude vapeur crépusculaire. Volontairement indifférent à la vérité du ton local et aux détails trop réels, il a entouré sa Vénus d'une atmosphère qui jette autour d'elle le demi-jour de l'abstraction. La fierté du dessin est merveilleuse, et le modelé, large, sûr, délicat, fait penser aux figures nues de la voûte de la Sixtine. L'œuvre qui, par le choix du motif pouvait être un peu trop amoureuse, est d'une gravité d'aspect qui n'autorise aucune idée profane. Le charme s'y montre épique, fatal, inexorable. Il était réservé à Michel-Ange de donner de la majesté et du sérieux aux allures de ce papillon qui vole — le baiser 4.

On doit croire que le maître ne fut pas mécontent de la traduction de Jacopo da Pontormo, car il lui confia, à diverses reprises, l'exécution d'autres cartons. Un passage de Vasari nous apprend que Michel-Ange avait fait pour Alphonse d'Avalos, marquis del Guasto, un dessin représentant le Christ apparaissant à la Madeleine. Le marquis désirant que ce carton fût transformé en tableau, Michel-Ange lui désigna le Pontormo comme l'artiste le mieux capable de le satisfaire. Pontormo y réussit, dit-on, fort bien, et il fit, d'après le même motif, une seconde peinture pour Alessandro Vitelli. Le carton fut ensuite copié et enluminé par Battista Franco. Il faudrait retrouver ces trois peintures: sans les connaître on doit les déclarer dignes de quelque estime: sous le vêtement de la couleur, elles laissaient voir le dessin de Michel-Ange.

Le grand inventeur florentin eut d'autres interprètes. Le Mantouan Marcello Venusti peignit, d'après deux dessins différents; deux Annonciations qui furent placées à Rome, l'une à Santa-Maria-della-Pace, l'autre à Saint-Jean-de-Latran. La Descrizione delle pitture esposte in Roma mentionne encore en 1763 le premier de ces tableaux; d'après Pasquale Coddè, le second était au Latran en 1837, mais dans la sacristie 5. Le même écrivain prend soin de nous rappeler que Michel-Ange fut le parrain du fils de Marcello Venusti. Les relations entre les deux maîtres paraissent en effet avoir été des plus amicales. Francesco Scannelli n'oublie pas de noter qu'on voyait de son temps, à Forli, un tableau de petite dimension peint par Venusti d'après Michel-Ange et représentant la Résurrection du Christ 6. Cette indication, retrouvée dans un livre peu lu, est bien précieuse, puisque nous avons à Paris et à Londres deux dessins superbes qui se rapportent à cette composition. On y voit le Christ sortant du tombeau au milieu des soldats épouvantés. Il ressuscite avec véhémence, avec la furie sublime du captif qui brise ses liens. Ces deux dessins, inappréciables merveilles, font comprendre ce que Sébastien del Piombo voulait dire lorsqu'il parlait de la terribilità de Michel-Ange.

Marcello Venusti, qui survécut à son maître — il est mort sous le pontificat de Grégoire XIII, — ne se borna pas à peindre les deux Annonciations et la Résurrection dont il vient d'être parlé. Il fit, dit Vasari, una infinita di cose, la plupart d'après Michel-Ange, et presque toujours de petite dimension. Cette phrase, si vague qu'elle soit, jette selon nous un commencement de lumière, sur un tableau évidemment très intéressant, que la France n'a malheureusement pas conservé. Le duc d'Orléans possédait un Christ au jardin des Oliviers, haut d'un pied dix pouces, large de deux pieds sept pouces que Dubois de Saint-Gelais donne sans hésiter à Michel-Ange 7. Cette peinture, ou une réplique ancienne, se retrouve aujourd'hui au musée de Munich, et l'auteur du catalogue de 1839, G. de Dillis, l'attribue au glorieux maître. Gageons que Marcello Venusti est pour beaucoup dans l'exécution, sinon dans la conception, de ce Christ au jardin des Oliviers. Le peintre mantouan a consacré une partie de sa vie à miniaturer Michel-Ange.

Un artiste secondaire, mais qu'il ne faut pas trop mépriser, Giuliano Bugiardini, profita aussi, non seulement des conseils, mais encore des dessins de l'inépuisable inventeur qui, se sentant riche, donnait volontiers aux pauvres. Michel-Ange l'aimait. Ils s'étaient connus à Florence, aux belles heures de la jeunesse, et quand il s'était agi de décorer le plafond de la Sixtine, Bugiardini avait été l'un des premiers dont l'aide fût invoquée. Il existe à Santa-Maria-Novella un grand tableau compliqué et trop peuplé de personnages, le Martyre de sainte Catherine, dont Bugiardini aurait voulu faire un chef-d'œuvre. Il eut recours à Michel-Ange qui, avendo compassione a quel povero uomo, vint à son secours et dessina au charbon, sur le tableau commencé, un groupe de soldats, una fila di figure ignude maravigliose. Il est vrai que Bugiardini en a fort altéré le caractère, et qu'on doit faire aujourd'hui un certain effort pour reconnaître, sous la douceur trop caressée du travail, les traces effacées du grand dessinateur.

La pensée de Michel-Ange se retrouve, fièrement traduite par un artiste personnel, dans quelques œuvres de Sébastien del Piombo. Il ne faudrait pas cependant s'exagérer la part que Michel-Ange a pu prendre à la conception des meilleurs tableaux du maître qui, Vénitien par la naissance, s'était si complètement converti aux séductions de l'art florentin. Sébastien avait de l'imagination, il pouvait travailler seul, bien différent de Bugiardini, le povero uomo dont Vasari nous a dit les allures empêchées. Il a su montrer sa force individuelle. On doit toutefois considérer comme certain que, pour la Flagellation du Christ de San-Pietro-in-Montorio, Michel-Ange a fourni un dessin. C'est encore Vasari qui le raconte: le grand artiste donna un piccolo disegno à Sébastien qui l'agrandit, le compléta à sa façon et se mit à peindre. Le croquis original de Michel-Ange, assez différent de la peinture, se trouverait en Angleterre dans la collection John Malcolm 8. Quant à la Résurrection de Lazare, de la National Gallery, le tableau, terminé en 1519, doit certainement quelque chose au précieux concours de Michel-Ange. Le British Muscum possède deux études au crayon rouge dont Sébastien del Piombo paraît s'être inspiré pour la figure du ressuscité. Mais nous n'avons qu'une confiance médiocre dans le dire du P. Dan, qui, à propos de la Visitation de 1521, aujourd'hui au Louvre, écrit un peu témérairement: «On croit que le visage de nostre Dame a esté fait par Michel-Ange.» Ce qui, dans cet admirable tableau, révélerait la collaboration du maître souverain, ce serait plutôt la main de la Vierge, cette main superbe dont le geste est si tendre et si magnifique. Mais ici, nous sommes sur la pente des conjectures et le chemin cesse d'être assuré. Ne nous y engageons pas. Qu'il suffise de dire que, si peu ardent qu'il fût pour la pratique de la peinture, Michel-Ange lui a rendu de prodigieux services. S'il consent à prendre lui-même le pinceau, il enfante des chefs-d’œuvre: il en inspire quand, venant en aide aux plus intelligents artistes de son groupe, il leur donne non seulement des conseils, mais des dessins quelquefois amoureusement travaillés et définitifs. Il exerce à Rome et à Florence une sorte de magistrature universellement respectée; il ouvre à chacun les trésors de son imagination savante et sa pensée est si noble et si belle que, même sous le voile de la traduction, le texte original apparaît admirable encore.

Michel-Ange a eu d'ailleurs des interprètes inconnus, des adorateurs posthumes, qu'il aurait peut-être désavoués. Lors de l'exposition organisée à Florence, à propos du quatrième centenaire, on a pu voir un tableau envoyé par un amateur, et représentant la Fortune, une élégante figure de femme qui chevauche sur sa roue tournante et laisse, de ses mains ouvertes, tomber des trésors autour d'elle. Le dessin original, on le sait, est au musée des Offices. Il est adorable. La peinture n'offre qu'un intérêt très secondaire; elle n'est même pas absolument contemporaine et si nous la signalons ici, c'est précisément parce qu'elle nous permet de dire que, même après la mort de Michel-Ange, des admirateurs persistants, et quelquefois malheureux, ont eu la pensée de s'emparer des dessins de Michel-Ange pour en faire des tableaux. Tenons-nous en garde contre ces manœuvres de la dernière heure 9.

Mais que dire du fameux tableau du palais Pitti, les Parques? L'auteur du catalogue de la galerie, Egisto Chiavacci, s'abstient de nous donner l'histoire de cette peinture, qui a été plusieurs fois gravée, et dont une légion de copistes multiplient constamment les répliques. Est-ce se montrer bien indiscret que de demander pourquoi et comment ce tableau a toujours été considéré comme un original? Nous en avons cherché les aventures anciennes. Les Parques sont citées en 1677 par Cinelli. Décrivant la casa du cavaliere Alesso Rimbotti, l'auteur des Bellezze di Firenze signale d'une manière générale les curiosités qu'on admire dans la maison de la Via del Cocomero, et il ajoute: «Fra questi tiene il primo luogo, non tanto per l'eccellenza del maestro quanto per la scarsezza di tal genere un quadro nel quale son dipinte le Parche della mano sopra eccellente de Michel-Angelo, opera veramente degna.» J'ignore à quelle date le tableau est entré dans la collection du grand-duc. Cochin ne semble pas l'y avoir vu. Mais dans son voyage publié en 1769, l'abbé Richard en parle d'une façon assez étrange: «Les trois Parques, excellent tableau en clair-obscur pour le dessin et l'expression par Michel-Ange 10.»

L'abbé Richard veut-il dire que le maître aurait fait un carton enluminé ensuite par une autre main que la sienne? Qu'appelle-t-il un tableau en clair-obscur, et s'est-il mépris en raison de la faible accentuation de la couleur? On ne sait. Quant aux modernes, les uns acceptent tranquillement l'attribution séculaire; les autres se sentent troublés au fond du cœur et passent très vite, sans oser dire leur inquiétude 11. Un des nôtres a eu plus de courage. M. Charles Blanc, parlant des Parques en 1859, déclare que «la peinture est vide et plate, que les draperies sont ajustées pauvrement 12. C'est un premier pas. Pour moi, j'aimerais à insister sur cette note, et si je ne craignais d'être appréhendé par les carabiniers royaux à mon prochain voyage en Italie, je dirais que la longue tradition me laisse incrédule, et que si Michel-Ange a jamais peint les Parques, ce que j'ignore, son tableau n'est pas celui du palais Pitti. Les trois vieilles filandières ont un médiocre accent, et nous savons que lorsque Michel-Ange a voulu exprimer les ravages, ou même les laideurs de la caducité, il l'a fait hardiment, et d'un crayon toujours attentif au caractère, toujours passionné pour la grandeur. Le tableau conservé à Pitti ne serait donc pas de lui pour le dessin, ou, du moins, rien n'est plus douteux. Mais ce qui semble certain, c'est que l'exécution est indigne de sa main virile. La peinture est amollie, veule, timide: le procédé est en contradiction formelle avec toutes les œuvres authentiques. Michel-Ange, un peu sec à l'origine, modela plus tard d'après les principes de Léonard de Vinci. Croire qu'il ait pu descendre à ce degré d'effacement, c'est lui faire peu d'honneur. Il nous semble donc désirable que la question soulevée par le tableau des Parques soit remise à l'étude et résolue par les courageux et par les doctes. Il appartient à nos amis de Florence de dire ici le mot définitif. Les avenues de Michel-Ange sont obstruées par cet obstacle. Débarrassons-nous, s'il se peut, de l'œuvre douteuse qui empêche de bien voir le radieux monument.

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